Angie Jackson, cette jeune femme de 27 ans originaire de Floride, désormais connue aux Etats-Unis comme «l'avorteuse de Twitter», n'est pas la seule à avoir tenté de dédramatiser l'avortement en livrant au public son histoire personnelle. Depuis que Sherri Chessen qui animait l'émission pour enfant Romper Room a largement évoqué son avortement en public en 1962 après avoir pris de la thalidomide, d'autres femmes ont tenté d'effacer la honte persistante liée à l'avortement en partageant leur expérience. L'auteur Jennifer Baumgardner a récemment lancé une ligne de tee-shirts «J'ai subi un avortement». Un site Internet qui sera bientôt en ligne, ShareWithThree.org, exhorte les femmes à parler de leur avortement à trois amies.
Angie s'expose sur la place publique
La nouveauté, dans le cas d'Angie Jackson, c'est qu'elle a utilisé Twitter et YouTube pour raconter en détail son expérience de la pilule abortive RU-486, s'exposant ainsi à des attaques et jugements de sa vie personnelle. 144.000 internautes ont regardé la première vidéo YouTube d'Angie Jackson au sujet de son avortement; elle a suscité près de 10.000 commentaires. Le bloggeur anti-avortement Jill Stanek a consacré une série en 10 parties sur un blog pour analyser les tweets [messages Twitter] d'Angie Jackson et fustiger longuement le contrecoup qu'elle a subi. Certains commentateurs contestent l'opinion de la jeune femme qui estime qu'une grossesse serait très risquée pour elle. D'autres ont fait preuve de critiques on ne peut plus cruelles, traitant Angie Jackson de meurtrière ou proférant des menaces de morts contre sa famille; un commentateur souhaite même qu'on arrache chacun des membres de son fils, âgé de 4 ans!
Angie Jackson, qui a souffert 98 heures avant de donner naissance à un petit garçon aujourd'hui en difficulté scolaire, explique que sa motivation est de contredire les témoignages que le mouvement anti-avortement aux Etats-Unis cultive ces dernières années, selon lesquels les femmes ayant avorté regrettent souvent leur décision. Alors que la polémique enfle, l'une des parties les plus intéressantes –et motivantes– de son discours est presque passée inaperçue: sa grande proximité avec un mouvement religieux (qu'elle qualifie de secte) qui chante les louanges de la fécondité et de la naissance, et diabolise les interventions médicales, même lorsque l'accouchement des futures mères se passe très mal.
Enfant, elle avait été embrigadée dans une secte
Vingt-sept ans avant la vidéo YouTube de son avortement à domicile, la petite Angie naissait chez elle dans ce que Carol Balizet, sa grand-mère chef d'un groupe religieux marginal, appelait une «naissance à domicile dans le Zion» [selon certaines croyances, le Zion est un endroit sain, un sorte de paradis]. L'accouchement s'était fait sans médecin, infirmière ou sage-femme. Sans médicament ni intervention médicale, les prières et la foi en Dieu suffisaient à assurer une naissance sans difficulté. Carol Balizet est une auteure de thrillers apocalyptiques qui a décidé de «donner la vie» après avoir assisté, en tant que «sage-femme spirituelle», à des accouchements à domicile de femmes de sa région.
Cette pratique, que Balizet a essayé pour la première fois sur une jeune femme dans son église, puis sur la mère d'Angie Jackson, est devenue ce qu'elle appelle son «ministère [au sens religieux] au service du bébé». Peu après, elle a elle-même publié un livre intitulé Born in Zion [Naissance dans le Zion] compilant des articles destinés à préparer spirituellement les parents attendant un bébé pour une naissance à domicile dans le Zion –ce qui implique de purger le foyer de toute énergie démoniaque et de leur donner des prières de guérison par la foi. Angie Jackson estime qu'il s'est vendu à 400.000 exemplaires polycopiés et reliés, souvent distribués dans des églises et lors de conférences de scolarité à domicile données par Balizet.
