Nous étions en 1996, et le monde traversait avec la vache folle une crise sanitaire sans précédent. On venait de découvrir qu'un agent transmissible non conventionnel, un prion pathologique, pouvait passer du bovin à l'être humain par voie alimentaire et provoquer une nouvelle forme de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, une affection neurodégénérative incurable.
C'est à cette époque que l'on vit se mettre en place en France, de manière pragmatique et grâce à la compétence d'un petit groupe d'experts pluridisciplinaires, une nouvelle forme de gestion de crise sanitaire, une articulation entre une évaluation scientifique d'un nouveau risque et sa gestion politique.
Ce fut l'époque du comité Dormont, du nom du professeur en médecine Dominique Dormont (1948-2003), qui permit de réduire les risques d'une gestion par des responsables politiques confronté·es à une somme considérable d'inconnues scientifiques.
Un quart de siècle plus tard, la planète est confrontée –à une toute autre échelle– à une nouvelle situation de crise sanitaire, politique et économique, associée à différentes données virologiques et médicales encore incertaines.
Instance pluridisciplinaire
Comment éclairer au mieux la prise de décisions politiques? Le 11 mars, à la demande du président de la République, le nouveau ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran annonçait la mise en place d'un conseil scientifique.
«La propagation du virus Covid-19 est en augmentation régulière dans notre pays, confrontant le gouvernement, chaque jour, à de nouvelles questions très concrètes pour protéger la population, soulignait le ministre. Depuis les tout premiers cas sur le sol français, la gestion sanitaire s'est appuyée sur les connaissances scientifiques sur le coronavirus au sens large (virologiques, cliniques, biologiques, épidémiologiques, sociologiques notamment), notre expérience d'épisodes épidémiques antérieurs en France et dans le monde, et l'expertise des administrations, des agences sanitaires et scientifiques, et des sociétés savantes.»
Mais, ajoutait Olivier Véran, les connaissances sont évolutives et arrivent de différents pays. Il importait selon lui de pouvoir en comprendre le contexte et d'apprécier les conditions de transposition, en France, des différentes stratégies développées par chacun des États.
Il faut aussi pouvoir avoir une instance scientifique pluridisciplinaire, croisant les données et les avis avec une approche scientifique globale des enjeux, affirmait-il.
D'où la décision d'installer le conseil scientifique, présidé par le professeur Jean-François Delfraissy et comptant dix autres expert·es aux champs d'expertise complémentaires[1], de qui il est attendu «un éclairage scientifique et réactif sur des questions précises et concrètes relatives à la gestion de la crise sanitaire».
Aucune précision n'était donnée quant au processus de désignation des membres ou à leurs modalités de fonctionnement.
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Mesures contradictoires
Dès le lendemain, dans son adresse à la France, Emmanuel Macron faisait référence à cette nouvelle structure. «J'ai interrogé les scientifiques sur nos élections municipales, dont le premier tour se tiendra dans quelques jours. Ils considèrent que rien ne s'oppose à ce que les Français, même les plus vulnérables, se rendent aux urnes, déclarait alors le président de la République. [...] Il est important, dans ce moment, en suivant l'avis des scientifiques comme nous venons de le faire, d'assurer la continuité de notre vie démocratique et de nos institutions.»
Dans le même temps, Emmanuel Macron notifiait, à compter du lundi 16 mars et «jusqu'à nouvel ordre», la fermeture des crèches, des écoles, des collèges, des lycées et des universités, «pour une raison simple: nos enfants et nos plus jeunes, selon les scientifiques toujours, sont celles et ceux qui propagent, semble-t-il, le plus rapidement le virus».
Ainsi donc le conseil scientifique était-il directement à l'origine des deux mesures qui semblèrent bien vite contradictoires: le maintien des élections municipales et la fermeture de tous les établissements scolaires et universitaires.
«J'ai interrogé les scientifiques sur nos élections municipales. Ils considèrent que rien ne s'oppose à ce que les Français se rendent aux urnes.»
En l'absence de tout document émanant de ce conseil, des observateurs politiques perçurent là une forme d'utilisation d'un avis scientifique à d'autres fins: nombre de responsables politiques avaient dit leur totale opposition à une annulation ou à un report du premier tour des élections municipales, alors que plusieurs médecins et épidémiologistes avaient précisément demandé le contraire au vu de l'évolution rapide des données épidémiologiques.
Dès le 13 mars, Olivier Véran justifiait sur Europe 1 le maintien du scrutin, en dépit des nombreuses mesures de confinement annoncées. Non, «l'arbitrage n'a pas été politique», assurait le ministre de la Santé. Lui-même, «instinctivement», s'était interrogé sur «le sort réservé aux élections municipales».
«On a demandé au conseil scientifique, expliquait-il. Le président de ce conseil est le professeur Jean-François Delfraissy. Il est virologue, c'est un cador de l'épidémiologie, et c'est aussi le président du Conseil consultatif national d'éthique. J'ai réuni une dizaine d'experts autour de lui et nous les avons laissé travailler à l'Élysée hier pendant plusieurs heures, confinés si j'ose dire.»
