Quel sera, à très court terme, le visage européen de la pandémie? Avec plus de 12.400 cas recensés et plus de 820 décès, l'Italie est, après la Chine, le deuxième pays le plus touché par l'épidémie du nouveau coronavirus. Comment peut-on expliquer ce phénomène qui a conduit le gouvernement italien a généraliser des mesures spectaculaires de confinement de l'ensemble de sa population pour tenter d'enrayer la propagation de cet agent pathogène –un dispositif sans précédent dans un pays démocratique?
Une telle situation est-elle spécifique à l'Italie ou faut-il redouter qu'elle puisse, à court ou moyen terme, être observée dans d'autres pays, à commencer par la France (près de 3.000 cas et quasiment 50 décès) ou l'Espagne, les deux pays européens les plus touchés? «Je crois que dans les prochains jours, ce qu'il s'est passé en Italie risque de devenir la nouvelle règle dans toute l'Europe», a déclaré le 12 mars sur RTL Mateo Renzi, ancien président du Conseil italien. Ce même jour à 20 heures, Emmanuel Macron a annoncé une série de mesures et recommandations pour faire face à l'épidémie en France.
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«Notre stratégie est la bonne»
Le même jour l'exécutif français réfutait toute comparaison avec l'Italie. «On ne peut pas calquer notre réponse sur celle de nos voisins italiens: leur système hospitalier n'est pas dans le même état que le nôtre, nous n'avons pas la même pyramide des âges, a expliqué un conseiller d'Emmanuel Macron au Monde. Nous devons en permanence naviguer entre deux écueils: le trop et le pas assez. Mais notre stratégie est la bonne, nous avons moins de morts que nos voisins, notre hôpital tient le choc.»
Cette flambée épidémique a, d'ores et déjà, eu de multiples conséquences économiques à l'échelon national et international. Le gouvernement italien a déjà annoncé une enveloppe de 25 milliards d'euros dont la moitié environ sera mobilisée en urgence, tandis que l'autre servira pour les besoins ultérieurs du pays. L'évolution rapide de la situation a également conduit à une brutale tension des relations diplomatiques.
Le 11 mars, peu après la décision de l'OMS de qualifier de «pandémie» ce qu'elle qualifiait jusqu'alors d'«épidémie», Donald Trump annonçait la suspension unilatérale «pour trente jours et à partir du 13 mars» de tous les voyages de personnes étrangères depuis l'Europe vers les États-Unis. Objectif affiché: endiguer l'épidémie dans son pays.
«J'ai décidé de prendre des actions fortes mais nécessaires pour protéger la santé et le bien-être de tous les Américains, a annoncé le président des États-Unis lors d'une allocution solennelle depuis le bureau ovale de la Maison-Blanche. Pour empêcher de nouveaux cas de pénétrer dans notre pays, je vais suspendre tous les voyages en provenance d'Europe vers les États-Unis pour les trente prochains jours», a-t-il ajouté, déplorant que l'Union européenne n'ait pas pris «les mêmes précautions» que les États-Unis face à la propagation du virus. Cette nouvelle mesure s'applique à l'espace Schengen et, Brexit aidant, «ne concerne pas le Royaume-Uni».
Tout aussi inquiétant, quelques heures avant l'allocution présidentielle, le Dr Robert Redfield, directeur des prestigieux Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC) avait déclaré que le principal risque de propagation de l'épidémie pour les États-Unis venait désormais d'Europe: «C'est de là qu'arrivent les cas. Pour dire les choses clairement, l'Europe est la nouvelle Chine.» Plus généralement le département d'État «recommande aux ressortissants américains d'éviter de voyager à l'étranger en raison de l'impact mondial du Covid-19».
Faut-il, dans un tel contexte, redouter une extension rapide à d'autre pays européens de la situation qui prévaut en Italie? Il faut, pour mieux comprendre, préciser quelles en ont été les principales causes.
