Coronapsologie
Hôpitaux submergés, frontières fermées, bourses qui dégringolent: avec le coronavirus, les prophètes du grand effondrement, les collapsologues, s'en donnent déjà à cœur joie.
Figurez-vous que le salon du survivalisme a été repoussé à cause de l'épidémie. C'est ballot, ils auraient fait carton plein, et tout le monde serait reparti avec des kits de survie ou des capsules d'iode, on ne sait jamais.
Voire des gousses d'ail.
Oui, parmi les rumeurs qui circulent, il y a celle-ci: l'ail protégerait du Covid-19, comme naguère il éloignait les vampires. J'adore l'idée, et il n'est pas exclu qu'elle soit efficace: si votre haleine fait fuir le monstre des Carpates, il est probable que personne ne vous fera la bise ni ne vous serrera la main.
Un autre bruit, blague ou non, invérifiable et merveilleusement complotiste, a couru: le virus pourrait aussi se propager par les compteurs Linky. Si c'est le cas, qu'on se rassure: le vaccin nous serait injecté via ces mêmes compteurs.
Les usines qui ferment en Chine se traduisent par une baisse des émissions de carbone. Il n'en fallait guère plus pour réjouir les fans de la décroissance, qui ont aussitôt tweeté la bonne nouvelle sur leurs smartphones, que fabriquent ces mêmes usines.
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On rit et on râle
Il est plaisant d'observer que nous abordons cette épidémie avec nos qualités intrinsèques: en bons Français, on rigole et on râle. En Chine, on a célébré Li Wenliang, médecin lanceur d'alerte, mort au combat contre le Covid-19, et des hôpitaux de campagne ont été construits en un temps record. En France, on s'est dit que c'était une bonne occasion de dénoncer le manque de moyens du système de santé: on veut des sous!
De toute façon, rien ne marche, c'est connu. Un «gilet jaune» s'est enregistré en train de tester le centre d'appel du ministère de la Santé. Il prétend avoir fréquenté une personne contaminée. N'ayant pas de fièvre, on lui refuse le dépistage. Il râle, forcément. Des petits rigolos comme lui qui saturent les centres d'appel, ça ne doit pas manquer. Bravo! C'est le moment idéal.
Une fois les mesures annoncées, on a gueulé que c'était n'importe quoi.
Le gouvernement nous a promis une sorte de couvre-feu temporairement permanent. Entre les gens qui ne savent pas quoi faire de leurs gamins, les autres qui voudraient qu'on se barricade davantage, ceux qui ne savent pas comment boucler leurs fins de mois, personne n'est content.
Après plusieurs semaines de déni et de poignées de main faussement angoissées, tout le monde attendait des mesures restrictives. La situation est grave, enfin, mais que fait le gouvernement? Une fois les mesures annoncées, on a gueulé que c'était n'importe quoi.
Aussitôt, on est devenus héroïques en allant défiler avec des «gilets jaunes», se promener dans les parcs ou en exigeant que les bars restent ouverts. Résistance! Faut pas nous chercher, nous les Français! Quand on bronze au jardin du Luxembourg, c'est façon Jean Moulin.
Guerre des trachées
Nous voici en train de contester l'état de siège, le cul propre dans notre fauteuil. Car on a allégrement dévalisé les supermarchés, inondant nos réseaux sociaux de rayons de pâtes et de PQ désespérément vides. Le gouvernement nous fait chier avec ses sermons, mais hors de question de mourir les fesses sales.
Nous attendions la harangue présidentielle pour savoir si on allait se retrouver dans la situation de nos voisins transalpins. Notez qu'on a tous vu passer la vidéo des Italiens qui chantent à la fenêtre, mais qu'on est infoutus de savoir combien la péninsule compte de morts. C'est moins réjouissant, il est vrai, tellement banal.
Le discours de Macron était sous-titré en live par un vélotypiste. On l'a qualifié de stagiaire de 3e, parce qu'il alignait les coquilles à l'écran, ce qui nous a tous bien fait marrer. Ce virus a du bon, au fond.
Après avoir déchiffré cet improbable «joe sces quiéyeière ér ér ér», on se voyait déjà dans une nouvelle guerre des trachées, avec tout plein de Foch de frappe: «L'houre est à la molibisation généreuse générale, François, Françoise, aimez-moi!» Ça et la fermeture des classes, hurlements de joie chez les ados, c'est à peu près tout ce qu'on a retenu du discours de Macron.
On rigole, on rigole, mais dans les jours qui viennent, on va bien s'emmerder, à tourner en rond à la maison, une fois qu'on aura épuisé les ressources de Netflix.
Les vieux, c'est les autres
Il n'est pas exclu qu'on commence à compter les morts. Probable aussi qu'un proche soit affecté. Tu sais, machin, ben il l'a. Et il est vraiment pas bien...
Il n'y a pas que les vieux, hein. Il y a aussi les malades, en situation de faiblesse, que ce putain de virus pourrait bien achever. On a bien rigolé et on ne s'est pas vraiment préoccupés des vieux. Les vieux, c'est les autres. Depuis quand, d'ailleurs, si ça tue des vieux, c'est pas grave? Notre indifférence au virus était telle qu'elle a emporté les vieux avec elle.
On s'en fout bien des faibles, du moment qu'on peut se claquer la bise d'un air de défi.
Et on n'a même pas eu une pensée pour d'autres, vieux ou moins vieux, peu importe, qui ont eu la trouille, très vite, tout de suite, parce qu'ils savaient qu'une méchante grippe pouvait les foutre en l'air.
Nous les rigolards, les bien-portants, on n'y a pas vraiment pensé, à ces autres, ces malades, ces fragiles. On s'en fout bien des faibles, du moment qu'on peut se claquer la bise d'un air de défi ou pique-niquer en t-shirt aux Buttes-Chaumont.
Une femme, qui m'est terriblement proche, est dans ce cas. Atteinte d'une maladie auto-immune, ce coronavirus représente pour elle une menace réelle: celle de crever en quelques jours.
Pendant ce temps, on rigole, et surtout, surtout, on ne reste pas chez soi. Depuis quand on devrait se confiner, mais dans quelle dictature on vit, franchement?
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L'État, c'est nous
On se promène, on se serre la main, on se serre. Hors de question de rester à un mètre de distance, merde, on n'a plus le droit d'aller boire un verre? Après tout, les vieux, les fragiles, les autres, c'est à l'État de s'en occuper. L'État, c'est les autres.
C'est exactement ce que je fais et je dis depuis des semaines, et c'est exactement ce qu'il ne faut pas faire. Le seul qui rigole, c'est le virus. L'État en ce moment, c'est nous, uniquement nous. Ça n'a jamais été aussi vrai qu'aujourd'hui. Certes, l'État ne peut pas tout, mais qu'au moins il se lave les mains.
Alors quoi? Est-ce vraiment impossible pour nous de nous isoler quelque temps et de tenter de stopper un virus qui peut bouffer quelques centaines ou milliers d'entre nous? Est-ce qu'on est uniquement confinés à la connerie ou capables, pour une fois, de faire preuve de discipline collective?
Comme tout le monde ou presque, j'ai bien fait n'importe quoi ces dernières semaines. Résultat: le virus est là, et il tue. Il est temps d'arrêter de jouer au plus malin avec la maladie.
Désolé de gâcher l'ambiance, mais pendant que j'écris ces lignes, il y a sans doute quelqu'un qui est mort du coronavirus quelque part dans notre France insouciante et rigolarde. Ça fera un chiffre dans la presse demain.