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La guerre russo-turque n'aura pas lieu

Temps de lecture : 5 min

Aucun des deux pays n'y a intérêt. Et surtout pas Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan.

Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine au Salon international aérospatial de Moscou le 27 août 2019. | Maxim Shipenkov / POOL / AFP
Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine au Salon international aérospatial de Moscou le 27 août 2019. | Maxim Shipenkov / POOL / AFP

Y a-t-il un vrai suspense? La rencontre de ce 5 mars entre Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine –après que ce dernier a rejeté une réunion à quatre avec Angela Merkel et Emmanuel Macron– risque-t-elle de conduire à une guerre entre la Turquie et la Russie sur la Syrie? Ou au contraire, peut-elle aboutir à un cessez-le-feu et un accord?

Cette rencontre entre le Turc et le Russe survient une semaine très exactement après que trente-trois soldats turcs ont été tués à Idleb, au nord-ouest de la Syrie, par des frappes aériennes syriennes et russes. Recep Tayyip Erdoğan aurait, dit-il, téléphoné dès le lendemain à Vladimir Poutine pour l'enjoindre de se tenir à l'écart et de laisser la Turquie agir et «faire le nécessaire» contre le régime syrien.

De fait, le président turc semble avoir bénéficié de ce que l'on pourrait appeler, cyniquement, une fenêtre d'opportunité pendant environ soixante-douze heures. En envoyant en représailles dans le ciel syrien –sans que Vladimir Poutine n'ait paru s'y opposer– ses drones de combat, l'état-major turc, secondé par des supplétifs syriens opposés à Damas, a infligé de nombreuses pertes matérielles et humaines aux forces armées syriennes, ainsi qu'à leurs milices chiites iraniennes et au Hezbollah.

La deuxième armée de l'OTAN, en effectifs, a également abattu trois avions syriens, soulevant l'enthousiasme de la population syrienne opposée à Bachar el-Assad. C'était la première fois en neuf ans de guerre et près d'un demi million de morts syriens qu'une armée étrangère s'attaquait sévèrement à celle d'el-Assad.

Parallèlement à cela, usant d'une rhétorique religieuse, militaire et nationaliste désormais éprouvée, le président turc a tenté d'amoindrir le choc qu'a causé dans la population turque la mort de ces trente-trois «martyrs» en inscrivant l'opération d'Idleb dans la continuité historique de la guerre d'indépendance turque du début du siècle dernier.

Enfin, plusieurs municipalités du parti au pouvoir (AKP) ont affrété des bus pour déposer des centaines de réfugié·es à la frontière gréco-turque tandis que plusieurs canots bondés d'hommes, de femmes et d'enfants filaient vers les îles grecques. Objectifs du président turc: détourner les responsabilités sur l'Europe alors que quatre Turcs sur cinq ne veulent plus des quelque 3,6 millions de réfugié·es syrien·nes sur leur sol, et tenter d'obtenir son soutien pour gérer le million qui se presse à la frontière turque, fuyant la région d'Idleb sous les bombardements depuis plusieurs semaines.

Quelle influence turque en Syrie?

Le fait que cet afflux de réfugié·es puisse mettre à mal la déjà bien fragile cohésion européenne, et nourrir son extrême droite, n'est pas pour déplaire au chef du Kremlin. Lequel sort plus renforcé qu'on ne pourrait le penser des affrontements turco-syriens de ces derniers jours. En détournant le regard, Vladimir Poutine a permis à Recep Tayyip Erdoğan de venger la mort de ses soldats et donc de sauver un peu la face auprès de son opinion publique.

Et il a du même coup rappelé à Bachar el-Assad qu'il ne pesait pas grand-chose sans le soutien militaire du grand frère russe. À la suite de quoi il a fait annoncer par son ministre de la Défense, la «fin de la partie», autrement dit que les appareils turcs ne seraient plus à l'abri dans l'espace aérien syrien. Tout est donc en place pour la rencontre du 5 mars.

Ce qui est en jeu désormais? L'étendue de la présence et de l'influence turques en Syrie. Au terme de ses trois précédentes opérations militaires, Ankara a réussi à prendre pied à Afrin et dans sa région (2018) puis sur une zone frontalière de 100 kilomètres de long et de 30 kilomètres de profondeur allant de Tall Abyad à Ras al-Aïn (2019). Le but étant de se garantir une ceinture arabe au nord de la Syrie contre les visées autonomistes kurdes, vieux rêve turc qui remonte à bien avant Erdoğan. Ceinture qui permettrait à ce dernier d'y transférer une bonne partie des réfugiés syriens actuellement sur son sol.

