Lorsqu'elle arrive chez Flammarion, sa maison d'édition, avec quarante minutes de retard, Constance Debré est confuse. Elle s'excuse à plusieurs reprises. Son attachée de presse nous avait prévenue, «ce n'est pas son genre, elle est toujours ponctuelle». Mais ce jour-là, elle avait oublié. On répond que ce n'est pas grave, que ça arrive à tout le monde.
Pour beaucoup, elle n'est pas vraiment «tout le monde». Fille de, petite-fille de, nièce de. Son nom fascine. Pourtant, elle ne croit pas vraiment au déterminisme.
Quand on lui demande si le dépouillement matériel évoqué dans Love me tender lui vient de son éducation, elle coupe direct: «Mais pas du tout! Je suis lasse des explications exclusivement psychologiques et toujours liées à l'enfance. Je ne dis pas que ça n'a aucune incidence, mais je pense que c'est un élément de compréhension parmi d'autres. Il y a le caractère, il y a les influences qu'on se choisit à travers la lecture notamment et l'intelligence.» En 2018, elle signe sa première autofiction avec Playboy où elle racontait la rupture avec son mari et la découverte de son homosexualité, la fin de sa carrière d'avocate et sa nouvelle vie d'autrice. Deux ans plus tard, elle fait face à cet ancien mari dans Love me tender qui l'accuse d'inceste et de pédophilie sur son fils, dont elle perd la garde, à la suite de son coming out.
Sans source de revenus, elle vit avec très peu. D'abord dans un studio puis dans une chambre de 9 mètres carré avec pour seul meuble un matelas «de 120 acheté à Stop Affaires, rue Saint-Maur, et une planche et des tréteaux, 17,90 euros l'ensemble au Bricorama de l'avenue de Flandre, je n'aime pas les objets, je n'ai pas de casseroles, pas de couverts, pas d'assiettes, sauf en carton pour ne pas faire la vaisselle, je n'ai pas d'argent parce que je m'en fous, parce que je préfère écrire que travailler», détaille-t-elle dès le début du livre. Puis, elle squatte sur les canapés d'amis et chez les femmes qu'elle rencontre.
Un choix politique
Constance Debré n'a jamais jamais aimé acheter, un acte qu'elle qualifie de «mortifère». Quand elle se retrouve sans argent, elle décide alors d'aller jusqu'au bout de quelque chose qu'elle avait déjà entamé: se défaire d'une conception matérialiste. «C'est très profond chez moi depuis longtemps, explique-t-elle. On peut sans doute posséder des objets et des appartements et s'en foutre. Néanmoins, la possession m'a toujours paru comme quelque chose de totalement régressif, infantile, un rapport au monde piégeux.»
L'écrivaine ne se proclame pas pour autant d'une pureté irréprochable, mais elle observe que la société de consommation peut aussi «faire taire les gens». Elle ne dirait pas non à un peu plus de «fric» car ses 14 mètres carré actuels lui «tapent un peu sur les nerfs» mais «dans toutes positions, il y a de l'inconfort et je préfère celui-là que d'autres.» Son ami, l'écrivain Philippe Joanny n'est pas tout à fait d'accord: «Constance a une vision très pure des choses, il n'y a pas d'espace pour la nuance, notamment sur la politique et l'argent.»
Marquée par la lecture de Marx à 18 ans, elle déplore également qu'on puisse se dire de gauche, «devenir propriétaire d'un appartement et faire de la déco avec des bougies et des avantages. Il faut être cohérent avec ce qu'on pense». Une position pas toujours facile à assumer en 2020 même si tout le monde trouve que c'est «super cool». «De près, c'est différent, ça déplait souvent, notamment aux filles, qui au bout d'un moment me demandent: “Tu ne veux pas bosser, avoir un appart, partir en week-end?”»
«Chaque jour, je descendais des meubles, des livres, des fringues. Je mettais tout sur le trottoir.»
Page 118, le message cogne: «Mon programme, c'est le moins de propriété possible. Avec les choses, avec les lieux, avec les êtres, avec mes maîtresses, mon fils, mes amis. Je pensais que c'était ça aussi l'homosexualité. J'imaginais que les gouines seraient aussi cool que les pédés dans l'inventions des choses. Je pensais à Edwige Belmore, Kathy Acker, Dorothy Allison, Nathalie Barney ou même à Beth Ditto. J'étais victime du marketing. Les filles que je croise veulent un appartement, un chien, des gosses, je suis leur mauvaise pioche.»
