Société

Le coronavirus a cette vertu de suspendre le rituel de la bise

Temps de lecture : 4 min

Pourquoi doit-on attendre une maladie infectieuse pour comprendre que se faire des poutous ne plaît pas à tout le monde?

Le president américain Donald Trump fait la bise à la chancellière allemande Angela Merkel au G7 à  Biarritz (France) le 25 août 2019. |
Nicholas Kamm / AFP
Le president américain Donald Trump fait la bise à la chancellière allemande Angela Merkel au G7 à  Biarritz (France) le 25 août 2019. | Nicholas Kamm / AFP

J'avais une amie, que nous nommerons Diane L., qui avait une particularité sociale: elle refusait de faire la bise. Au travail, à une soirée, peu importe le contexte, quand on s'approchait d'elle, elle tendait la main. Ça déstabilisait les gens la première fois, ils gloussaient de manière un peu gênée et ils finissaient par lui serrer la pogne. Mais ce qui était vraiment éblouissant, ce n'était pas seulement qu'elle refusait de se forcer à avoir un contact physique dont elle n'avait pas envie, mais qu'elle ne se sentait absolument pas obligée de se justifier. Elle avait 20 ans, elle était belle comme un cœur, et elle se contentait de sourire en tendant la main.

Les gens ne sont pas habitués à une simple poignée de mains, cela rompt un rituel. | Sincerely Media via Unsplash

Pas de «désolée, je ne fais pas la bise, sorry, je sais, c'est trop bizarre». Elle ne fournissait aucune explication. Quand c'était nous qui lui présentions une personne et que celle-ci nous lançait un regard interloqué devant cette main tendue, on haussait les épaules: «Oui, bah c'est Diane, elle est comme ça.»

Moi, j'aime bien les bisous. J'aime bien serrer les gens dans mes bras, j'aime bien leur claquer la bise. Mais j'avoue qu'il est arrivé que je sois un peu jalouse de ce qui était devenu son privilège. Parce qu'il y a toujours des gens, en général dans le milieu professionnel, avec qui on n'a pas envie de pratiquer un quelconque rapprochement physique. Sauf que c'est la norme, c'est ce qu'on attend de nous. À cela s'ajoute une règle physique secrète: plus quelqu'un vous dégoûte, plus il s'empressera de vous faire la bise. Et cette personne paraît souvent bien contente d'en profiter, elle fait même un peu durer, parfois elle colle vraiment ses lèvres humides et molles sur notre joue et on se sent sale, mais on doit malgré tout afficher une espèce de rictus qui ressemble à un sourire parce qu'on est bien élevé·e et qu'on connaît les codes de la politesse. On doit faire semblant qu'on trouve ça agréable, on doit simuler.

Crime de lèse-bise

Il y a quelques mois, j'avais un rendez-vous de boulot avec deux hommes correspondant à ce que certain·es nomment le «cool» (comprendre: Parisiens de gauche avec des Stan Smith). Le premier se penche vers moi pour la bise, et je lui fais une Diane. Je lui tends la main. Et bah on ne va pas se mentir: ça ne s'est pas du tout passé comme avec Diane. Je ne sais pas par quelle magie elle arrivait à imposer ça sans que les gens le prennent mal, limite c'était l'inverse, ils se sentaient flattés d'avoir l'autorisation de lui effleurer la main. Le type en question l'a à peu près aussi bien pris que si j'avais pissé sur ses baskets. Il a commenté avec un ton saoulé: «Ah ouais… ok, ok, je vois… très bien…» Et, surprise, le rendez-vous a été une catastrophe. Je l'avais offensé.

Comme l'explique Dominique Picard: «Vous ne faîtes pas la bise à tout le monde. Vous ne faites pas la bise à votre gardien d'immeuble même si vous le voyez tous les jours. En revanche, vous la faites peut-être à votre travail si l'habitude a été prise. Et dans ce cas-là, il faut la faire car il s'agit d'un acte rituel qui signifie l'appartenance à un même groupe. Et c'est un acte que l'on renouvelle.» J'avais espéré qu'en instituant la poignée de main à la première rencontre, j'éviterais le clash mais, par mon refus, j'avais malgré tout rompu une convention sociale. Une convention assez récente, visiblement. Pendant longtemps, on ne s'est pas fait la bise, ou alors au sein d'une famille. On se contentait d'un signe de tête, ou on retirait son chapeau. (La propagation de la bise serait-elle à mettre en lien avec la disparition du haut de forme?) Comment est-on passé du baise-main à je-te-colle-mes-lèvres-sur-la-joue? À ce rythme-là, quelle est la prochaine étape? Je t'enlève un bout de salade entre les dents avec ma langue? Est-ce vraiment la démocratie que l'on veut?

Rituel de passage

Le pire, c'est que je me souviens très bien du moment, en classe de 5e, où avec ma bande de copines on a décidé de se faire la bise tous les jours parce que, après tout, on était des adultes. On en était trop fières. Malheureuses… On ignorait que quelques années plus tard, Jean-Stéphane considérerait que le fait de vendre notre force de travail au même employeur est une raison suffisante pour se comporter comme les meilleures amies du monde. Comme me l'a fait remarquer Caroline de Haas: le coronavirus aura eu au moins un avantage, soulager les femmes qui, au travail, en avaient marre de se forcer à avoir ce contact physique avec certains de leurs collègues. Parce que, en vrai, on peut partager une fiche de poste et pas sa salive. On commence par se faire la bise au travail et on finit par organiser la journée «J'aime ma boîte». Quand je pense au nombre d'articles qu'on écrit pour rappeler qu'il ne faut pas obliger les enfants à embrasser des adultes s'ils n'en ont pas envie, mais nous? Les adultes? À quand des articles pour nous dire que oui, on a le droit de refuser de faire la bise sans se faire ostraciser par le reste du monde?

Pour l'instant certes, on a la paix. Le problème, c'est que l'épidémie prendra fin et que, si vous n'avez pas préparé le terrain, le rituel de la bise va revenir au grand galop dans les bureaux et autres lieux de mondanités, ce qui est une absurdité sanitaire même sans pandémie (Diane l'avait bien compris). Donc Jean-Stéphane a peut-être renoncé à ce petit contact physique, mais si tôt la disparition des messages de prévention, il va venir vous coller ses lèvres au coin de la bouche sous prétexte de rituel de salutations. Et si ce jour-là vous n'êtes pas prêt·e, ce sera foutu. Vous serez reparti·e jusqu'à la prochaine pandémie. Alors anticipez. Ce ne sera pas bien compliqué. Si vous n'avez pas envie de passer pour une affreuse féministe hystérique en disant la vérité, à savoir «je n'ai pas envie de te faire la bise», vous pouvez opter pour un simple refus du type: «On sait jamais, je suis devenue un peu hypocondriaque avec tout ça, je préfère pas prendre de risque.» Faites-vous un t-shirt «Je suis germaphobe» ou «Je suis la reine d'Angleterre».

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

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