Politique

Qui vote Rassemblement national? Trois portraits en Occitanie

Temps de lecture : 8 min

Cinsault, les époux Chardonnay et Olivette invoquent des raisons différentes, pour un choix convergent.

Un bulletin de vote de l'élection présidentielle de 2017. | Loïc Venance / AFP
Un bulletin de vote de l'élection présidentielle de 2017. | Loïc Venance / AFP

Le vote Front national (Rassemblement national depuis 2018), souvent associé à des territoires périurbains, a pris en 2012 une ampleur nouvelle dans les zones rurales, ce qu'ont confirmé les élections postérieures (même si le phénomène semble s'être stabilisé avec les départementales de 2015, avec les présidentielle et européennes de 2017 et 2019).

Quelles sont la signification et la spécificité du vote frontiste dans ce milieu souvent considéré comme conservateur ou modéré? Comment saisir et qualifier les logiques du vote FN en milieu rural? À travers notre enquête de terrain (note de la Chaire citoyenneté de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye à retrouver en intégralité ici), nous avons découvert une très grande diversité de profils dans l'électorat frontiste. Nous cherchons à reconstituer, à travers des profils d'électeurs et d'électrices, la diversité des motivations et des sens d'un vote frontiste rural.

Notre terrain d'étude se situe en Occitanie, région où Marine Le Pen a dépassé de deux points la moyenne nationale en recueillant 23% des suffrages au premier tour de l'élection présidentielle de 2017. Il se situe dans le département (fictif) des Pyrénées-Maritimes. L'enquête porte sur l'analyse du vote dans deux communes que nous fusionnons ici sous l'appellation «Carignan», symbolisant un territoire à dominante viticole. Ces communes comptent chacune quelques centaines d'habitant·es et sont situées à environ 50 kilomètres de la grande agglomération la plus proche.

Portrait n°1: Cinsault

Cinsault est natif de Carignan où il est viticulteur. Il a beaucoup de parents dans la commune. Il est propriétaire. Cinsault a arrêté les études très tôt. Il a un niveau primaire. Cinsault est très investi dans la vie associative et politique locale. Chasseur, il a participé aux comités d'action viticole qui ont été très actifs lors des grandes manifestations des années 1970 dans la préfecture des Pyrénées-Maritimes, réputées pour leur violence. La compétence politique de Cinsault est élevée, malgré un intérêt déclaré faible pour la politique. Il suit les campagnes électorales et connaît les élus locaux ainsi que leurs étiquettes.

Cette famille d'électeurs présente des traits caractéristiques, mais des rapports au milieu qui se révèlent assez différents. On y trouve, comme Cinsault, des membres de la société de chasse au gros gibier, principalement le sanglier dans la région. Il s'agit d'une chasse où la pratique collective est beaucoup plus prononcée que d'autres chasses, telles que celle au petit gibier ou au gibier d'eau. La pratique du vote Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT) s'y diffuse au cours des nombreux échanges formels et informels, depuis la fin des années 1980. L'appel de Jean Saint-Josse, candidat de CPNT, à voter pour Jacques Chirac lors de l'élection présidentielle de 2002 suscite au sein de la diane des remous importants. Nombreux sont ceux qui sont résolus à voter Le Pen.

Comme l'illustre le cas de Cinsault, la causalité écologique est en réalité des plus fragiles.

Parallèlement, les interlocuteurs évoquent le traumatisme engendré par un incident violent, lors d'un bal voisin de Carignan, ayant entraîné la mort d'un jeune homme et la condamnation d'un enfant de harki –une condamnation dont la rumeur insistante indique qu'elle aura touché une personne innocente pour protéger un autre délinquant, issu de l'immigration. Cet événement aurait contribué à radicaliser, ou à asseoir, un comportement politique extrême.

La question de l'impact direct de ces phénomènes politiques ou pénaux n'a pas d'intérêt ici. Par contre, c'est la construction localisée d'une interprétation, d'abord, et d'une action, ensuite (le vote FN) qui participe du registre écologique. Mais ce registre ne tient pas seul. Il a besoin du recours de quelques variables sociologiques pour se maintenir et se nourrir. Aucun des électeurs de ce profil ne possède le niveau bac ou au-delà. Les professions agricoles sont généralisées et ce sont tous, à une exception près, des natifs de Carignan. Comme l'illustre le cas de Cinsault, la causalité écologique, qui pourrait passer pour d'autant plus solide qu'elle concerne des personnes enracinées dans cet «espace-cause», est en réalité des plus fragiles.

