Culture

La doudoune est passée du monde du sport à celui de la mode

Temps de lecture : 8 min

Assimilé au ski, ce vêtement unisexe et douillet a réussi son passage de la montagne à la ville et de la fonctionnalité à la futilité.

Chaque pays s'y est mis, et jusqu'aux grand·es couturiè·res. | Ezequiel Garrido via Unsplash
Chaque pays s'y est mis, et jusqu'aux grand·es couturiè·res. | Ezequiel Garrido via Unsplash

Doux, doudou, doudoune. L'étymologie du mot l'associe à de la douceur, pas loin du doudou rassurant que trimbalent les enfants. Au pluriel, le mot est aussi synonyme de seins, un lien avec le confort d'un gilet de sauvetage rebaptisé Mae West par les pilotes américains. La doudoune, c'est toujours gonflé.

Depuis ses prémices, la doudoune est connectée au froid, à la montagne. Avec des événements concomitants, son historique se situe à cheval sur deux continents. Pierre Allain, un alpiniste français, aurait créé des vestes en duvet à partir des années 1930. Outre-Atlantique un premier modèle aurait été déposé en 1940 par l'Américain Eddy Bauer. À la suite d'une désastreuse excursion en hiver, il aurait imaginé pour se protéger, un manteau rembourré de plumes baptisé skyliner. Qui fut le premier à inventer puis surtout à commercialiser ce vêtement qui s'apparente à un duvet, un sac de couchage auquel on aurait ajouté des bras? À qui la paternité dans le match France-Amérique?

À chaque pays son modèle

Aux États-Unis à Aspen (Colorado), station chic par excellence, s'installa un ingénieur en aéronautique allemand, Klaus Obermeyer. Il y ouvrit une école de ski en 1948 et se mit rapidement à faire fabriquer tout ce qui était utile pour ce sport. Sa légende raconte qu'il découpa le duvet de son lit et qu'il le transforma en veste.

En France, l'invention de la doudoune est liée à un grand guide chamoniard, Lionel Terray, alpiniste hors normes et célèbre depuis sa participation à la conquête du premier 8.000 (l'Annapurna en 1950). Conquérant de l'inutile, il gravit aussi le Fitz Roy, le Makalu… Pour ne pas souffrir du froid en montagne, supporter le blizzard et, le cas échéant, bivouaquer, l'équipement s'est avéré primordial. Au départ, la future doudoune était un vêtement de protection fabriqué par Moncler, une société fondée en 1952 à Monestier-de-Clermont.

Lionel Terray en découvrit l'utilité et collabora avec la marque pour mettre au point techniquement différents modèles et accessoires; les étiquettes mentionnaient son nom. Lionel Terray utilisa ce matériel pour gravir le Makalu, notamment. Moncler devint ensuite l'équipementier des JO de 1968 à Grenoble et la doudoune passa du monde des sports de neige à celui de la mode. La montagne demeure dans les codes de la maison qui en perpétue encore le lien. Soixante ans après avoir équipé les alpinistes partis à la conquête du K2, Moncler a un modèle K2 et participe au développement du parc national qui porte ce nom.

Au Canada, Metro Sportwear a été fondée en 1957 la maison deviendra Snow Goose puis Canada Goose. Des vêtements pour se protéger du froid, particulièrement utiles dans le pays. La société participe aussi à l'équipement d'expéditions et s'est tournée vers une des régions les plus froides du globe, l'Antarctique. Depuis 2007 Canada Goose s'est engagée pour la protection des ours polaires. À l'heure canadienne, il est aussi possible de magasiner des doudounes chez Moose Knuckles fondée en 1921 ou chez Kanuk créée en 1970. En québécois une doudoune est une couverture douillette ou pour lit d'enfant.

En 1966 North Face est créé au États-Unis à San Francisco. Hommage aux mythiques faces nord plus froides et souvent plus périlleuses, North Face sélectionne la qualité de ses duvets en fonction de leur pouvoir gonflant avec un indice allant jusqu'à 900 pour la qualité optimale et le meilleur ratio chaleur-poids.

Du sport à la mode

Type de vêtement en phase avec la vision futuriste des couturiers des années 1960, la doudoune se retrouva dans des collections comme celles de Courrèges. Les fabricants de duvets suivirent le mouvement, ainsi Pyrenex, maison de literie fondée en 1859, passa en 1970 du sac de couchage à la doudoune, utilisant des plumes en provenance de canards et d'oies du sud-ouest. Aux États-Unis en 1973, Norma Kamali crée un manteau sleeping bag, un modèle longtemps reconduit et qui s'attache avec une ceinture, comme un peignoir. La maison a ensuite revendiqué l'utilisation de techniques de fabrication issues de la Nasa avec deux manteaux cousus ensemble et un espace poche d'air entre les deux permettant un échange de chaleur avec le corps tandis que le froid reste à l'extérieur.