L'absence de surveillance précoce et de réactivité immédiate
En Italie, le patient «zéro» n'a pas pu être identifié. Seul le patient «un» est connu: un cadre de 38 ans, pris en charge au service des urgences de Codogno, en Lombardie et qui semble avoir été un amplificateur majeur de la diffusion initiale du nouveau coronavirus. On ignore toutefois comment cet homme a contracté l'infection, n'ayant pas voyagé lui-même dans une zone à risque, ni fréquenté des personnes déjà malades. Une hypothèse évoque une contamination à Munich, en Allemagne, auprès d'une personne en provenance de Shanghai.
«Le virus est probablement arrivé d'un autre pays européen, donc pas directement de Chine. Puis il a circulé de façon souterraine de fin janvier au 21 février, explique le Pr Massimo Galli chef de service des maladies infectieuses de l'hôpital Luigi Sacco (Milan). Il s'est diffusé de façon très efficace dans la zone rouge, sans qu'aucune mesure de contrôle ne soit mise en place.»
À ce stade, les premiè·res malades n'ont donc pas été diagnostiqué·es, leurs symptômes pouvant être assimilés à de simples grippes saisonnières. Ce n'est que dans la dernière semaine de février qu'une première alerte a pu être donnée, notamment grâce à Attilio Fontana, président de la Lombardie, qui a annoncé s'être mis de lui-même en quarantaine, un de ses collaborateurs ayant été infecté par le virus. Il a alors annoncé cette décision sur Facebook via une vidéo où on le voit en train de mettre un masque chirurgical. Plus de 300 personnes avaient alors déjà été testées positives en Lombardie. On devait également découvrir que l'Italie n'avait pas fait de véritable contrôle des retours d'Italien·nes en provenance de Chine en janvier. Le gouvernement avait certes interdits certains vols, mais des Italien·nes qui étaient en Chine sont rentré·es en Italie par des voies différentes, via d'autres pays –de même que des citoyen·nes chinois·es ont pu venir par ces mêmes voies en Italie.
«Je crois que nous avons fait des erreurs, reconnaît Mateo Renzi. L'Italie était la première à décider d'arrêter les vols entre la Chine et l'Italie en janvier. Cette décision semblait une très bonne décision mais c'était seulement un bloc de vols directs. Mais beaucoup de Chinois ont décidé d'arriver en Italie avec d'autres vols. Aujourd'hui, il n'est pas nécessaire d'arrêter les vols directs. Ce qui est nécessaire, c'est d'arrêter les occasions de rendez-vous, les échanges. Aujourd'hui, c'est plus important de fermer les écoles que les vols directs.»
Un système de dépistage différent
Ce fut l'une des premières explications avancées par les spécialistes italien·nes pour expliquer la situation de leur pays: on y pratiquait beaucoup plus de tests de dépistage que dans les autres pays d'Europe. Ainsi, les patient·es présentant des symptômes mais ne nécessitant pas d'hospitalisation étaient d'emblée comptabilisé·es. En Italie, le nombre de tests effectués oscillait entre 2.000 et près de 8.000 par jour, selon des données colligées par l'équipe «Data» du quotidien économique Il Sole 24 Ore. Et les autorités communiquaient, le 9 mars, sur près de 50.000 tests de dépistage effectués depuis le 27 février.
Aujourd'hui en France, environ 1.000 tests de dépistage du coronavirus sont pratiqués chaque jour, selon le ministère de la Santé; et pour augmenter les capacités, les laboratoires de ville viennent d'être autorisés à les pratiquer. Les explications des spécialistes italien·nes peuvent sans aucun doute expliquer l'augmentation du nombre de cas détectés en Italie. Pour autant elles ne suffisent pas à expliquer l'important taux de mortalité du coronavirus observé dans le pays.
Une population plus âgée
Une analyse complète publiée le 17 février par le Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies (CCDC) établit que le taux de létalité du Covid-19 augmente avec l'âge: 3,6% chez les 60-69 ans, 8% chez les 70-79 ans et 14,8% chez les plus de 80 ans. Or on sait que la population italienne est celle dont la moyenne d'âge est la plus élevée de l'Union européenne. Près d'un·e Italien·ne sur quatre (23%, contre 19,6% en France –données Eurostat) est âgé·e de plus de 65 ans. Et au niveau mondial, l'Italie occupe la deuxième place derrière le Japon. Est-ce suffisant pour expliquer le nombre important de cas et de décès observés dans le pays? Les avis des spécialistes, ici, divergent.