Angie et ses frères et sœurs ont reçu une éducation à domicile pendant une courte période. En maternelle et durant le primaire, elle accompagnait régulièrement sa grand-mère aux domiciles de ses adeptes de Tampa (Floride) qui allaient accoucher ou dans des sectes voisines. Armée d'un grand pot de glace rempli de craies, la petite Angie patientait des heures et, une fois même trois jours, assise dans la cuisine des familles, conformément aux prescriptions de sa grand-mère en matière d'accouchement à la maison. Elle estime avoir assisté, avant le CE2, à près de 70 naissances avec sa grand-mère.
La foi d'Angie se renforce
Un jour, Carol Balizet a emmené sa petite-fille dans la pièce où avait lieu l'accouchement pour qu'elle «pose ses mains» sur un bébé prématuré, apparemment mort-né, se disant que Dieu prêterait plus attention aux prières d'un enfant. La petite fille s'est donc exécutée et a posé ses mains sur le minuscule nouveau-né tout blême. Puis elle s'est mise à lancer, comme une attaque, les prières qu'on lui avait enseignées. L'enfant, qui n'avait passé aucun test médical après sa naissance, a commencé à respirer, ce qui a conforté durablement la croyance d'Angie Jackson en la guérison par la foi. «Je me suis dit que j'avais ramené un [enfant] mort à la vie. Je ne crois pas qu'autre chose aurait pu davantage renforcer ma foi en Dieu.»
Les enseignements de Balizet sur l'accouchement à domicile tirent leurs bases extrémistes, entre autres, dans le Pentecôtisme. Carol Balizet a énoncé un précepte selon lequel les chrétiens devaient éviter les «sept systèmes de Satan», qui concernent notamment la banque, l'éducation publique, le gouvernement et les grandes religions. Angie Jackson affirme que sa grand-mère n'était intransigeante que sur le fait qu'il faut fuir la médecine en tant qu'institution. Elle la considérait comme une religion païenne, où les médecins jouent le rôle de grand prêtre ou de «sorciers», qui font des sacrifices à travers des incisions chirurgicales et des offrandes à César et à l'esprit de l'humanisme laïc en pratiquant des césariennes.
Bien que 4 des 5 des filles de Balizet soient nées par césarienne, elle a enseigné à ses adeptes que les difficultés durant l'accouchement étaient des créations spirituelles des femmes, causées –par exemple– par une foi insuffisante en Dieu ou des disputes entre les parents. De nombreux chrétiens conservateurs, qui sont pourtant de véritables dévots –qui fondent des familles extrêmement nombreuses ou vivent quasiment en ermite– ont rejeté cette conviction, car ils la trouvent trop absolue. Mais d'autres y ont adhéré.
Une secte qui, au lieu de donner la vie, donne la mort
«Son activité, qui marchait grâce au bouche à oreille, ne lui coûtait vraiment pas cher. Et elle cadrait parfaitement avec le mode de vie des quiverfull ou des évangélistes fondamentalistes», reconnaît Angie Jackson. «L'idée des accouchements à domicile, de l'autosuffisance et de la foi totale en Dieu –il y avait déjà un marché pour tout ça.» Grâce à l'aide de pasteurs du mouvement Word of Faith et d'une kyrielle de grandes organisations de femmes fondamentalistes, telles que Above Rubies, Angie a vu le bulletin d'information de sa grand-mère atteindre les 28.000 abonnées.