En France, les créateurs de mode vont s'y intéresser. Chantal Thomass qui a découvert Moncler avec le ski choisit de créer des modèles chez eux pendant plusieurs saisons. Elle se souvient de l'usine à Grenoble et d'avoir imaginé la doudoune comme un vêtement de mode: «J'ai travaillé notamment un côté double face avec l'extérieur en nylon et l'intérieur en plumes d'autruche. J'ai créé des imprimés et aussi une robe de mariée avec une traine de plusieurs mètres.» Elle ajouta aussi un bord de fourrure façon anorak (le retour des Esquimaux). Thierry Mugler en imagina une version très «corps» façon muscle.

Jean-Charles de Castelbajac nomma sa doudoune cocoon, proche de la forme d'une chrysalide confortable et enveloppante. Le créateur a par la suite réalisé de nombreux modèles de doudounes pour la marque de ski Rossignol. En 1994 au Japon Final Home (Kosuke Tsumura) conçut une sorte de vêtement de dernier recours pour ceux qui ont tout perdu. Une parka multi-poches que l'on peut rembourrer avec des réserves de plumes ou ce que l'on veut pour donner du volume et augmenter ainsi le niveau de protection.

Les plumes au pilori

Avec son aspect matelassé, la doudoune a un intérieur à base essentiellement de duvet, plus léger que la plume rigidifiée par la présence du rachis. Les plumes de canard sont légendaires avec leur propriété hydrophobe et la construction en barbes et barbules qui donne au plumage son étanchéité. Le duvet s'est révélé extrêmement isolant; des millions de filaments s'entrecroisent et créent des poches d'air dans quelques grammes.

Au début, la question de la récolte des plumes ne se posait pas, mais aujourd'hui avec la vigilance sur la protection des animaux, il est désormais heureusement nécessaire de communiquer sur l'origine du matériau. Une loi européenne encadrait pourtant dès 1999 l'obtention des plumes en interdisant de plumer les volatiles vivants. Mais il a fallu quelques scandales pour que les marques s'engagent enfin sur le respect des conditions de plumage. Pour l'association Peta, qui a réalisé une enquête entre 2012 et 2015 en Chine (environ 80% de la production mondiale de duvet), les conditions étaient encore inadmissibles. Une journaliste italienne, Sabrina Giannini, a publié un reportage qui épinglait notamment Moncler. Intitulé «Nous sommes tous des oies», le reportage est à l'origine du mouvement de protestation #siamotuttioche.

Conscientes du problème, les marques se sont engagées et communiquent. Canada Goose n'utilise que des duvets de l'industrie avicole non prélevés sur des animaux vivants. Uniqlo précise que le duvet utilisé est issu de fermes qui ne pratiquent ni le plumage à vif ni le gavage et la firme s'engage à avoir des partenaires certifiés RDS (Responsible Down Standard). Patagonia va encore plus loin garantissant une traçabilité «de la ferme de la ponte jusqu'à l'usine de vêtements» et multiplie les certifications.

Pour la marque italienne Napapijri née en 1987 le choix fut fait en 2015 de bannir définitivement fourrure et plumes et d'opter pour un rembourrage en thermo-fibres. Pour sa veste Infinity, mono matière et 100% recyclable, la marque reçut le prix Peta 2018, une parka sans cruauté. Pour Vincent Grégoire, directeur Insights chez Nelly Rodi, le vrai duvet et la vraie fourrure ont encore un côté statutaire; les deux répondent à une envie enfouie de posséder un trophée et de se sentir homme des bois version trappeur urbain. Il voit encore la résistance du vrai versus le synthétique dans ce secteur.

Le retour vainqueur de la doudoune

Avec Martin Margiela en 2000, la doudoune retourne à ses origines avec une véritable couette affublée de manches amovibles emballée de housses à motifs imprimés. Un succès médiatique et un vêtement iconique dont un des modèles d'origine fut vendu chez Sotheby's pour la coquette somme de 13.750 euros vingt ans plus tard.