Mais la romancière n'a pas vraiment le temps de répondre à ces requêtes-conquêtes, elle est pressée. Elle doit s'alléger pour faire de la place. «J'ai découvert la vie à 45 ans donc je n'ai pas le temps. Par ailleurs, pour faire entrer du neuf, il faut se débarrasser de l'ancien. Les révolutions à l'anglaise où on fait les choses progressivement, ça ne marche pas ou ça prend cinquante ans. Moi, je n'ai pas le temps. Quand je passe d'un truc à un autre, j'ai besoin que ce soit radical, brutal.» Et concrètement, ça passe par changer d'appart, se débarrasser du matériel et faire le vide. Elle fait très attention à ne pas avoir plus de jeans ou de livres.
«Chaque jour, je descendais des meubles, des livres, des fringues. Je mettais tout sur le trottoir. Ce n'était même pas la peine d'appeler les encombrants, tout disparaissait, je regardais par la fenêtre, c'était magique, les petites fourmis du VIe dépiautaient tout, ramassaient tout. Les livres, au début, on croit qu'on ne peut pas pas, Homère, Beaudelaire, Musil, Duras, on n'ose pas. Et puis on s'aperçoit qu'on peut très bien, qu'il ne se passe jamais rien avec les choses. J'ai tout jeté», écrit-elle. La réflexion est mûrie, tout comme son phrasé. Avec un rythme implacable, les mots claquent, percutent. Elle fait ce qu'il y a de plus difficile: écrire simplement, sans surplus et sans s'encombrer.
À la faveur de l'action
Vivre avec peu pour rester concentrer sur l'essentiel. Il y a quelque chose d'assez religieux dans la démarche. «Bien sûr, mais ce n'était pas pour me rapprocher de Dieu. C'est plus un geste de marin pour embarquer. Quand vous avez peu de choses, quand votre vie tient dans un sac de voyage, vous pouvez partir en cinq minutes.» Constance Debré aime l'aventure, elle convoque vite les cow-boys, les États-Unis et leur culture de la route, les braqueurs, la cavale. Ça permet aussi de s'ouvrir à de nouvelles choses. «La liberté, c'est de pouvoir partir demain sans être retenu par un lieu, par rien. Et c'est impossible avec un loyer à payer tous les mois.» Philippe Joanny le confirme: «Constance est une aventurière et elle a fait ce que tout le monde rêve de faire: larguer les amarres.»
Séduite par toutes les lectures de rébellion, comme la révolution de 1848, elle y note aussi une beauté du geste qu'elle trouve juste. «Je suis assez sensible à la colère de l'injustice, je n'ai pas été avocate par hasard», observe-t-elle.
«Après 2000 ans de philosophie, la question est: que doit-on faire de nous-même?»
Pourtant, dans Love me tender, l'injustice est criante mais pas décriée. «Je reste quelqu'un de calme. J'ai une colère froide dans une situation d'injustice. Une existence traversée de moments injustes, c'est une existence, une existence pleine, pas un scandale. Lorsque ça m'arrive, ça m'intéresse. La violence m'intéresse. Comment on y résiste? Notre capacité d'adaptation m'intéresse. Comment se replace-t-on ailleurs? Selon moi, la liberté se trouve là. On se déplace, on ne meurt pas. Tant que je ne suis pas morte, l'autre n'a pas gagné.»
Constance Debré se situe toujours dans l'action. À la psychanalyse et à la compréhension d'elle-même, elle préfère savoir ce qu'elle va faire d'elle-même dans l'heure qui suit ou la journée qui vient. «Après 2000 ans de philosophie, la question est: que doit-on faire de nous-même? Ça m'intéresse plus que pourquoi on est comme ci ou comme ça.» On vous l'a dit, elle n'aime pas le déterminisme.
On évoque quand même son milieu d'origine: «Ma mère, c'étaient des aristos un peu tarés dont elle essayait de se défaire. Mon père, c'était plus un bourgeois retenu, étouffant. Mes parents étaient très libres, très cultivés, très aimants, très forts et très fragiles. Ils se sont camés jusqu'à la mort ou le désespoir, c'est une forme de destin. Les aristos par rapport aux bourgeois attachent moins d'importance à la matière. L'obsession de la noblesse, c'est l'honneur. Leur point commun à tous? Ils ne travaillaient pas pour l'argent.»
de Constance Debré
Éditions Flammarion
Paru le 8 janvier 2020
192 pages. Prix: 18 euros.