Olivier Véran poursuivait: «Nous sommes allés les voir lorsqu'ils ont terminé leur travail et nous leur avons posé la question: “Faut-il ou non maintenir les élections municipales?” La réponse a été très claire. Dans la mesure où nous demandons aux personnes âgées de rester chez elles, mais où nous considérons que les personnes âgées, bien qu'elles restent chez elles, soient amenées à sortir pour faire leurs courses, avoir des déplacements incontournables dans leur quotidien, nous estimons que la vie démocratique du pays justifie un déplacement.»
Confinement «à l'italienne»
Le 14 mars, nouvelle donne avec la prise de parole solennelle d'Édouard Philippe quant au passage immédiat au stade 3 de l'épidémie, associé au maintien des élections municipales.
«Le passage au stade 3 est une application de l'une des mesures importantes de distanciation sociale, qui vise à éloigner les gens infectés des gens non encore infectés, explicitait le professeur Antoine Flahault, directeur de l'Institut de santé globale à la faculté de médecine de l'université de Genève. On sait que cette mesure fonctionne lorsqu'elle est appliquée tôt dans le processus épidémique et suffisamment longtemps durant l'épidémie. Tous ces critères sont remplis. La seule exception qui n'est pas cohérente avec cette ambition gouvernementale, c'est la tenue du premier et du second tour des élections municipales en France.»
Arbitrage politique ou scientifique? Une nouvelle fois, le gouvernement avançait qu'il fondait sa décision sur l'avis de son conseil scientifique. Et ce dernier de rester muet, ne faisant état ni de ses avis, ni de ses délibérations ou, a fortiori, des possibles divergences de points de vue en son sein.
«La seule exception qui n'est pas cohérente avec cette ambition gouvernementale, c'est la tenue des élections municipales.»
Après la nouvelle adresse présidentielle aux Français·es du 16 mars, la même question est encore une fois soulevée. Selon certaines informations, il semblerait que le professeur Delfraissy, président du conseil scientifique, a bel et bien préconisé un confinement «à l'italienne».
Deux scénarios auraient été présentés: soit un confinement immédiat de toute la population française, soit un confinement après un délai de quarante-huit heures pour permettre à chacun·e de s'organiser. In fine, le conseil scientifique aurait clairement indiqué sa préférence pour l'option du confinement immédiat.
Éclaircissements bienvenus
C'est dans ce contexte, et alors que différentes critiques commençaient à émerger quant à l'opacité de ce conseil, que Jean-François Delfraissy et Olivier Véran ont organisé en urgence une conférence de presse téléphonique le 17 mars.
Au cours de celle-ci, le professeur a longuement détaillé le mode de fonctionnement de la structure qu'il préside –«un comité hors sol, reconnaît-il, ce qui lui offre deux avantages notables: la souplesse et la réactivité».
Avec trois des membres (un épidémiologiste, un clinicien et une anthropologue), il a exposé de quelle manière le conseil scientifique travaille depuis le 11 mars et comment il a pu, au vu de l'ensemble des données médicales et scientifiques, publiées ou non publiées, fournir les recommandations qui ont conduit le président de la République et le gouvernement à prendre les différentes mesures aboutissant au confinement d'aujourd'hui.
«Un travail effectué dans l'urgence, a insisté Jean-François Delfraissy, et que nous avons conduit en notre âme et conscience.»
Pour clore l'épisode, l'expert a également annoncé que des rencontres régulières avec la presse devraient être régulièrement organisées à l'avenir, qui permettront de mieux faire comprendre comment seront élaborées les prochaines recommandations –qu'il s'agisse de la durée du confinement, de l'évolution de l'épidémie, mais aussi des peurs alimentaires ou du poids psychique collectif.
À l'évidence, l'exécutif devra à court et moyen terme prendre d'autres mesures de lutte contre l'épidémie, qui risquent de conduire à de nouvelles contraintes, à de nouveaux sacrifices.
Pour être pleinement entendu et suivi, le gouvernement –comme tous ceux des pays démocratiques– n'aura d'autre choix que de partager les données dont il dispose, ainsi que les avis et les recommandations qu'il sollicite, fort justement, auprès des scientifiques.
Ne pas faire ici œuvre de transparence –ou ne serait-ce qu'en donner l'impression– ne pourrait que nuire à l'effort demandé face à ce que le président de la République a qualifié de «guerre sanitaire».
1 — Composition du conseil scientifique: Jean-François Delfraissy, président; Laëtitia Atlani-Duault, anthropologue; Daniel Benamouzig, sociologue; Lila Bouadma, réanimatrice; Simon Cauchemez, modélisateur; Pierre-Louis Druais, médecin de ville; Arnaud Fontanet, épidémiologiste; Bruno Lina, virologue; Denis Malvy, infectiologue; Didier Raoult, infectiologue; Yazdan Yazdanpanah, infectiologue. Retourner à l'article