«Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu'un glas, plus sourd qu'un tocsin, plus profond qu'un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.» En 1969, Georges Perec s'est interdit d'écrire e tout au long de son roman La Disparition. Une prouesse car il se privait, sur près de 300 pages, de nombres conjugaisons, du genre féminin et de la majorité des mots disponibles. Pour désigner des chaussures, pas de godasses, ni de baskets ni même de souliers ou encore, par extension, pieds... Restaient les Adidas!
Perec n'était pourtant pas un masochiste de la plume. Au contraire, cette contrainte imposée avait pour vertu d'ouvrir grand les vannes de la créativité. «Au début, on ne peut plus écrire», racontait-il. Pourtant, «une fois donnée cette contrainte, le livre est sorti tout seul. Il y a eu une sorte d'automatisation de l'écriture.» Et l'auteur d'avouer humblement que cette règle lui permettait de pallier son manque d'imagination. Il était en cela un fidèle membre de l'Oulipo, le club des joueurs de langue qui en explorent toutes les possibilités.
Avec la disparition du e, c'est la lettre maîtresse de la langue française qui manquait à l'appel. Une lettre entêtante jusqu'à l'identité graphique de G.org.s P.r.c. La linguiste Henriette Walter la qualifie «d'ultra présente et majoritaire». Difficile d'établir un corpus pour évaluer la place d'une lettre, mais des études basées sur un ensemble de textes littéraires ont attribué au e 14,7% du spectre de lettres sans compter les e accentués. Soit le double de la deuxième, le s (7,9%), dopé par le pluriel. Dans un jeu de Scrabble francophone, on compte 15 e contre 9 a et 8 i. La version italienne dénombre 15 o, 14 a, 12 i et 11 e. Le roman de Perec reste donc évidemment du parfait français, mais sa lecture est jalonnée par le manque de cette lettre interdite, tellement centrale.
Une voyelle blanche
Le e francophone, omniprésent à l'écrit, fait l'objet, au contraire, d'une étonnante discrétion sur un plan acoustique. Déjà, il a un son ténu, surtout quand il est peu accentué. «Prononcez le e de petit: on ouvre à peine la bouche et le son est faible, comme l'explique le linguiste Mathieu Avanzi, auteur de Parlez-vous (les) français? (éditions Armand Colin). Le e n'a presque pas de personnalité.» Il se distingue d'un a, la bouche grande ouverte. Ce n'est pas tout. Le e est si peu sonore que les francophones ne se sont même plus embarrassé·es de tous les prononcer. Certains e sont devenus muets, c'est-à-dire inaudibles, sans que le sens du mot en soit changé... Dans son sonnet Voyelles, Arthur Rimbaud ne s'y est pas trompé: associant chaque voyelle à une couleur, il a peint le e en blanc, la couleur de la «candeur des vapeurs et des tentes». Au contraire, le i est rouge, la teinte de «pourpres, sang craché, rire des lèvres belles».
Mais pourquoi le e s'étale-t-il à longueur de textes francophones? D'abord, le genre féminin est l'allié inconditionnel de cette lettre, au même titre que le s et le x sont les loyaux auxiliaires du pluriel. Ensuite, cette généralisation du e est le résidu d'une longue évolution, de la tendance qui a fait du français, avec le portugais, la moins latine des langues romanes. Remontons d'une quinzaine de siècles, à l'arrivée des Francs dans le Nord de la Gaule. Ce peuple germanique a non seulement légué son nom à un pays et à une langue, mais ses locuteurs ont aussi bouleversé la phonétique des Gallo-Romains. Ils accentuaient fortement la syllabe de chaque mot. Résultat: si la syllabe accentuée était protégée, les autres se sont affaiblies. Quitte à s'amuïr et s'éteindre.
À l'image d'une géologie linguistique où les roches les plus friables s'érodent, les voyelles des mots de source latine ont progressivement perdu, dans le gosier francophone, l'intensité de leur sonorité. Le a figure parmi les victimes. Schŏla latin a dérivé vers école: le a final, qui imposait au locuteur d'ouvrir grand la bouche, a mué en un e si discret qu'il en est muet, emporté dans le torrent de l'oralité. Au contraire, le o de schŏla, parce qu'il était accentué, a pu se maintenir. Idem pour l'italianisme pasta: le premier a, parce qu'il était accentué, s'est maintenu, tandis que le second a disparu, remplacé par un e inaudible. Pareil pour ce mot étonnant: monsieur. L'accent portait sur la seconde syllabe, sieur. La première, négligée par le locuteur, s'est affaiblie jusqu'à se prononcer comme un e. Alors même que la graphie n'a pas changé, ce qui a de quoi interpeller les apprenant·es français·es... L'ultime stade d'érosion est l'élision qui aboutit à «m'sieur».
Ce e muet découle non pas du latin, ni d'un emprunt: c'est une trouvaille typiquement française où la disparition du e est extrêmement courante. Les enfants francophones qui apprennent à écrire découvrent quantité de e qu'ils n'avaient pourtant jamais prononcés. Ils découvrent qu'événement ou rafraîchissement compte un e central. Dans les autres langues européennes, les e, comme la plupart des voyelles, tiennent bon. Les anglophones, par exemple, n'éteindraient pour rien au monde le son du e final de catastrophe.
