Avouez-le: la dernière fois que vous êtes allé·e faire vos courses, au supermarché, à l'hypermarché, à l'épicerie du coin, vous en avez pris un petit peu plus –ou vous y avez pensé.
Oh, vous n'êtes pas du genre à bousculer une mamie pour lui piquer son paquet de rouleaux de papier toilette, mais puisqu'il faut reprendre des pâtes, pourquoi ne pas en profiter pour acheter trois paquets au lieu d'un?
Dedicating my International Womens Day to this fine woman #IWD2020pic.twitter.com/5izf7cxi3B
— Alicia V. Perry (@aliciavperry) March 7, 2020
Depuis une semaine, à chaque fois que je vais faire mes courses dans un petit supermarché parisien, je suis victime d'une dissonance cognitive qui n'est pas loin de me rendre dingue.
Je suis à la fois pleine de mépris pour les individus désespérés qui pillent les rayons de PQ lorsqu'on leur annonce un virus aux symptômes respiratoires, et à la fois tentée, mais vraiment tentée, de saisir un deuxième paquet de riz alors qu'on ne va être que quatre à table ce soir. Et de la farine, si je reprenais de la farine, juste au cas où?
Panique acheteuse
Officiellement, il n'y a pas de risque de pénurie alimentaire. Je le crois. Je le sais. Et dans le XVIIIe arrondissement de Paris où j'habite, sans doute encore moins qu'ailleurs. Notre société est certes loin d'être parfaite, mais elle roule, ce n'est pas la guerre, et l'ennemi n'est pas à nos portes à réquisitionner toutes nos victuailles afin de ravitailler ses troufions.
Seulement voilà: malgré le manque de rationalité de tels réflexes, certain·es d'entre nous, de plus en plus, se laissent gagner par la panique, foncent dans les magasins et stockent des denrées comme si c'était la fin du monde.
Calgarians are stocking up amid #Coronavirus concerns
— Mark Villani (@CTVMarkVillani) March 9, 2020
Costco has been open for not even 10 minutes... and already dozens of people are lined up to get toilet paper #yyc @CTVCalgary pic.twitter.com/efybivVuGN
C'est aussi ce que constate l'Irlandais Carl Kinsella dans un article publié sur le site Joe, qui évoque cet homme neutralisé au taser après être devenu agressif devant la pénurie de papier hygiénique.
En Italie, de vieux messieurs s'indignent devant les rayons vides de denrées non périssables, comme les pâtes, et comparent la situation à celle de la Seconde Guerre mondiale.
Carl Kinsella déplore qu'en Irlande aussi, la psychose s'installe. Qu'on a vu des gens sortir de supermarchés avec huit boîtes de corn flakes dans leur caddie. «Mais, vous vous préparez pour le Covid-19 ou pour l'extinction du petit déjeuner?», s'indigne-t-il.
À Dún Laoghaire, raconte le journaliste, un Tesco a dû temporairement fermer ses portes après un afflux de centaines de client·es, non seulement au mépris de tous les avis sur l'absence de pénurie, mais aussi de ceux sur le risque, réel celui-là, de côtoyer un grand nombre de personnes dans un espace réduit et de favoriser ainsi la contagion.
En France aussi, comme le rapportait Le Monde le 4 mars, «pâtes et conserves de poissons ont vu leurs ventes doubler, samedi 29 février» (le lendemain de l'annonce du passage au stade 2 de l'épidémie); et le journal de parler de «bouffée acheteuse». Pourtant, Les Échos soulignent que «les distributeurs écartent le risque de pénurie dans l'Hexagone».
Irrationalité collective
Cette frénésie d'achats n'a pas grand-chose à voir avec la maladie, insiste Carl Kinsella: elle relève plutôt de l'hystérie induite par l'incertitude. Personne ne veut manquer de pain. De savon. De médicaments. Tout ça, c'est bien normal.
Le problème, c'est qu'en ce moment, de nombreuses personnes se comportent comme si elles voulaient être les seules à avoir du pain. Du savon. Du Doliprane, pour combattre les symptômes du virus auquel elles ont toutes les chances de survivre, elles.
On ne peut pas compter sur l'immunité collective pour nous protéger du coronavirus, puisque personne n'est immunisé. En revanche, il semblerait bien que l'irrationalité collective fonctionne à merveille en matière de panique acheteuse.
«Si c'était la fin du monde, vous ne perdriez pas votre temps à acheter vingt tubes de Pringles.»
Les personnes malades ou âgées vont devoir faire bien trop longtemps la queue à la pharmacie parce que d'autres font des stocks de shampoing pour deux ans, et se priver de gel hydro-alcoolique parce que les plus alertes ont dévalisé les rayons en premier.
Certain·es se comportent en survivalistes, comme si c'était la fin du monde. «Mais ce n'est pas la fin du monde: si ça l'était, vous ne perdriez pas votre temps à acheter vingt tubes de Pringles», s'agace Carl Kinsella.
Si ça l'était, étant donné le manque de civisme dont nous avons déjà été témoins dès le début de l'épidémie (vols de masques, ruée sur les gels, bastons dans les magasins), l'ambiance serait à la guerre civile et au darwinisme en accéléré, ai-je envie d'ajouter.
«C'est le même genre d'affliction dont sont atteintes les personnes convaincues qu'elles sont “bourrées de TOC” parce qu'elles aiment que tout soit propre et rangé, ou celles qui s'auto-diagnostiquent un TDA-H [trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité, ndlr] parce qu'elles ont du mal à rester assises longtemps. Acheter trop de désinfectant pour les mains et trop de masques protecteurs ne fait pas de vous un survivaliste à bunker. Ça fait de vous un sale égoïste», tranche le journaliste.
Survie des autres
À partir de lundi, la France va adopter un nouveau rythme. Des millions de personnes vont rester coincées chez elles, au chômage technique ou obligées de garder leurs enfants.
Et puis il y aura aussi, parmi elles, des personnes âgées, malades ou fragiles, qui non seulement sont plus exposées que les autres mais qui en outre devront dépenser plus d'énergie pour se ravitailler –aller plus loin, attendre plus longtemps dans la file, rajouter une angoisse à la pile déjà haute de leurs inquiétudes. Sans gel, sans masque, sans solidarité.
La menace de la maladie a cela d'étrangement fascinant qu'elle fait ressortir ce qu'il y a de plus curieusement humain en nous. Chez certain·es, elle pousse à travailler des heures et des heures dans les hôpitaux, sans compter sa fatigue et les risques. Chez d'autres, elle fait ressortir les instincts les plus vils. Chez beaucoup, elle libère l'instinct de préservation, dont les manifestations sont désormais si éloignées de la réalité de notre survie (stocker du PQ? Pour survivre? Vraiment?).
Il serait tellement souhaitable que l'on puisse, pour une fois, mettre la survie des autres au moins au niveau de la nôtre et faire taire cette part reptilienne en nous.
Allez, reposez ce paquet de pâtes. Ce que vous perdrez en provisions, vous le gagnerez en dignité, et quelque part, quelqu'un de plus fragile que vous vous en saura gré.