Diffusé le 20 mars 2009, La Journée de la jupe reste aujourd'hui encore comme l'un des plus gros cartons d'audience de la chaîne Arte, avec 2,2 millions de téléspectateurs et téléspectatrices, soit 9,6% de part de marché. Sorti en salles le mercredi suivant, le film de Jean-Paul Lilienfeld raconte l’histoire de Sonia Bergerac, professeure de français dans un collège sensible, qui vient faire cours en jupe malgré les conseils de sa direction et les réactions négatives des élèves.
Alors qu’elle est au bord de la dépression nerveuse, un événement vient amplifier sa colère face à la discrimination dont les filles sont victimes et le racisme de certains élèves. Après cinq ans sans apparaître à l'écran, c'est Isabelle Adjani qui endosse le rôle de Sonia Bergerac, avec un mordant qui lui vaudra d'ailleurs de recevoir son cinquième César de la meilleure actrice.
Toutes en jupe, c'est fabuleux
C’est un mouvement spontané d’élèves dans un lycée d’Ille et Vilaine qui constitue l'origine de cette fameuse Journée de la jupe. Dès sa diffusion, le film relance le débat sur l’ambiance délétère dans laquelle baignent certains établissements scolaires. L’association Ni Putes Ni Soumises en profite pour lancer un mouvement national, intitulé «Toutes en jupes», le 25 novembre 2010.
Pour l’association, le port de la jupe en public lors d’une journée spécifique a pour but de revendiquer le droit de vivre sa féminité sans subir de moqueries ou de remarques sexistes. Depuis, de nombreuses associations et groupements d’élèves dans des collèges et lycées ont tenté d’organiser leur «Journée de la jupe» avec des succès variables.
Plus de dix années après sa diffusion à la télévision et au cinéma, La Journée de la jupe fait l'objet d'une adaptation théâtrale signée par Jean-Paul Lilienfeld, réalisateur du film et auteur du scénario en solo. L’histoire se déroule désormais en huit clos, dans une salle de classe de lycée. Sonia Bergerac, interprétée cette fois par la comédienne Gaëlle Billaut-Danno, en reste l’héroïne. Au-delà des débats sur la laïcité, les droits des femmes ou la violence dans les zones d’éducation prioritaire, on entretient aussi et surtout que ce qui se passe dans les salles de classe de lycée reste un véritable mystère pour le commun des mortel·les.
Sur les réseaux sociaux, on peut lire des enseignant·es se dire proches du burn out. On les a aussi vu·es mener de longues grèves contre les différentes réformes du gouvernement. Mais si le grand public assume sa défiance envers cette classe professionnelle malmenée, c’est principalement à cause du flou qui règne sur la réalité des salles de classe.
Un sanctuaire et un tombeau
«Vous n'avez pas idée de la pression qui s'empare des profs la première fois qu'ils se retrouvent seuls face à une classe», raconte Étienne, prof d'arts plastiques dans un collège. «Je me souviens précisément de la première fois où j'ai fermé la porte de ma salle et où j'ai réalisé: "ça y est, je suis seul, à huis clos, avec 29 élèves". Ça fait des années qu'on bosse pour ça, et en même temps on n'est pas prêt du tout.»
Étienne enseigne depuis plus de douze ans, il dit adorer son métier, mais il a néanmoins entamé une thérapie en 2010 après avoir réalisé que la plupart de ses cauchemars étaient liés à la salle de classe. «La journée, ça se passait plutôt bien. La nuit, c'était l'enfer. Je rêvais des pires catastrophes, d'incendies, de rebellions. Je rêvais que j'étais soudainement muet, que ma braguette était ouverte, ou que des centaines de jambes me poussaient pour me permettre d'aller m'occuper de tous les élèves en même temps.»
Si son analyse lui a également permis de faire des correspondances entre ses cauchemars d'ordre professionnel et certains pans de sa vie privée, Étienne affirme également qu'il est absolument normal d'être obsédé par la salle de classe. «C'est censé être un sanctuaire, mais ça peut aussi être un tombeau. On a la responsabilité d'une trentaine de gamins à qui on doit enseigner notre matière, mais ce sont aussi trente petits humains avec des profils très variés et des histoires parfois lourdes. Ce ne sont pas de petits robots formatables, ce qui est à la fois une super bonne nouvelle pour l'espèce humaine et un horrible casse-tête pour nous les profs.»
La salle de classe peut être un lieu d'épanouissement absolu comme elle peut être celui de toutes les humiliations. Pour certain·es élèves comme pour leurs professeurs. «Ne vous avisez pas de craquer votre pantalon ou d'avoir un bout de salade entre les dents, sinon vous en entendrez parler pendant des années», soupire Étienne. «En fait la pression est dingue. C'est comme une pièce de théâtre dans laquelle on n'aurait pas le droit à l'erreur. Comme le public est obligé de rester, il est intransigeant avec vous, et vous n'avez pas le droit de quitter la scène. Vous devez être à la fois un bon pédagogue, un agent de sécurité compétent, un roi de la diplomatie, et un maître absolu de vous-même, de votre langage, de votre corps.»