Une rencontre, ici matrimoniale, ou un changement de situation peut modifier radicalement les choses. Boudales, vigneron, a voté Le Pen, selon une dynamique proche de celle mentionnée pour Cinsault. Il a ensuite changé d'état d'esprit, et s'intègre dans une vaste famille de gauche, provisoirement ralliée à François Hollande, avant de voter Marine Le Pen en 2017. Angela déménage, rompt avec son «écologie» frontiste, et s'aligne sur d'autres affinités, de gauche, au sein de sa nouvelle famille. Dans leur grande majorité, en dépit de ce qui vient d'être noté sur l'instabilité électorale postérieure à un premier vote Le Pen, nous trouvons ici des héritages assez cohérents à droite, à l'image de Cinsault, dont les parents étaient de droite chrétienne.

Portrait n°2: les époux Chardonnay

Les époux Chardonnay ont plus de 80 ans. Monsieur était professeur de médecine et chirurgien des hôpitaux de Paris. Madame était également médecin à l'hôpital. Ils ont deux enfants. Ils habitent à Carignan depuis 1990. Lui se positionne plutôt au centre tout en cultivant un côté sceptique-iconoclaste («je suis un conservateur-progressiste»; «J'ai toujours voté pour éviter le pire, jamais avec beaucoup d'appétence»). Mais pour elle, «avec mon mari, nous sommes de droite, évidemment».

L'immigration est un thème qui leur tient à cœur, surtout à celui de monsieur. La vision biologique de la société et de l'immigration est détaillée dans des termes extrêmement techniques, sur le mode de l'équilibre rompu. Le couple insiste sur le peu d'appétence au travail des Africains. Les époux sont également d'accord pour dire qu'il faut «revenir à des fondamentaux» à l'école, comme la mixité garçon-fille, qui perturbe la scolarité. Ils n'ont manifesté qu'une seule fois, «pour l'école libre».

Les héritages familiaux sont quelque peu différents, même si, d'après madame, sa famille et sa belle-famille étaient «de même race». Madame Chardonnay est issue d'une famille plutôt de gauche mais très catholique, avec une mère au foyer et un père agrégé d'obstétrique. Le père de monsieur était ingénieur, maurrassien et converti au royalisme pendant la Première Guerre mondiale. Les Chardonnay revendiquent l'héritage catholique et la morale chrétienne mais ont un rapport assez distancié à la religion au point de se déclarer «agnostiques».

Le sentiment d'une France en déclin, l'héritage chrétien revendiqué, la morale et les valeurs rigoristes sont, dans ce profil, des thématiques récurrentes.

Monsieur Chardonnay a voté pour la première fois FN dans les années 1980. En 2007 comme en 2012 (avec moins d'entrain), le couple vote Sarkozy aux présidentielles. Monsieur nourrit une certaine fascination pour le personnage: «Voilà quelqu'un d'assez récemment français, un immigré intégré, probablement juif mais ça ne se sent pas»; «ce que j'aime, chez Sarkozy, c'est qu'il n'a pas peur de dire qu'il est de droite». Cela ne l'empêchera pas de voter FN aux législatives, comme sa femme.

Cette famille d'électeurs se caractérise d'une part par sa compétence politique et sa haute conscience discursive. Informée, capable de hiérarchiser les enjeux, elle intellectualise fortement le choix électoral. Le nationalisme peut se doubler de racialisme, d'une forme de racisme «pensé». Le sentiment d'une France en déclin, l'héritage chrétien revendiqué, la morale et les valeurs rigoristes sont, dans ce profil, des thématiques récurrentes. On trouve chez eux les plus droitistes des frontistes, caractéristiques sociales, perception des intérêts et construction idéologique venant se renforcer mutuellement.

Ces électeurs et électrices sont en même temps assez utilitaristes. Pas nécessairement fasciné·es par les Le Pen, ni fondamentalement fidèles, par principe, à leur parti, ils et elles ont pu voter Sarkozy croyant voir en lui, en sa personne, en son discours, l'homme qu'il fallait à la France. Ce profil est ancré dans une sociologie singulière, élitiste, et demeure l'un des plus émancipés de l'influence du contexte local.