Le manque de ressources et de personnel hospitalier
La situation ainsi créée met avant tout en lumière les difficultés massives rencontrées par un système sanitaire devant, en urgence, répondre à un afflux massif et brutal de malades. La leçon est d'autant plus importante que ce phénomène a concerné la Lombardie, l'une des régions les plus riches d'Europe et les mieux équipées, en infrastructures comme en compétences.
«S'il y a autant de morts, c'est que nous n'avons pas réussi à les soigner, estime l'épidémiologiste italien Carlo La Vecchia. En Italie, les services sanitaires ne sont plus en mesure de fournir d'assistance respiratoire. Il n'y a pas assez d'appareils, mais surtout il n'y a pas assez de personnel en mesure de les utiliser. Nous manquons de structures adaptées.» Pour le Pr Massimo Galli «la situation des hôpitaux en Italie est proche de l'effondrement. On ne peut plus prendre de patients. Plus que des ressources, il nous manque du personnel formé».
Il faut aussi compter avec les immanquables conséquences pratiques et éthiques d'une telle situation. Il y a quelques jours, le Dr Antonio Pesenti, coordinateur de l'unité de crise de la Lombardie, expliquait que 18.000 patient·es devraient dans sa région être hospitalisé·es d'ici au 26 mars, dont environ 3.000 en soins intensifs. Or ce sont là des chiffres très supérieurs aux ressources disponibles: pour l'heure, sur l'ensemble de son territoire, et aussi surprenant que cela puisse apparaître, l'Italie ne dispose que de 5.100 lits de ce type (on en compte 5.000 en France).
«Désormais, nous sommes obligés d'installer des lits de soins intensifs dans le couloir, dans les salles d'opération, dans les salles de réveil. Nous avons vidé des salles d'hôpital entières pour faire de la place aux personnes gravement malades. L'un des meilleurs systèmes de santé au monde, celui de la Lombardie, est à deux pas de l'effondrement», explique le Dr Pesenti dans une interview au quotidien milanais Il Corriere della Sera.
La situation est d'autant plus tendue que le nombre de respirateurs artificiels est limité. «Nous faisons de notre mieux, mais sommes dans une situation de pénurie, observe le Dr Matteo Bassetti, qui dirige le service des maladies infectieuses de l'hôpital San Martino (Gênes). Nous les réserverons aux patients qui ont le plus de chance d'en bénéficier.»
Pour accompagner au mieux les médecins italiens réanimateurs dans leurs décisions, des recommandations éthiques viennent d'être publiées. Objectif: «Assurer un traitement intensif aux patients ayant les plus grandes chances de succès thérapeutique: il s'agit donc de donner la priorité à l'espérance de vie», estime la Societé italienne des réanimateurs. Il n'est plus possible, dans un tel contexte, d'appliquer la règle du «premier arrivé, premier servi».
«C'est un cauchemar, confie le Dr Bassetti. Nous avons beaucoup de patients âgés avec des comorbidités, mais nous avons aussi beaucoup de patients plus jeunes, qui souffrent de pneumonies avec une insuffisance respiratoire», explique le médecin, ce qui requiert «une ventilation pendant une semaine ou deux». À Bergame, tout près de l'épicentre de l'infection, les médecins se retrouvent «à devoir décider du sort d'êtres humains, à grande échelle», témoigne le Dr Christian Salaroli, réanimateur à l'hôpital dans un entretien au Corriere della Sera. «Pour l'instant, je dors la nuit. Parce que je sais que le choix est basé sur l'hypothèse que quelqu'un, presque toujours plus jeune, est plus susceptible de survivre que l'autre. C'est au moins une consolation.»
Et ce médecin italien d'évoquer «une médecine de guerre», une médecine dont l'objectif est de «sauver la peau» du plus grand nombre. Une pénurie hospitalière révélée par une épidémie et qui conduit à des choix que l'on n'imaginait plus devoir faire, au carrefour de la médecine, de l'éthique et de la déontologie.
