Au fond de la vallée aragonaise de la Solana, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière française, Jánovas est un drôle de village: il fut vidé de ses 300 habitant·es à partir des années 1960 dans le but de construire un barrage et ses maisons ont été dynamitées. Plusieurs décennies plus tard, il n'en reste que des ruines envahies par la végétation et par des touristes qui s'y promenaient sans se soucier du risque d'effondrement lorsque nous avons visité les lieux à la mi-février, juste avant que l'Espagne soit frappée par la pandémie de Covid-19.
Mais, miracle, Jánovas est en train de ressusciter: par-ci par-là, des gens travaillent à réparer quelques bâtisses. Déjà, l'église a repris son allure originale et sa cloche a recommencé à sonner en septembre 2019.
Jesús Garces est heureux de voir son village natal se redresser, mais il garde quand même une pointe de colère: «Mes parents sont morts tous les deux, et personne n'est jamais venu leur demander pardon.» Sa famille fut la dernière à accepter de partir, en janvier 1984. Les autres avaient plié bagage depuis belle lurette: «Plusieurs avaient envie d'émigrer, alors ils n'ont pas opposé de résistance, se rappelle-t-il. Ils prenaient les 4 pesetas qu'Endesa [la compagnie d'électricité] leur donnait, et ils partaient. Mais que ça te plaise ou non, quand la police arrive, tu es bien obligé d'accepter aussi.»
Oscar Espinosa et Jesús Garces dans une rue de Jánovas. | Rémy Bourdillon
En 2001, coup de théâtre: l'étude d'impact du barrage accouche d'un avis négatif. Le projet est annulé, et commence alors le combat des descendant·es de Jánovas pour récupérer leurs biens, maisons et champs, ainsi que la loi le permet. Les négociations avec Endesa n'aboutiront qu'en 2015: il est désormais possible de racheter les maisons pour un euro le mètre carré, et les champs pour 4.500 euros l'hectare. Plus de 100 familles se sont déjà prévalues de ce droit, et trente autres pourraient suivre.
«Je n'ai jamais vu ça en Espagne, ni ailleurs: on exproprie tout le monde, et ensuite on verra bien si on construit l'ouvrage», grince Oscar Espinosa, qui a racheté la maison de ses grands-parents, un imposant édifice de trois étages. Il entend la transformer en gîte et s'y installer définitivement. Une manière de se reconnecter avec ses racines, dit cet entrepreneur en construction vivant à Saragosse qui préside aussi la Fundación San Miguel, créée pour mener à bien la lutte pour la récupération de Jánovas et les étapes subséquentes, grâce aux subventions de la communauté autonome d'Aragon.
Cette association n'a pas chômé: déjà, une ligne électrique permet d'illuminer le village, qui dispose aussi de l'eau courante. Le système de traitement des eaux usées suivra bientôt. Et les nouveaux voisins vont créer une coopérative qui remettra les champs en culture.
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L'exode rural, un projet franquiste
L'Espagne a vécu un exode rural massif à partir des années 1950. Franco abandonne alors sa politique autarcique; le pays s'industrialise rapidement, notamment en Catalogne et au Pays Basque. Il faut de l'énergie et des bras pour faire fonctionner les usines, les zones rurales en font les frais. Dans le Haut-Aragon, on construit des barrages dans les vallées et on couvre les pâturages de pins pour freiner l'érosion (qui cause l'accumulation de sédiments dans les lacs). Exproprié·es, les paysan·nes migrent vers les villes et se reconvertissent en ouvrièr·es. Les villages s'éteignent par dizaines.
Dans les années 1980, alors que Jánovas semble condamné à la disparition, la Députation générale d'Aragon (DGA, le gouvernement local) se rend paradoxalement compte que la dépopulation lui cause des problèmes et commence à accepter diverses propositions pour faire revivre les villages abandonnés.
À Jánovas. | Rémy Bourdillon
La province de Huesca, sur le versant sud des Pyrénées, est particulièrement concernée. «Là-bas, il y a des petits villages, mais en très grande quantité», expose l'architecte Sixto Marín, qui a mené une étude sur le sujet. «Les habitants jouaient en quelque sorte le rôle de gardiens du territoire, notamment contre les incendies. Leurs vaches et leurs chèvres nettoyaient les forêts.»
Depuis, les exemples de bourgs réhabilités se sont multipliés. Sixto Marín en a compté plus de trente. «Ce qui est intéressant, c'est qu'ils sont très variés», note l'architecte. Deux villages sont ainsi devenus des centres de vacances pour les membres de syndicats, un autre s'est transformé en centre éducatif qui accueille des séjours scolaires, un autre encore est en cours de reconstruction par des scouts. Mais surtout, beaucoup sont tombés dans l'œil de gens à la recherche d'un mode de vie plus proche de la nature, ou de vie en communauté.
