Rahan apparaît en mars 1969 dans le journal Pif, aux Éditions Vaillant. Elle s'impose vite comme une des séries phares de l'hebdomadaire: plus de 180 épisodes suivront, assortis de quelques fascinants gadgets en plastique. La plume féconde de Roger Lécureux et le pinceau alerte d'André Chéret font merveille.
Depuis la fin des années 1990, la volonté des descendants de poursuivre la série a conduit à la moderniser: Rahan a connu une femme, est devenu père... Malgré les rééditions en albums, le succès est moindre: tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir une enfance communiste.
Les petites griffes rouges du président Craô
Mâle blond dominant (dans un monde où ses semblables ont presque toujours les cheveux noirs), Rahan a tous les attraits du héros populaire. Beau, loyal, intelligent, courageux, musclé, viril dans son pagne moule-bite, il est le surhomme incarné.
Évidemment, son enfance est tragique, qui fait de lui un double orphelin (coucou Adolphe d'Ennery et ses Deux Orphelines), condamné à courir le monde. Ses parents biologiques ont été massacrés par des «goraks», ou tigres à dents de sabre. Son père adoptif, Craô (Zedong, forcément), meurt écrasé par une pierre volcanique.
Le destin de Rahan se joue cette nuit-là. À l'agonie, Craô lui transmet un collier de griffes d'ours, chacune symbolisant une vertu: la loyauté, la ténacité, le courage... Puis il exhorte son fils à parcourir le vaste monde pour y porter un message de paix. Dès lors, Rahan ne sera plus d'aucune horde, mais «de toutes les hordes».
La conversion de Rahan au craoïsme© l'entraîne dans une Longue Marche sans fin, le collier de griffes lui servant de petit livre rouge. Les premiers épisodes mettent en scène des aventures somme toute classiques: Rahan triomphe d'obstacles naturels, échappe à des ennemis, affronte des fauves... Il tue aussi quelques dinosaures, symboles peut-être de l'ordre ancien et du capitalisme.
Préhistoire de la Révolution
Très vite cependant se met en place une structure narrative originale: découvrant un territoire nouveau, il affronte un clan plus ou moins hostile qu'il quittera après y avoir apporté paix et prospérité. Dans ce monde où règnent la violence et la loi du plus fort, la bonté et l'humanisme de Rahan ne sont pas neutres. Les Éditions Vaillant font partie de la presse communiste: Rahan est à sa manière un propagandiste du Parti. Et sans doute un agent du Komintern parcourant le monde, abolissant des frontières dans une logique internationaliste, pour fonder des tribus démocratiques populaires.
Car ces «âges farouches» sont baignés d'un climat prérévolutionnaire: l'injustice règne, poussant les masses à la résignation plus qu'à l'exaspération. Le ferment révolutionnaire ne se lève qu'avec l'aide de Rahan, justicier prompt à abolir le règne des puissants. Sa modernité est parfois mal perçue de prime abord. Incrédulité, peur, racisme... Presque toujours, son arrivée suscite des réactions d'hostilité.
Le plus souvent, celles-ci sont le fait de mâles dominants, un chef et un sorcier, qui ont établi leur pouvoir sur leur tribu par des moyens fallacieux. Ces deux figures du conservatisme réactionnaire incarnent l'hostilité au changement.
Tels les koulaks dont le grenier regorge de blé, ce sont des profiteurs, au sens léniniste du terme, des ennemis du peuple. Ils vivent en rentiers, s'appropriant les meilleurs quartiers de viande sans prendre part à la chasse. Comme ils mangent plus qu'à leur faim, ce sont les rares hommes gros présents dans la série. En outre, ils affichent des signes extérieurs de richesse de manière ostensible: colifichets, bijoux, etc. Sans aucun égard pour leur peuple, qu'ils exploitent de manière éhontée, ils bâfrent, si possible à l'écart.
Ça ne ruisselle pas beaucoup au Néolithique
Épisode emblématique, La Part des chefs s'ouvre avec la vision d'un enfant affamé, ayant «à peine la force de mâchonner (une) racine». Bien vite, l'on apprend que la nourriture étant rare, les chefs –en l'occurrence, le chef, le sorcier et les deux meilleurs chasseurs– se l'approprient, la coutume voulant que «les meilleurs du clan mangent les premiers». Lorsque des chasseurs reviennent avec du gibier, les chefs prélèvent les plus grosses parts.
Ceux qui viennent ensuite «se partagent ce qui reste, c'est souvent peu, c'est parfois rien!». Face à cette attitude qui le révolte, Rahan invente une balance rudimentaire qui permet de séparer le gibier en tranches égales: «Le partage sera juste! Chacun recevra la même part!» L'Égalité, camarades!
Pour symboliser leur domination du clan, certains chefs ou sorciers vivent dans une hutte en hauteur. Faut-il préciser que ça ne ruisselle pas vraiment vers le Cro-Magnon d'en bas?
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Rahan, fondateur de tribus démocratiques populaires
Pour mettre fin à cette tyrannie capitaliste, Rahan impose rapidement un nouveau chef. Par acclamations, sorte de vote à main levée d'une assemblée constituante unanime, forcément unanime. Parfois, ce nouveau chef est celui qui, le premier, s'est élevé contre la tyrannie. Mais en vain car le peuple reste incapable de s'émanciper lui-même.
Le renversement des tyrannies s'effectue à la sauce marxiste-léniniste: avant-garde éclairée, Rahan est le ferment nécessaire à la Révolution. Il incarne le Parti, délivre la doctrine, formule la stratégie. Ainsi, en bon agent du Komintern, c'est lui qui désigne à la tribu le chef qu'elle doit choisir, fondant ainsi, d'une aventure à l'autre, toute une série de tribus démocratiques populaires.