Si Moncler eut son heure de gloire après les Jeux olympiques de 1968, la maison finit par péricliter. Rachetée par des Italiens, elle fut remise sur les rails de la mode par Remo Ruffini. Une première collection en 2002 utilisa des broderies de Lesage, mais c'est avec Moncler Rouge en 2006 que la marque arriva sur le devant de la scène en faisant appel à des créateurs comme Alessandra Facchinetti ou Giambattista Valli. Fut ajoutée la Gamme Bleue plus sportive et masculine sous la houlette de Thom Browne. Nouveau tournant en 2017 avec le lancement du concept Genius: «une maison, différentes voix» et ses collections capsules. Carte blanche est donnée à la créativité de designers parmi les plus pointus: Craig Greene, Pierpaolo Piccioli, Simone Rocha, Kei Ninomiya, JW Anderson, Richard Quinn… Avec Genius et ses présentations, la doudoune s'incarne extravagante, démesurée, parfois quasi importable, mais délicieusement spectaculaire. En quelques années un succès d'image et commercial avec un demi-million de doudounes haut de gamme vendues chaque année. Dernière opération en date, un petit film de Spike Lee pour l'ouverture du magasin de New York, ode à Big Apple, au street wear avec au passage quelques doudounes dans le viseur, mais juste en pointillé.

Du côté des doudounes accessibles, le Japonais Uniqlo en a fait un de ses vêtements signatures avec ses versions ultra légères, colorées et compactables sans oublier des séries artistiques comme l'édition Keith Haring. Un développement technologique constant pour obtenir légèreté (ultra light) et chaleur: une méthode d'injection de duvet propre à Uniqlo et, avec une couche de nylon traité, un dos aluminium. Du Japon également, Tatras (2006) s'inspire d'un nom de montagne. Après un showroom en Italie, la marque défile désormais à Paris. Une vraie marque de mode conçue par Masanaka Sakao qui associe un style japonais, une qualité de fabrication italienne avec des duvets en provenance de Pologne (90% duvet, 10% plumes). Pour communiquer, des collaborations avec des personnalités comme des adeptes de la sphère du skateboard. Une mode technique et désormais urbaine. En France depuis 2010 la marque Just Over The Top (JOTT) propose des doudounes colorées et a vendu un million de pièces en 2016.

Signe insigne

De la protection à l'armure urbaine, le pas est franchi par la doudoune, désormais incontournable. Détachée de toute véritable activité sportive, la doudoune de ski et sa panoplie eut son heure de gloire dans le Japon des années 1990 où il était de bon ton de se promener dans le métro, prêt pour une descente à ski, sportif immobile.

Ce phénomène est aujourd'hui universel. Après la grande vogue de normcore bien ancrée dans le classicisme des basiques, place au gorpcore (terme inventé par le New York Times). À l'origine gorp (Good Old Raisins and Peanuts ou encore Granola Oats, Raisins, Peanuts) qualifie une nourriture saine et énergétique à prendre pour partir en randonnée. L'idée est désormais de se promener en quasi tenue de montagne de la tête aux pieds; pas de sac à dos mais plutôt une banane (le retour). Figure de ce mouvement gorpcore, le rappeur A$AP Rocky multiplie les apparitions en doudoune.

«La doudoune est un filtre symbolique.»
Vincent Grégoire, directeur Insights chez Nelly Rodi

Le paradoxe est qu'en période de réchauffement climatique ce soit un vêtement connoté hiver qui soit la vedette du style.

Vincent Grégoire décrypte ce qu'il nomme la «doudounisation» du monde actuel. «Les millennials veulent du confort en tout, en cosmétiques (bb cream, cushions…) et en mode des doudounes, des baskets à semelle épaisse.» Il voit le port de la doudoune comme «une réaction de protection face à tout ce qui peut se présenter dehors: le froid, la pollution les épidémies…; la doudoune est un filtre symbolique.» Il ajoute que la jeune génération ne veut pas être engoncée dans un manteau lourd, mais qu'elle veut «quelque chose de léger» et qu'elle trouve la réponse chez les créateurs prisés du moment: Balenciaga, Dsquared2.

Descendue des montagnes, la doudoune est passée du sportif au citadin; délaissant les cimes, elle s'affiche unisexe, urbaine et colorée. Vêtement pratique et technique au départ, la doudoune a quitté les épaules des alpinistes pour s'improviser dans tous les cercles de la mode, allant du street style aux modeux, du basique classique au pointu extravagant. Et s'il n'y a plus vraiment de saison avec le gorpcore, les collections de l'hiver prochain ont déjà mis en piste une impressionnante pléthore de doudounes.

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