L'endroit idéal pour vivre différemment
L'association Artiborain a donné l'exemple dès 1980 en s'installant à Aineto, non loin de Jánovas. Profitant d'abord de la tolérance d'un gestionnaire du domaine forestier, puis de la préoccupation du premier président démocratiquement élu d'Aragon, Santiago Marraco, pour le problème de la dépopulation, Artiborain a obtenu le droit d'usage de quatre villages, plusieurs fois prolongé depuis. La DGA reste propriétaire des terres et des bâtiments, mais cela convient très bien aux habitant·es, qui sont essentiellement des anarchistes pas du tout intéressé·es par la propriété privée.
Aujourd'hui, une trentaine de personnes vivent à Aineto, incluant un médecin, un brasseur et une institutrice. Neuf enfants venant des villages gérés par Artiborain fréquentent l'école. «La première école publique ouverte dans tout l'Aragon après trente-cinq ans de fermeture», s'enorgueillit Agus Montero, l'un des initiateurs de la récupération du village. La communauté prend ses décisions en assemblée, organise des séances de travaux collectifs, et a profité des enveloppes gouvernementales destinées à la modernisation du monde rural pour obtenir l'électricité, l'eau potable et internet.
Agus Montero devant la maison communale d'Aineto. | Rémy Bourdillon
En ce moment, Artiborain est en négociation avec la DGA pour le prolongement de son droit d'usage du territoire. «Les relations sont bonnes, mais on veut être reconnu comme un vrai village et non plus comme un bout de montagne, car cela nous donnerait accès à certains droits, explique Agus Montero. On a démontré la viabilité de notre projet, on veut maintenant obtenir un cadre légal qui pourrait profiter à d'autres collectifs voulant redonner vie à un village avec un projet spécifique.»
D'autres groupes de personnes, allant des néoruraux aux squatteurs («okupas» en Espagne), n'ont pas attendu le résultat de ces pourparlers pour mener des projets similaires à celui d'Artiborain dans les dernières années. Mais tous ne sont pas reçus avec des fleurs: six occupant·es du village de Fraguas, dans la communauté de Castilla-La Mancha, ont été condamné·es à dix-huit mois de prison en juin 2018 pour avoir reconstruit ce hameau situé dans un parc naturel.
Squatter ou acheter?
En Aragon, les occupant·es du village abandonné de Sasé ont été délogé·es par la police dans les années 1990. Mais une visite sur place permet de constater qu'il y a encore de la vie là-bas, dans un confort rudimentaire. Des tuyaux de plastique font office de système d'adduction d'eau. Devant une maison rénovée avec les moyens du bord, un évier de fortune, du bois empilé, quelques jouets qui traînent... On ne croise personne parmi les ruines: il semble surtout y avoir du monde pendant l'été.
Sixto Marín juge tout à fait viables les projets de récupération de village par les squatteurs, qui font preuve d'une motivation à toute épreuve. «Ils vivent dans des conditions difficiles, mais ils y arrivent! La force du mouvement okupa, c'est son niveau de connexion, surtout avec internet: si tu as envie de faire partie d'un projet, tu peux y aller! C'est des gens très ouverts, et quand quelqu'un se fatigue, un autre prend sa place.»
L'architecte pense que le gouvernement devrait encourager ces occupations, qui sont d'excellentes expériences pour les jeunes. L'enjeu, selon lui, c'est la sauvegarde du bâti. Mais aussi du patrimoine immatériel: «Tous les gens qui ont migré vers les villes à partir des années 1950 ont laissé derrière eux une partie importante de notre culture.» Or, malgré quelques expériences positives de récupération de villages, l'exode rural se poursuit partout en Espagne, insiste-t-il.
Église de Sasé. | Rémy Bourdillon
Si l'on ne se sent pas l'âme d'un squatteur, il est également possible d'acheter un hameau inhabité (ou sur le point de le devenir). Une agence immobilière de Barcelone, Aldeas Abandonadas, s'est spécialisée dans la vente de ces biens. Car si en Aragon la plupart des villages abandonnés sont propriété du gouvernement, ailleurs en Espagne, où la pauvreté a été le moteur principal de l'exode rural, les villages désertés ont encore des propriétaires, en l'occurrence les héritièr·es des ancien·nes habitant·es.
Preuve de l'engouement pour ces lieux, les prix ont augmenté: lorsque l'agence a vu le jour, il y a quatorze ans, on pouvait se payer un hameau pour 20 à 40.000 euros. Aujourd'hui, on ne trouve rien sous 60.000 euros. En outre, de coûteuses mises aux normes peuvent s'imposer si on veut en faire un usage commercial. «On demande aux potentiels acheteurs quel est leur projet, et on leur fait une estimation des coûts pour la rénovation, la connexion au réseau d'égouts, etc.», dépeint la gérante de l'agence, Elvira Fafián.
Sa clientèle? Des entrepreneurs ou entrepreneuses avec un projet d'hôtel, des familles fuyant le stress des villes, des retraité·es voulant retrouver leur région d'origine, des étrangèr·es attiré·es par l'agréable climat espagnol. Bref, toutes sortes de gens avec toutes sortes de rêves, et peut-être que la crise du Covid-19 (qui a surtout touché les villes, où il est moins agréable d'être confiné·e qu'à la campagne) fera augmenter la demande. Fini le temps des châteaux en Espagne, l'heure est à la (re)construction des villages.