À Burlington, Vermont
Le tableau est désormais clair: c'est «Bernie vs everybody». Au lendemain du fameux Super Tuesday, où quatorze États américains se sont prononcés le même jour dans le cadre de la primaire présidentielle démocrate, le sénateur du Vermont Bernie Sanders est dans l'embarras.
En l'espace de quelques jours seulement, l'ex-maire Pete Buttigieg, la sénatrice Amy Klobuchar et l'ancien maire de New York Michael Bloomblerg ont tous trois subitement quitté la course pour rallier officiellement l'ancien vice-président Joe Biden –un solide front commun modéré, explicitement destiné à freiner le très progressiste Sanders.
Joe Biden, Pete Buttigieg et Amy Klobuchar lors du débat de la primaire démocrate organisé à Las Vegas le 19 février 2020. | Mario Tama / Getty Images North America / AFP
Dans les cordes mais pas encore KO, Sanders et ses supporters misent maintenant sur un possible ralliement de l'autre candidate progressiste venant tout juste de quitter la course, la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren.
Le 5 mars, Sanders disait avoir évoqué la question avec cette dernière, mais celle-ci ne s'est pour l'heure pas prononcée. Quoiqu'il en soit, les modestes résultats enregistrés jusqu'ici par Warren laissent planer le doute sur le potentiel de regain qu'offrirait son aide.
Le coup est dur pour le sénateur: annoncé grand favori du Super Tuesday, celui-ci escomptait y prendre une avance le mettant à l'abri de toute remontée adverse. C'était avant que le camp modéré opère, en quelque soixante-douze heures, un spectaculaire regroupement stratégique à la veille du scrutin.
Alors que l'on attend toujours les derniers décomptes, Bernie Sanders ne terminera vraisemblablement qu'au coude-à-coude avec Joe Biden (voire derrière) dans la course aux délégué·es nécessaires pour remporter l'investiture démocrate.
Combat contre l'establishment
En cette soirée du 4 mars, la pilule est dure à avaler pour les soutiens de Bernie rassemblé·es en banlieue de Burlington, dans le Vermont: «Ils essaient tout simplement de lui barrer la route, ils ne veulent rien entendre de ce qu'on a à dire», regrette Rick, vénérable septuagénaire venu revoir le candidat qui fut autrefois maire de la ville. «Ils», ce sont les caciques du parti démocrate, l'establishment, auquel Sanders mène la vie dure depuis sa campagne présidentielle de 2016.
Ironie du sort, Rick est bien placé pour les comprendre: «Je faisais partie des sceptiques, quand Bernie était maire puis représentant au Congrès. J'ai changé d'avis quand il s'est lancé pour le Sénat: j'ai remarqué qu'en vingt ans de politique, il était toujours resté le même. J'ai compris que c'était un vrai», sourit-il.
Là où les fidèles voient une constance forçant le respect, l'establishment démocrate, lui, perçoit plutôt une dangereuse rigidité: deux visions irréconciliables, dans une présidentielle à haut risque.
Dans l'immense halle vermontoise accueillant les partisan·es de la première heure, les discussions sont animées: le pacte forgé du jour au lendemain par le bloc centriste résonne comme une déclaration –certes polie– de guerre.
La newsletter adressée quelques heures auparavant par la campagne de Sanders à ses supporters ne mâche pas ses mots: «L'establishment a fait son choix: n'importe qui plutôt que Bernie Sanders. […] On le voit dans les personnes quittant la course pour nous empêcher de remporter la nomination. Ce n'est pas grave. On l'a toujours su. Vous l'avez toujours su. Maintenant au moins, c'est clair pour tout le monde.»
Bernie Sanders en conférence de presse dans son QG vermontois de Burlington, le 4 mars 2020. | Alex Wong / Getty Images North America /AFP
Boudé par l'électorat noir
Si le camp progressiste est prompt à blâmer ces jeux d'alliance pour expliquer la déconfiture du Super Tuesday, quelques dures réalités persistent: «La campagne de Bernie a tout simplement sous-estimé l'appui des communautés afro-américaines à Joe Biden», constate Garrison Nelson, professeur de science politique à l'université du Vermont, qui a côtoyé Sanders à travers les années.
