Les Allemands ne badinent pas avec la discipline. Dans les pays latins, on en sourit. Soixante-cinq ans après la Seconde guerre mondiale, cinquante trois ans après la signature du Traité de Rome et le début d'une intense coopération dans les diverses instances européennes, d'abord à six, maintenant à vingt-sept, les différences culturelles et les traits de caractère prêtés aux uns et aux autres continent de faire l'objet de plaisanteries plus ou moins fines dans les conversations et les médias. Pourtant, d'une façon générale, les citoyens européens ont appris à se respecter et à s'estimer; que les affinités soient plus ou moins fortes entre habitants de pays différents, cela n'empêche pas de travailler ensemble dans beaucoup de domaines et, avec le temps, les vieux clichés s'estompent. En tout cas, c'est ce qu'on pouvait légitimement croire jusqu'à ces derniers jours.
La crise grecque réveille les vieux démons et le spectacle n'est pas joli. Nos voisins allemands, quels que soient les efforts qu'ils font pour paraître aimables avec les gens du Sud, peinent à cacher leurs sentiments: au bord de la Méditerranée, il n'y a que des joueurs de mandoline, des fainéants et des tricheurs. Les pays du Club Méditerranée (dans la version purement allemande), la ceinture de l'ail (dans la version anglo-saxonne), tout cela c'est du pareil au même: les gens sérieux, c'est au Nord qu'on les trouve. Et si les Grecs ont des problèmes de trésorerie, qu'ils vendent leurs îles.
Christine Lagarde, notre ministre de l'Economie, n'est pas toujours bien inspirée. De longues années passées outre-Atlantique dans le milieu des avocats d'affaires, cela ne vous prédispose pas à trouver les mots justes quand il s'agit de s'adresser aux contribuables et électeurs français. Mais, pour une fois, elle a placé le débat au bon niveau, en soulignant les limites et les dangers d'un «modèle» allemand de croissance trop exclusivement fondé sur les exportations. La violence de la réaction montre indubitablement qu'elle a mis le doigt là où ça fait mal.
Wolfgang Schäuble, ministre allemand de l'Economie, a paru faire un pas en direction de l'Europe en défendant le projet d'un Fonds monétaire européen (FME). La ficelle était un peu grosse, mais en Europe on a voulu y voir l'expression d'une certaine solidarité avant d'admettre que, pour l'Allemagne, un FME serait avant tout un bon moyen d'imposer sa vision de l'économie. Angela Merkel, piquée au vif par les critiques de Christine Lagarde et d'autres Européens, s'est ralliée tout de suite à l'idée de Wolfgang Schäuble, en insistant sur un point essentiel à ses yeux: la possibilité d'exclure un pays de la zone euro comme on fait sortir de la classe un enfant turbulent.
Le problème, c'est que les autres dirigeants européens ne sont pas vraiment d'accord. Si l'on introduit la possibilité d'exclusion, il faut aussi prévoir la possibilité de sortie volontaire: le mariage à l'essai, c'est valable pour les deux parties. Pourquoi un pays qui ne trouve pas dans l'union les avantages promis n'aurait-il pas le droit d'en sortir selon une procédure définie par les traités? Si vous vous retrouvez à côté d'un grand pays qui ne fait rien pour développer son marché intérieur, mais fait au contraire tout ce qu'il peut pour prendre le vôtre, vous avez quelques raisons de penser que vous avez été trompé et qu'il vaudrait mieux rompre l'union. Mais si l'on accepte l'idée que l'union n'est qu'un mariage à l'essai, on condamne la zone euro.
Mauvaise dans le principe, cette idée d'exclusion pose aussi le problème des critères sur lesquels on juge la politique d'un pays. Dans le contexte de la crise grecque, on voit bien que la gestion des finances publiques serait seule en cause. Or on ne peut fonder un jugement valable sur ce seul critère. Les exemples abondent. A l'origine de la crise économique actuelle, que trouve-t-on? L'endettement excessif des ménages américains. L'Etat fédéral est aujourd'hui en grand déficit, pourquoi? Parce qu'il prend le relais pour soutenir la croissance pendant que ménages et entreprises se désendettent. En Europe, parmi les pays jugés fragiles, l'Espagne figure en bon rang. Or, juste avant que le crise n'éclate, son budget était largement excédentaire; l'Espagne était même en position de donner des leçon de gestion et de vertu à l'Allemagne. Mais sa croissance économique était déséquilibrée, elle reposait trop sur la consommation et la construction, le tout favorisé par un endettement privé excessif. Sa situation n'était pas saine et pourtant personne ne trouvait rien à y redire, puisque son budget était en excédent!
Il n'y a pas un mauvais endettement, celui de l'Etat, et un bon, celui du secteur privé. Il faut avoir une vue d'ensemble et, comme le suggère l'économiste Patrick Artus, n'en surveiller qu'un, c'est faire de l'idéologie. Maîtresse Angela, au lieu de menacer ses partenaires européens, ferait mieux d'arriver à un accord avec ses alliés libéraux sur les mesures destinées à soutenir son économie. En attendant, on peut entendre des Grecs rappeler le comportement des nazis dans leur pays pendant la Seconde guerre mondiale; l'Europe fait un grand bond en arrière. Quel gâchis!
Gérard Horny
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Image de Une: Angela Merkel lors d'un meeting de campagne à Berlin Fabrizio Bensch / Reuters