Et il ne doute jamais. Après avoir adoubé Thamouk (L'Arme qui vole, août 1970), en partageant le repas du clan, le voici qui se réjouit: «Il était certain que ce clan, aveuglé quelque temps par la force, redeviendrait hospitalier et fraternel.»
Jurassic goulag
Rahan recourt à des moyens plus ou moins expéditifs pour débarrasser le prolétariat de ceux qui entravent son émancipation. Il peut ainsi organiser des tueries de masse. Dans La Falaise d'argile, il fait creuser un canal pour submerger des agresseurs par les eaux. Il affirme ne pas aimer tuer «ceux qui marchent debout» mais s'y résout sans grandes difficultés à plusieurs reprises.
Cet ennemi «n'est pas digne de vivre». Celui-ci «méritait de rejoindre le “territoire des ombres”». Il peut aussi nier la condition humaine de ses ennemis au moment de les abattre: «Rahan n'a encore jamais tué un homme... Mais celui qui lui a volé trois saisons de sa vie n'en est pas un!»
L'ordre règne en Rahanie
Contre l'évidence, Rahan répète régulièrement qu'il ne tue pas, imposant une image pacifiste, exaltation du mythe sans «souci bourgeois de la réalité», dirait François Furet. Dans les années 1940-1950, Staline et le PCUS n'étaient-ils pas présentés comme le «camp de la paix»? En cette période d'escalade de la terreur qui mènera aux accords Salt I et II, il lui arrive cependant de se faire le chantre de la paix en supprimant des armes de destruction massive (La Forêt des haches, L'Arme terrifiante).
Parfois, incarnant le tribunal populaire et rechignant aux basses œuvres, il laisse à la tribu le soin de tuer à sa place. La violence des dominants appelant la violence révolutionnaire, la mort de l'ennemi de classe fait intrinsèquement partie de la mission du fils des âges farouches. C'est à cette seule condition qu'une ère nouvelle est possible.
Certains koulaks sont expédiés au goulag. Abandonnés sur une île déserte ou dans une grotte inaccessible, ces australopizeks© sont invités à réfléchir à leurs crimes. Ah, les vertus de la rééducation!
Du Paléolithique, faisons table rase!
Auparavant est venue la mise à bas des traditions, souvent obscurantistes, toujours injustes, parfois cruelles. Contrairement à ce que sa fonction laisse supposer, le sorcier est généralement inculte. «Tarcik sait tout!» clame ce sorcier qui ne sait même pas (ha ha ha) faire du feu avec des silex. Rahan abolit les coutumes, en même temps qu'il élimine ceux qui en tirent profit. Naturellement, ces coutumes visent à perpétuer une société inégalitaire.
Fin connaisseur du matérialisme historique, Rahan n'est pas tant l'instigateur du changement que celui qui le permet, arrivant à point nommé pour résoudre un problème ou abattre une tyrannie. Dans une société profondément inégalitaire, il apporte la paix et la prospérité, cette dernière résultant d'une découverte scientifique ou de grands travaux.
Donnez-lui un levier et il creusera le canal de la mer Blanche: Rahan adore dompter la nature pour la rendre productive. Dans les années 1970, le progrès technique a encore bonne presse. Partageant ses découvertes, suivant le soleil, il apporte très symboliquement la lumière, en frappant des silex, sortant le prolétariat de son obscurantisme.
Chacun des épisodes est l'occasion de croiser de nouveaux hommes, auxquels il porte un message de paix et de tolérance et apporte souvent le progrès. Observant et domestiquant la nature, il multiplie les inventions: ponts, barrages, ailes volantes, gouvernail, dynamite, lasso, loupe, levier, etc. Un savant prodigue: loin de profiter de sa supériorité, Rahan partage généreusement son savoir, laissant en héritage à chaque tribu une de ses inventions et le souvenir d'un homme pas comme les autres. Cette préhistoire baigne dans un climat de révolution industrielle mâtinée de plan quinquennal.
Avec le recul, on s'étonne d'un rapport prédateur, voire vandale, à la nature. Rahan pêche à la dynamite, n'hésite pas à déclencher des incendies pour se protéger... L'écologie n'est pas encore passée par là. Surtout, à l'image du volontarisme soviétique, Rahan ne voit la nature que comme un espace à exploiter, sans se soucier des dommages causés.
La préhistoire d'une illusion
Les années passent. Au fil des épisodes, un changement s'amorce. Rahan cesse d'être un agent actif du Komintern. Le nomade solitaire qui se proclamait «de toutes les hordes, de tous les clans», préfigurant ainsi la Première Internationale, se sédentarise peu à peu. Il retrouve des proches, se marie, a des enfants.
S'amorce un long déclin idéologique (tout parallèle avec le communisme serait fortuit) qui conduit Rahan à abandonner sa tenue de redresseur de torts pour se complaire dans un rôle de gourou prodiguant des bonnes paroles, glorifiant l'accomplissement individuel dans une geste dérisoire, où abondent fleurs et douceurs, et même de la drogue, aux couleurs New Age stupéfiantes.
Comme si, ne se résignant pas à voir mourir ses illusions, il préférait s'abandonner aux délices du Flower Power. En vieillissant, le craoïste de Pif s'est embourgeoisé. Dans son Ehpad farouche, il n'expectore plus qu'avec peine le «Raaaaaah!» triomphant d'une gloire fanée.