Santé

Comment l'Europe a répondu à la peste noire au XIVe siècle

Temps de lecture : 7 min

Les épidémies ne datent pas d'hier, leurs effets socio-économiques sur la société non plus.

Louis Duveau, La peste d'Elliant (1849). | Musée des Beaux-Arts de Quimper via Wikimedia
Louis Duveau, La peste d'Elliant (1849). | Musée des Beaux-Arts de Quimper via Wikimedia

Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d'autres, spécialistes du sujet, leur répondent.

La question du jour: «Quelles ont été les conséquences sociales et économiques de la peste noire en Europe?»

La réponse de Dorian Lauwerier, homme curieux.

Les conséquences sociales et économiques de la peste noire en Europe furent… étonnantes. Toute la société d'alors fut brutalement bouleversée. Mais avant de poursuivre il faut remettre la peste noire dans son contexte. Nous sommes au milieu du XIVᵉ siècle. L'Europe, qui a déjà connu plusieurs épidémies (de choléra, de dysenterie et d'autres joyeusetés), poursuit sa croissance lentement mais sûrement. Quand, tout à coup, catastrophe, une épidémie de peste noire (Yersinia pestis pour les intimes) en provenance de l'Asie et de l'Orient se déclenche. L'Europe avait déjà connu d'autres épidémies, mais cela faisait six siècles qu'elle n'avait plus connu la peste; ainsi, seul·es les lettré·es firent le rapprochement entre la maladie et les autres pestes comme la peste de Justinien.

L'épidémie la plus meurtrière du Moyen Âge

Si la peste noire ne fut pas la première épidémie du Moyen Âge, elle fut certainement la pire. Grâce aux ecclésiastiques, elle fut relativement bien consignée pour l'époque. On sait donc que 30 à 50% de la population européenne est morte en cinq ans entre 1347 et 1352: laissez-moi vous le dire, même pour l'époque, c'est énorme. À titre de comparaison, la pire épidémie du siècle dernier, la grippe espagnole, a tué entre 2,5% et 5% de la population mondiale. En comparant, on mesure mieux l'ampleur du désastre.

On pourrait avoir l'impression que la peste s'est déclenchée sans raisons. Bien que ce soit une maladie très contagieuse et virulente, il faut quand même que quelques facteurs soient réunis: une mauvaise hygiène, de l'eau insalubre, une surpopulation des villes, des rats (la peste étant principalement transmise par des puces) et, surtout, un état de famine ou de sous-nutrition. Or toutes ces conditions étaient présentes quand la peste fut introduite en Europe. Un déclin démographique était déjà amorcé avant l'épidémie, à cause de famines (grande famine de 1315-1317) et de maladies, mais la peste fera empirer le tout. On a donc une société qui souffre déjà ponctuellement de faim et qui va souffrir d'autant plus avec l'arrivée de la peste. Le Moyen Âge: que du bonheur…

Conséquences économiques

De manière logique, la main-d'œuvre vint à manquer: la plupart des hommes et des femmes qui travaillaient mourraient rapidement. Conséquence directe, le prix de ces salarié·es se mit à augmenter, notamment dans le domaine agricole. On observe une baisse de 30 à 50% de la production de céréales et de celle des vignes en France. Du coup, on a une augmentation du prix du blé de 300% en dix ans en France: imaginez votre baguette de supermarché à 4 euros ou un paquet de pâtes au même prix.

En revanche, cela a changé entièrement le modèle économique du Moyen Âge: avant la peste, les propriétaires terriens n'avaient que très peu de coût de main-d'œuvre, puisqu'ils récupéraient gratuitement une grande partie de la récolte des paysan·nes grâce au système de servage. Après la peste, le manque de personnes dévolues à ce travail les contraint à rémunérer les paysan·nes pour le labeur effectué au service de leur récolte, même si celle-ci revient toujours au seigneur. De plus, les mauvaises terres sont abandonnées et redeviennent des forêts car personne ne veut plus les cultiver: elles ne sont plus assez rentables.

La peste a quasiment mis fin au système traditionnel de seigneurie.

Une conséquence plus étonnante est la baisse phénoménale du prix des loyers, divisé par quatre à Paris. Un phénomène surprenant mais logique: la baisse du nombre d'habitant·es contraint les propriétaires à abaisser leur tarif. De cette baisse découle deux autres conséquences. Une augmentation du niveau de vie, les gens n'étant plus condamnés à habiter dans des taudis puisque des logements plus abordables sont disponibles pour moins cher; et un exode rural important pour repeupler les villes.

La population des campagnes afflue dans les grandes villes, attirée par ces prix bas et un accès à d'autres conditions que celles de la paysannerie. Globalement, on voit donc une amélioration pour les paysan·nes, les travailleurs et travailleuses et les artisan·es. En revanche, la peste a quasiment mis fin au système traditionnel de seigneurie. Les revenus agricoles des seigneurs s'effondrent avec elle et la noblesse d'épée traditionnelle, qui tirait profit de ses seigneuries, s'affaiblit progressivement face à la noblesse de robe.

Enfin, une dernière conséquence est l'enrichissement de l'Église. De nombreux pèlerinages sont organisés: en 1350, c'est un pèlerinage d'un million de personnes qui part vers Rome (environ un trentième de la population européenne) –la plupart mourra de la peste. Ces pèlerinages rapportent de l'argent à l'Église mais contribuent en partie à propager la maladie. Se produit aussi une augmentation des enterrements très significative. Les gens deviennent habités d'une ferveur religieuses, qui, espèrent-ils, les sauvera du fléau.