Capitaine de sous-marin
Autant dire qu'Étienne maudit particulièrement celles et ceux qu'il entend dire que les profs n'en font pas assez et que leurs vacances sont trop nombreuses. «Que tous ceux qui critiquent les profs viennent passer une journée dans une salle. C'est loin d'être du farniente. Niveau stress, j'ai plutôt l'impression d'être capitaine de sous-marin.» Un sous-marin auquel les élèves, au fond, semblent tenir plus qu'on ne pourrait le penser. «Il y a un vrai rapport affectif à la salle de classe. D'ailleurs les élèves détestent quand un inspecteur ou un stagiaire vient passer une heure ou une journée dans ma salle. Pas parce qu'ils se sentent surveillés, mais parce que c'est comme si un intrus s'introduisait dans leur maison et cassait leurs petites habitudes.»
Au début de La Journée de la jupe, Sonia Bergerac galère. Elle galère pour obtenir le silence, pour pouvoir enfin prendre la parole dans le calme, pour pouvoir dispenser à ses élèves un enseignement digne de ce nom. «Le film m'avait fait bonne impression sur ce plan-là», reconnaît Thomas Messias, journaliste pour Slate et professeur de mathématiques dans un lycée. «Dans les autres films, en général, on a droit à trois plans sur des élèves chahuteurs qui entrent dans la salle, et ensuite c'est le calme plat, avec le prof qui disserte seul pendant qu'on entend une mouche voler. Mais sauf en de rares occasions, une salle de classe, ça n'est pas ça. Sauf peut-être dans des établissements privés ou bourgeois , là où je n'ai aucune envie d'enseigner».
Les exceptions sont rares: «Récemment, c'est le film La Vie scolaire, de Mehdi Idir et Grand Corps Malade, qui m'a surpris positivement. J'ai trouvé que l'ambiance était assez fidèle à ce qui se passe dans certains établissements de quartiers populaires. Chaque cours ne tient qu'à un fil, il y a souvent des situations à désamorcer dans l'urgence, on sent que certains élèves peuvent glisser du mauvais côté d'un jour à l'autre... Bien sûr, enseigner en REP, ce n'est pas que ça: il y a de beaux moments, les avancées mettent beaucoup de baume au cœur, mais la vision cinématographique est au contraire trop angélique. On n'est ni dans 187 code meurtre ni dans Les Héritiers avec Ariane Ascaride».
Constats d'échec
Au cinéma, juste avant La Journée de la jupe, c’est Entre les murs, collaboration entre Laurent Cantet et François Bégaudeau, qui se veut miroir de la réalité des classes et de leur ambiance. Les deux films évoquent les difficultés de la mixité sociale, les problèmes rencontrés par le corps enseignant face aux élèves ou à l'administration, la facilité à déraper. Chacun à sa manière, La Journée de la jupe et Entre les murs choisissent de se terminer sur un violent échec. Ce sont des œuvres de constat qui ne proposent pas de solution toute faite.
La salle de classe a avant tout servi de décor à mille comédies potaches, faisant du film de prof un sous-genre à part entière de la comédie à la française. Le Plus Beau Métier du monde, Les Profs, Le Maître d’école ou encore Les sous-doués: la liste est longue. Mais elle est aussi, et peut-être de plus en plus souvent, le théâtre de drames humains et sociaux. Récemment, outre Les Héritiers, ce fut notamment le cas du magistral L'Heure de la sortie, avec Laurent Lafitte en prof de français remplaçant.
Plus d'une décennie après sa diffusion à la télévision et au cinéma, La Journée de la jupe reste d’actualité parce qu’aucune solution aux problèmes évoqués n’a été trouvée. Les débats sur la laïcité font l’actualité mais ne créent pas le consensus et les profs relaient perpétuellement le manque de moyens alloués par l’Etat au bon déroulement de leurs cours:
«Je bosse dans une salle sans ordinateur, avec un vidéoprojecteur défectueux, raconte Laure, professeure de sciences physiques. Mon inspectrice me demande d'utiliser davantage l'informatique dans mes pratiques, mais la salle informatique de mon lycée est constamment inutilisable, entre les actes de vandalisme et les problèmes de réseau. Alors on bricole. J'apporte mon ordinateur personnel et je montre des vidéos à des petits groupes d'élèves pendant que d'autres font un autre travail. Sous la contrainte, on doit sans cesse trouver des solutions. Et oui, c'est un peu éreintant.»
«Qu'on alerte notre direction sur le manque de moyens dont nous disposons, sur le mal-être de certains collègues ou sur des cas d'élèves préoccupants, on se heurte souvent à un mur qui nous renvoie un très fort sentiment d'impuissance. Les budgets ne seraient pas extensibles, les problèmes humains hors de notre domaine de compétences... Bref, on nous demande de ne pas trop nous plaindre parce que c'est apparemment pire ailleurs, et on nous file des pansements pour soigner des fractures. Est-ce que ça fonctionne? Je vous laisse deviner.»
Que faut-il alors pour se faire entendre? L’œuvre de Jean-Paul Lilienfeld évoque l’inéluctabilité du drame. En dix ans, sa lecture tristement prophétique n’a pas perdu de sa force.
Crédit photo: BD©Fabienne Rappeneau