Depuis l'accord de Sotchi en 2018, Ankara a également autorité sur cette fameuse poche d'Idleb, frontalière aussi, comprenant trois millions de personnes dont nombre d'entre elles ont fui, une, deux voire même trois fois, des zones bombardées. Outre une dizaine de postes militaires turcs, cette région est traversée par deux axes routiers stratégiques. C'est la dernière qui échappe désormais à Damas, laquelle s'est lancée dans sa reconquête, soutenue par Moscou, au risque de la vider de ses civils, et d'entrainer une catastrophe humanitaire, comme on le voit avec le nouveau million de réfugié·es qui se pressent à la frontière turque.

Une rencontre capitale

Pour justifier l'offensive militaire sur Idleb, les Syriens et les Russes accusent les Turcs de ne pas avoir rempli le contrat de Sotchi, selon lequel ils s'étaient engagés à réduire la puissance des groupes djihadistes qui se sont repliés sur cette région. Or, depuis 2017, Ankara "recycle" c'est-à-dire forme, entraîne et rémunère des combattants anti-Assad, qu'elle a regroupés sous le nom d'Armée nationale syrienne.

Ces supplétifs, arabes pour l'essentiel, souvent anti-kurdes, qu'on estime être au moins 20.000, ne sont idéologiquement pas homogènes mais comptent en leurs rangs plusieurs anciens membres de Daech. Leurs exactions ont été plusieurs fois documentées et dénoncées. De plus, Idleb constitue la base territoriale du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS), issu d'Al-Qaida. Sans oublier que c'est dans cette région, sous influence turque, que se cachait Abou Bakr al-Baghdadi, le calife proclamé du groupe État islamique, tué par un raid des forces américaines en octobre 2019.

Face aux visées syriennes, le président turc réclame quant à lui le retour à l'accord de Sotchi, entendu comme le départ d'Idleb des forces de Bachar el-Assad et des milices chiites iraniennes, ainsi que le retour aux frontières telles que définies alors.

Cette rencontre du 5 mars pourrait donner lieu à un accord de cessez-le-feu, et Recep Tayyip Erdoğan obtenir une nouvelle zone tampon –sans doute pas aussi étendue cependant que celle qu'il réclame. En contrepartie, il devrait lui être demandé de neutraliser Hayat Tahrir al-Cham, ce à quoi il s'était engagé sans le faire.

La mort des trente-trois soldats turcs à Idleb est encore très fraîche dans les esprits en Turquie. Toute la difficulté pour Recep Tayyip Erdoğan sera de ne pas donner l'impression de trop céder. Sa marge de manœuvre est étroite. Le président turc a gagné, grâce au président russe, une place sur la scène moyen-orientale et internationale mais dépend de Moscou pour sa politique d'endiguement kurde en Syrie. Seul un soutien européen et américain pourrait renforcer sa position. Or pour l'instant, Recep Tayyip Erdoğan relève surtout de Vladimir Poutine, lequel, après avoir éloigné la Turquie de l'Union européenne et de l'OTAN, et développé la coopération énergétique avec Ankara, veut sans doute encore capitaliser sur ce lien. D'autant qu'il peut compter sur l'opposition turque, le parti républicain du peuple (CHP), dont une aile possède un vieux fond baaasiste, en faveur de la reprise du dialogue avec Damas.

Si la rencontre du 5 mars ne devait pas se conclure par un accord, qu'il soit secret ou public, et si Recep Tayyip Erdoğan maintenait le tempo militaire de ces derniers jours face à l'armée syrienne, il ne fait aucun doute qu'il trouverait l'Iran et la Russie contre lui.

Problème: si l'armée syrienne ne pèse pas lourd face à l'armée turque, sans accès à l'espace aérien, cette dernière n'est absolument pas formée pour conduire une campagne militaire au long cours dans une situation insurrectionnelle menée par les milices chiites iraniennes et le Hezbollah, alliés à Damas et à Moscou. Or l'opinion publique turque est de plus en plus critique à l'égard de cette quatrième intervention militaire et n'a aucune envie d'envoyer ses enfants «combattre et mourir pour la Syrie».

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