Portrait n°3: Olivette

Olivette est arrivée à Carignan avec son mari en 2012. Carignan est le seul endroit où ils ont pu trouver une location. Ils trouvent que Carignan est très agréable: «Pas de voiture, un paysage où on prend son pied tous les matins, la nature, le village. Même si le désavantage c'est que c'est loin de la ville.» Olivette a fait deux ans d'études supérieures. Sa mère, employée, votait pour les Verts. Le père de celle-ci, cheminot, était très engagé à gauche. Le père d'Olivette est employé, de gauche. Dans la fratrie et le ménage, on vote alternativement à gauche ou FN, ou bien on s'est totalement détaché de la politique.

Olivette maîtrise peu l'environnement local. Elle le revendique: elle est trop récemment sur place pour connaître la politique locale, ne sait pas quelle est la tendance politique du maire, ne corrige pas l'inversion de mesure-phare. Elle suit la campagne à la télévision, écoute NRJ, Fun, RTL2, ne lit pas de journal, ne consulte pas internet pour la politique, sauf si c'est sur sa page d'accueil, selon le sujet.

«En 2002, j'ai voté Le Pen au premier tour et Chirac au second. Avant, j'étais communiste.»
Olivette

En politique, elle se dit «très à droite», et s'intéresse «assez» à la politique. Au contraire de la plupart des électeurs FN, Olivette inscrit son vote dans une perspective de conquête politique, de victoire d'un programme considéré comme le meilleur pour le pays. Là où ceux qui concèdent avoir voté FN, ou même le faire encore, tendent en même temps à en réduire la portée («une fois seulement», «quand j'avais des problèmes», pour «pousser une gueulante», pour «foutre le bordel»), Olivette et son mari assument la totalité des implications de ce vote, non seulement aux élections présidentielles mais aux autres, pas uniquement au premier tour, et par des arguments politiques reliés entre eux, en connaissance de cause. C'est en cela que c'est à la fois un vote plus FN que Le Pen, d'une part; mais aussi que c'est un vote construit d'abord sur une stratégie, même s'il exprime une certaine identité sociale.

Olivette ne vote que pour certaines élections. Elle a voté aux dernières cantonales, FN au premier tour, et elle ne s'est pas déplacée au second, le FN n'étant pas en course. Elle avait voté UMP en 2007, aux législatives, dans la foulée d'un vote pour Sarkozy aux deux tours de la présidentielle. Elle vote Marine Le Pen, et au second tour, en 2012, elle se sent bien obligée de voter Sarkozy.

«Mais ça ne me gêne pas que ce soit une femme. Au contraire, avant je ne votais pas Jean-Marie Le Pen [en 2007], il était trop brut, sa façon d'amener les choses c'était des mots trop graves, durs, violents. Marine Le Pen a plus de tact. En fait, si! –se souvient-elle, ou feint-elle se souvenir– en 2002, j'ai voté Le Pen au premier tour et Chirac au second. Avant, j'étais communiste. C'était ma prof de littérature qui m'avait orientée. Et puis j'ai commencé à travailler, à 22 ans. Là tu payes tes factures, tu vois les assistés et tu réalises. Marine dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas: “Les assistés, on en crève”. Pourquoi je vais travailler? Je gagne plus à rien foutre!»

Ce vote socio-stratégique a pu être en compétition avec le vote Sarkozy en 2007. Mais sa récupération de circonstance se termine par une vive colère à l'égard du président sortant, et une aversion pour tout l'environnement des valeurs de gauche auxquelles plusieurs de ces électeurs et électrices ont adhéré dans le passé. On voit aussi que ce profil compte plus de cas d'électeurs potentiels que de ceux qui ont l'expérience du vote FN.

Là également, la combinaison avec une explication secondaire de type sociologique reste importante: les origines sociales sont modestes, et l'ascension sociale s'est opérée sans conquérir des niveaux de diplôme particulièrement élevés. C'est le profil qui comporte la part la plus élevée d'héritages de gauche, et peu d'héritages clivés. Il y a donc dans ce profil la justification d'une rupture. Mais au contraire du profil écologique-sociologique, nous sommes ici dans une réelle capacité à décliner la finalité du vote FN et, lorsqu'il est avéré, les perspectives qu'il permet d'envisager.

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