Ce e francophone, même avec un son ténu, garde toute son utilité. Cette lettre régularise la prononciation du français et lui apporte de la fluidité. Ce e charnière fait office de cheville et permet l'alternance: consonnes – voyelle, consonne – voyelles, etc. «Les langues n'aiment pas quand il y a trop de consonnes qui se suivent», expose Mathieu Avanzi. Pour des commodités de prononciation, la loi des trois consonnes impose ce e.
C'est ainsi qu'on prononce le e d'outrepasser, telle une jointure nécessaire. Inutile le sam'di, il s'impose le vendredi. Quelques rares régions craignent moins d'aligner trois consonnes d'affilée. Dans le Lyonnais ou vers Saint-Étienne, notamment. La linguiste Henriette Walter a noté que Bernard Pivot, originaire de cette région, prononçait ainsi dans Apostrophe: «comport'ment», «appart'ment», «fort'ment», «Margu'rite». On l'entend ici évoquer son interview de Margu'rite Yourcenar. «En Suisse, on y entend même “f'melle” ou “d'grés”», rappelle Mathieu Avanzi.
Le «e» contre-attaque
Ce phénomène d'élimination du e dans le français standard rencontre toutefois des résistances en terres occitanes. Ces territoires, restés plus longtemps sous domination romaine, n'ont pas subi la même influence franque et restent plus imprégnés de latinisme. «Ils prononcent tous les e», indique Mathieu Avanzi, expert des régionalismes du français. Là, le e muet retrouve de la voix et l'oreille distingue bien un lac de la laque, le sol de la sole. Dans le Midi, la régularité voyelle-consonne est une musique encore plus incontournable. Cette tradition est si présente que les locuteurs de l'Occitanie culturelle sont même tentés de prononcer des e pourtant invisibles à l'écrit. Pneu peut dériver en «peneu», tandis qu'on y entend des «exeprès».
La deuxième source de résistance du e découle du verlan. Tels des disciples de l'Oulipo, les locuteurs et les locutrices inversent les syllabes et remettent le e au cœur. Quitte à l'inventer si besoin. Un keuf vient de flic, reus de sœur. Le verlan s'apparente à une résurrection du e. Cela étant, cette résistance rencontre un frein générationnel: les plus jeunes semblent moins épris·es de cette manie de tout inverser. «Avant, on verlanisait beaucoup plus...», constate Mathieu Avanzi.
Enfin, dans le français standard aussi, le e semble avoir enrayé son déclin à l'oral. Depuis un siècle, il semble plutôt sur le retour. Le e de la première syllabe se réentend: les e de semaine, semelle ou pelouse reviennent. C'est encore plus vrai quand il s'agit de «cette semaine» en raison de la règle des trois consonnes, alors qu'on entend davantage «la s'maine». «Avant, on entendait même s'crétaire», note Henriette Walter. La linguiste la qualifiait déjà, il y a trente ans, de «voyelle qui ne veut pas mourir».
À une époque où la rapidité prime, difficile d'expliquer ce retour en bouche des e. Henriette Walter avance l'hypothèse du rôle joué par l'accent didactique de première syllabe, celui que mettent les personnalités qui s'expriment le plus à l'oral (responsables politiques, présentateurs et présentatrices à la télévision et à la radio, enseignant·es). Concrètement, les journalistes lisant leur prompteur articuleraient davantage des e qui passaient auparavant à la trappe. Leurs voix, entendues sur les ondes, influencent les autres locuteurs. On attend encore de pied ferme les e de «j'en ai r'mis une couche» et «au s'cours».
Le choix de la sobriété
Avec le choix d'une voyelle omniprésente à l'écrit, mais si discrète oralement, la langue française semble avoir fait le choix de la retenue. Les locuteurs du français, génération après génération, ont renoncé aux effets les plus colorés et sonores des langues romanes, pour léguer aux francophones une langue marquée par davantage de sobriété. Le e muet apporterait une douceur, une politesse à la langue française.
C'est notamment l'opinion de l'écrivain Alain Borer: «On l'entend avec table plutôt que tabula, par exemple. C'est une langue plus propice à la conversation de café qu'aux apparitions théâtrales sur les grand' places. En italien, il y a une affirmation de soi plus forte à travers la langue.» Les francophones privilégient la sérénité à la serenità italienne. Notamment grâce à ce e, le français s'apparenterait à une douce musique de chambre –ce qui n'empêche pas de crier, si besoin. S'appuyant sur les travaux du philologue Iván Fónagy, Alain Borer évalue que dans un restaurant à New York, «la clameur excède d'un tiers son équivalent francophone». Les touristes s'émerveillent en France où à «la Fnac, ils se croient dans un musée...»
Équipé de cette lettre e, le pronom je apparaît bien terne par rapport à un altier I anglais, droit comme un 1, ou un io italien, équipé de deux voyelles sonores. Une des conséquences serait que «la culture française met moins en avant le moi alors qu'il est bien vu de se la ramener dans le monde anglo-saxon», note Alain Borer. Pour compenser ce frêle je, les francophones ont doté leur pronom d'une béquille: «moi, je». C'est d'autant plus vrai que «le pronom je, comme les autres, n'est pas accentué, avance Mathieu Avanzi. Alors que moi est accentué. En anglais, le I suffit car il porte l'accent et ne pas l'accentuer est une erreur.»
Incroyable lettre qui tantôt se prononce, tantôt pas. C'est selon les époques et les régions. Elle illustre la diversité d'un français en mouvement permanent. Le e est une lettre exceptionnelle mais insaisissable, qui n'a pas fini de nous étonner.