Incluant de nombreux États du Sud, le Super Tuesday a de fait vu Joe Biden récolter des scores écrasants auprès de l'électorat noir: 62% en Caroline du Nord, 69% en Virginie, 72% en Alabama, selon les sondages de sortie des urnes réalisés par CNN.
Ce déficit d'appui, Bernie Sanders en souffrait déjà en 2016, et il a cru à tort l'avoir résorbé, estime Nelson: «Bernie n'a pas su créer une relation d'intimité avec la population afro-américaine. Il a conservé la vision condescendante d'une “minorité” maltraitée qu'il s'agit de sauver, rhétorique qui agace une bonne partie de la communauté.»
Une exception s'observe toutefois auprès des jeunes afro-américain·es, qui ont majoritairement appuyé Sanders, notamment au Texas. Le hic: le taux de participation des millennials, sur lequel les stratèges du Vermontois ont énormément misé, s'est avéré décevant, toutes communautés confondues.
Flamme persistante mais vacillante
Pari risqué, erreurs d'appréciation et alliance adverse impromptue seraient en somme les principaux ingrédients de l'amer cocktail fraîchement servi à Bernie Sanders. Peut-il s'en relever? Si la question était posée à Jean-Pierre Raffarin, il répondrait sans doute que «la route est droite, mais la pente est forte».
L'appui officiel apporté à Biden par Pete Buttigieg (issu de l'Indiana) et Amy Klobuchar (représentant le Minnesota) risquent d'entamer le potentiel de Sanders dans plusieurs États du Midwest (Michigan, Illinois, Ohio) qui voteront dans les deux prochaines semaines.
Qui plus est, alors que Sanders disposait jusqu'ici d'une machine de levée de fonds sans égal, le ralliement du milliardaire Michael Bloomberg régénère un Joe Biden longtemps sans le sou.
Bernie Sanders est donc désormais contre tous, mais pas seul. Le rassemblement de Burlington, où se pressaient plus de 3.000 supporters arborant de vieux t-shirts des premières campagnes électorales de Sanders, en atteste: le septuagénaire continue de drainer les foules et de soulever l'enthousiasme, à coup de concerts de Public Enemy et de Vampire Weekend.
Si Joe Biden accumule les appuis de la vieille garde démocrate, Bernie fait pour sa part campagne avec le documentariste Michael Moore et surfe sur le soutien d'Ariana Grande.
«On vote pour lui parce qu'il a transformé notre ville, nos enfants votent pour lui parce qu'ils le trouvent cool», glisse l'épouse de Rick.
Coalition difficile à élargir
Passé ce statut de rock star, dans les urnes, c'est surtout la communauté hispanique qui se révèle être un solide appui pour celui qu'elle surnomme affectueusement «Tío Bernie» («oncle Bernie»). Au Super Tuesday, le candidat a été appuyé par 41% de l'électorat latino du Texas et par 49% de celui de Californie, indiquent les sondages réalisés par NBC.
«Cela va sans doute beaucoup l'aider en Arizona et au Nouveau-Mexique, avance Garrison Nelson, mais pas en Floride, où la très grande communauté d'origine cubaine lui tient rigueur de ses déclarations jugées ambigües sur le régime castriste.» L'enjeu est de taille, car la Floride est le quatrième État en nombre de délégué·es.
À un meeting de Bernie Sanders à Phoenix, en Arizona, le 5 mars 2020. | Laura Segall / AFP
De fait, la suite de la course s'annonce très difficile pour le sénateur du Vermont. Même si beaucoup de ses idées progressistes séduisent une majorité de la base démocrate, plusieurs données suggèrent qu'il n'a en définitive que peu élargi sa coalition électorale de 2016.
C'est donc plutôt une autre question, plus profonde, qui se pose désormais: Bernie Sanders le franc-tireur peut-il se réinventer pour tenter de faire de nouveaux et nouvelles adeptes? Ses stratèges, à tout le moins, y travaillent.
Garrison Nelson, lui, a ses doutes: «Bernie souffre de l'aveuglement de l'idéologue. Il ne change pas, il ne peut pas changer. Il a 78 ans, et il est têtu. Il y a une grande différence entre la constance et la rigidité, et j'ai bien peur que Bernie soit plus rigide que constant.»