Plusieurs familles ont fait les frais des enseignements de Carol Balizet. En 2001, une Australienne de 31 ans, mère et de cinq enfants, est morte après plusieurs semaines d'hémorragie post-natale et de tuméfaction, sans avoir reçu de soins médicaux. (La directrice d'Above Rubies Australie est venue déclarer sur une chaîne télé locale que les épreuves de cette mère montraient qu'elle «recherchait la vérité et qu'elle est partie dans la foi».) En outre, en 1999, plusieurs enfants ont péri, dont deux bébés dans la secte d'Attleboro (Massachusetts). Leurs parents avaient suivi les enseignements de Balizet au point de faire preuve d'une grave négligence. Même sort pour un petit garçon nommé Harrison Johnson, qu'Angie Jackson avait gardé lors d'une conférence «Naissance dans le Zion» sur le terrain de caravaning de sa grand-mère à Tampa (Floride). En 1998, le petit Harrison s'était fait attaquer par un essaim de guêpes et a été piqué 432 fois. On lui a prodigué, pour seul traitement, une série de prières. Sept heures plus tard, il a succombé à ce nombre effroyable de piqûres.
«Ça m'a vraiment remuée. Je connaissais ce petit garçon, je connaissais ses parents. Je croyais en la guérison par la foi, et les journaux assimilaient ma grand-mère à une secte», raconte Angie Jackson. «Ce n'est que 11 ans plus tard que j'ai appris l'existence des autres catastrophes, lorsque j'ai recherché le nom de ma grand-mère, associé au mot "culte" dans Google. Et c'est là que j'ai vu que d'autres gens avaient souffert.»
La révélation
Dans les deux mois qui ont suivi, Angie Jackson, qui avait alors 25 ans et s'occupait de son bébé, a vite perdu sa foi. Alors qu'elle avait tenu un blog pour sa grand-mère dans le cadre de son activité religieuse, elle n'a pas tardé à créer un autre blog antithétique, Angie l'antithéiste, où elle parle fréquemment de l'athéisme et des abus de la guérison par la foi. Quand Angie Jackson a commencé à alimenter son blog et à écrire des tweets au sujet de son avortement, le mois dernier, «la transition entre le fait d'être née à domicile et d'avoir fini par avorter à domicile [lui] a donné le sentiment d'avoir bouclé la boucle». Angie Jackson écrit actuellement un livre qui raconte son enfance dans la maison de Carol Balizet, dont le titre provisoire est Birth and Death: Life of a Newborn Cult [Naissance et mort: la vie d'un culte qui vient de naître].
«J'aime dire que je suis allergique aux secrets», confie Angie Jackson. «J'ai vécu une enfance marquée par des tromperies et un certain fondamentalisme, où secrets et mensonges étaient monnaie courante. Ces deux dernières années, j'ai pris la ferme décision de me livrer là-dessus. C'était donc naturel pour moi de parler de tout dans mes écrits.»
Les tenants de l'avortement reconnaissants envers Angie
Kate Cosby Cockrill, directrice de programme des aspects social et émotionnel du programme d'avortement de l'Université de Californie à San Francisco, explique que le prix de la révélation de son avortement est souvent plus élevé que les avantages qu'on en retire au niveau individuel. Les condamnations que s'est attirées Angie Jackson le montrent bien. «La stigmatisation consiste à coller une étiquette sur quelqu'un, en faire un stéréotype, et à l'écarter de la norme.» C'est ce que dénonce Cosby Cockrill. «On peut le faire avec 500 femmes, 100.000 femmes ou 2 millions de femmes.»
Depuis 1973, entre 45 et 52 millions de femmes ont subi un avortement. Mais très peu d'entre elles en parlent, même à des amies, regrette Charlotte Taft, directrice d'Abortion Care Network, le plus grand réseau de cliniques spécialisées dans les grossesses non prévues aux Etats-Unis.
Mais peut-être que le milieu hors du commun dont est issue Angie Jackson, que peu de femmes connaîtront, a le mérite de lui avoir donné une volonté extraordinaire de partager son expérience avec le public. Et, rien que pour cela, les partisans de l'avortement lui en sont reconnaissants.
Et Charlotte Taft de métaphoriser: «Quand vous avez un secret, il ne peut rester confidentiel que si des gens essayent à tout prix de le découvrir.»
Kathryn Joyce.
Traduit par Micha Cziffra
Photo: capture d'écran de YouTube