L'Italie serait simplement «en avance» sur l'épidémie
C'est une hypothèse qui ne peut être ignorée: le nombre important de cas positifs et de décès s'expliquerait tout simplement par l'arrivée plus précoce du virus sur le sol italien. «En France, vous êtes seulement en retard dans la propagation du virus, estime le Pr Massimo Galli. Le temps de duplication des cas d'infection est de quatre-cinq jours.» Une comparaison des chiffres Italie-France montre aux spécialistes que la pente d'augmentation des cas est un peu plus accentuée qu'en France et qu'en l'état actuel des données la France ne serait que «huit jours derrière l'Italie».
La France et l'Italie vont-elles réussir à infléchir cette dynamique par des mesures drastiques de confinement?
«Cela ne me surprend pas beaucoup, analyse Emanuele Massaro, spécialiste de l'analyse de données à l'École polytechnique fédérale de Lausanne, cité par Le Figaro. Ce que nous voyons, c'est la dynamique naturelle de propagation de ce coronavirus, d'une certaine manière.» Question majeure: la France et l'Italie vont-elles réussir à infléchir cette dynamique par des mesures drastiques de confinement et de réduction de l'activité comme ont réussi à le faire, pour l'heure, la Chine et la Corée du Sud?
Que peut-il se passer en France, en Europe et dans le monde?
Aucun doute n'est plus permis: dans sa phase initiale, celle que nous observons, la progression de cette épidémie est très différente de celles des grippes saisonnières ou de la dernière pandémie de grippe A(H1N1). La grippe saisonnière avance en «nappes» recouvrant l'ensemble du territoire, quasiment sans exception. Or il semble qu'avec ce nouveau coronavirus, ce sont des foyers assez circonscrits (parfois ruraux et même assez reculés) qui éclosent tour à tour –avant de se développer avec une dynamique très soutenue.
En Espagne, ce serait Madrid qui serait concerné comme en Chine ce fut Wuhan. La Lombardie est une zone très peuplée –pour autant ce n'est pas la ville de Milan qui a été la première et la plus touchée, mais les petites villes, comme Codogno, 15.000 habitants. Tout ceci complique considérablement le travail épidémiologique de prédiction. Peut-être ne s'agit-il que de la marque du début de cette pandémie –et que petit à petit l'ensemble de l'Europe sera concernée, zones rurales et urbaines à plus ou moins moyen terme.
Un autre scénario (à notre avis moins probable car peu explicable tant par l'histoire des épidémies que par la modélisation mathématique) serait que le «mitage» du territoire par les foyers infectieux se poursuive –un «mitage» qui évoluerait au gré des contacts et des événements dits «superspreaders» à très haut potentiel de transmission.
Un élément plaide pour une «pause estivale»: c'est le calme relatif actuellement observé dans l'hémisphère sud.
Il faut se rappeler que la pandémie de grippe de 1918 (très bien étudiée aux États-Unis) avait diffusée en trois vagues successives. La première (fin du printemps 1918) souvent appelée «annonciatrice» avait des caractéristiques qui ressemblent un peu à la dynamique observée actuellement avec le Covid-19. La deuxième (au début de l'automne 1918) fut la plus haute et la plus meurtrière. Quant à la troisième (hiver 1918-1919) elle fut plus haute que la première, mais inférieure à la deuxième.
Un tel scénario est tout à fait envisageable désormais avec le Covid-19. Nous assisterions alors aujourd'hui à des soubresauts un peu erratiques qui ne seraient que le tout début d'un processus qui s'annoncerait prolongé mais long et entrecoupé de répits durant les périodes estivales, au moins dans les latitudes tempérées. Un élément plaide pour une telle «pause estivale»: c'est le calme relatif actuellement observé dans l'hémisphère sud. Cette hypothèse se verrait renforcée si nous devions observer, à l'approche de l'hiver austral (juin-septembre), une émergence marquée de l'activité virale en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud et en Amérique Latine.