Illustration de la peste noire. Les chroniques de Gilles Li Muisis (1272-1352), abbé de Saint-Martin de Tournai. | Bibliothèque royale de Belgique via Wikimedia

Conséquences sociales

Ce qui nous amène aux conséquences sociales de la peste, plus prévisibles et pour certaines étonnamment modernes.

Comme on l'a vu, la population devient de plus en plus religieuse, on observe une fuite vers le spirituel: les gens espèrent se protéger par leurs prières; la partie basse de la population devient violente, de plus en plus de bandits profitent de l'affaiblissement de l'ordre social pour voler. Dans un premier temps, certain·es essayent de fuir; on voit donc beaucoup de vagabond·es et d'étrangèr·es sur les routes qui volent aussi pour survivre.

Les personnes qui réussissent à fuir sont majoritairement les classes dominantes, qui rejoignent des lieux sûrs (châteaux, manoirs et propriétés de campagne). La bourgeoisie naissante et l'aristocratie se protègent en fuyant. Aujourd'hui, cela ne se passerait pas autrement: il y a des choses qui ne changent pas.

Paradoxalement, cette désertification des villes n'effraie pas les paysan·nes des alentours qui, en s'y installant, compensent la perte de population des villes.

On constate un bouleversement social important. Des familles entières disparaissent, le clergé lui aussi diminue en nombre; un moine fransiscain irlandais du nom de John Clyn écrira: «J'attends la mort parmi les morts», des villages entiers disparaissent des cartes. L'Europe, qui était proche de la surpopulation, se vide d'un coup, les projets de croisades sont abandonnés.

Les médecins ne pouvaient rien faire; on voit donc apparaître de nombreuses superstitions et croyances. Jusqu'au XIXᵉ siècle il n'y a aucune action possible contre la peste, à part se protéger. Le pire, c'est que la peste est une maladie qui revient tout les dix à trente ans. On voit donc apparaître au XVIIᵉ siècle les fameux «médecins bec», dont le bec est rempli d'herbes aromatique afin de se protéger des odeurs. Ils touchent les pestiférés avec un bâton pour ne pas être contaminés, vous les connaissez, ils ressemblent à ça:

I. Columbina, ad vivum delineavit. Paulus Fürst Excud via Wikimedia

Mais les premiers médecins de la peste ressemblaient plutôt à cela:

Un physicien portant le costume du XVIIe siècle pour se prémunir de la maladie. | welcome images via Wikimedia

Bref, tous les médecins essayèrent de guérir cette maladie, mais le meilleur conseil qu'ils pouvaient donner était de ne pas se faire contaminer en ne touchant pas les pestiféré·es, conseil en partie faux, puisque ce n'est pas le contact corporel qui transmet la maladie, mais les puces du rat.

Désigner un bouc émissaire

Et puis il a aussi fallu désigner un bouc émissaire, et là, l'homme ne changeant pas, sa réaction fut simple: taper sur une minorité. Or quelle minorité était très présente dans les villes au Moyen Âge? La communauté juive!

Louis de Funès dans Rabbi Jacob de Gérard Oury. | Capture d'écran via YouTube

Eh oui! de l'antisémitisme avant l'heure. Dans certains endroits, cette population est accusée d'empoisonner l'eau des puits; en punition, on les noie dans ces puits, pour soigner le mal par le mal (malins gueux du Moyen Âge, hein?). Dans d'autres villes, on les massacre ou on les brûle. Et ce ne sont pas les seuls, les mendiant·es, les malades de la lèpre, les sorcières (souvent des vieilles femmes isolées et séniles) sont aussi puni·es, voire tué·es.

Et puis on voit apparaître des gens qui s'autoflagellent ainsi que des manies dansantes, des événements où les gens ne peuvent pas s'arrêter de danser jusqu'à épuisement, considérés comme des hystéries collectives. Bref, les gens deviennent fous. Et c'est normal, tant le fléau est violent et injuste.

Bouleversements et paradoxes

Les conséquences socio-économiques de la peste noire furent brutales en Europe. Elles modifièrent en profondeur la société de l'époque, qui devint plus religieuse et qui rompit avec certaines de ses structures traditionnelles comme le servage. Le problème du manque de ressources agricoles en Europe, qui commençait à se faire sentir, fut totalement réglé. Étonnamment, les conditions de vie des survivant·es s'en trouvèrent légèrement améliorées, grâce à une crise de la main-d'œuvre qui leur permit d'être mieux rémunéré·es.

Les populations subirent cependant un stress important qui se manifesta par des violences sur les minorités comme la les adeptes de la religion juive ou les mendiant·es, mais aussi par des hystéries collectives. La peste reviendra de manière récurrente jusqu'au début du XIXᵉ siècle, continuant d'affecter les populations et la société. Aujourd'hui, tout ce qui reste de cette époque sombre de notre histoire dans l'imaginaire collectif, ce sont les fameux becs des médecins de la peste, en masque vénitien ou en déguisement.

Masques vénitiens. | Mini.fb via Wikimedia

Merci de m'avoir lu.

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