Catastrophe annoncée? La vague épidémique montante, en France, du nouveau coronavirus heurte désormais de plein fouet celle des colères hospitalières. La première a émergé en Chine il y a deux mois, avant de se diffuser sur tous les continents; la seconde est apparue il y a près d'un an dans les services d'urgence, avant de gagner le monde hospitalier public dans son ensemble. Pour avoir trop tardé, Pékin a échoué à étouffer les premiers foyers. Il en fut de même avec Agnès Buzyn –alors ministre des Solidarités et de la Santé– et le gouvernement français, continuellement dépassés par une révolte dont ils n'ont su, d'emblée, mesurer ni la profondeur ni l'ampleur.
On a pu assister au croisement de ces deux mouvements. C'était le 27 février lors de la visite effectuée par Emmanuel Macron à la Pitié-Salpêtrière, l'un des sanctuaires de la médecine hospitalière française, où venait de décéder un enseignant âgé de 60 ans, première victime française du nouveau coronavirus. Une visite organisée en urgence, témoignant de la priorité donnée par l'exécutif à un phénomène qu'il se refusait jusqu'alors à qualifier d'épidémie.
«On a devant nous une épidémie» qu'il va falloir «affronter au mieux», a déclaré le chef de l'État accompagné des Dr Olivier Véran, nouveau ministre de la Santé et Jérôme Salomon, directeur général de la Santé. «Le président tient à montrer que la France se prépare à toute éventualité et que le système de soins français est en mesure d'y répondre, avait préalablement expliqué au Monde un proche d'Emmanuel Macron pour justifier cette visite. Le président vient rassurer, montrer qu'il n'y a pas de panique mais de la vigilance.»
L'exécutif face à l'hôpital
Que retiendra-t-on de cette visite présidentielle? Sans aucun doute la volonté d'Emmanuel Macron de montrer qu'il pouvait ne pas tout savoir, calmer et rassurer les soignant·es quant à la mobilisation du gouvernement. Et écouter les explications sans emphase du Pr Éric Caumes, chef du service des maladies infectieuses et tropicales annonçant que le virus circulait bel et bien désormais en France –et que nous devons de ce fait nous attendre à «une situation à l'italienne».
Mais on retiendra aussi l'intervention, nullement programmée, du Dr François Salachas, neurologue et membre du Collectif inter-hôpitaux. «On est au bout, on est vraiment au bout, a lancé droit dans les yeux le médecin au président de la République. Donnez les moyens au ministère de la Santé de nous donner les moyens de soigner nos patients!»
«Quand il a fallu sauver Notre-Dame, il y avait beaucoup de monde, a ajouté le Dr Salachas, serrant pendant tout l'entretien la main du président dans la sienne. Là, il faut sauver l'hôpital public qui est en train de flamber à la même vitesse que Notre-Dame a failli flamber.» Le praticien hospitalier a encore réclamé au locataire de l'Élysée un «choc d'attractivité». «Il faut absolument refinancer en urgence l'hôpital public […] On est passé par un an de déni, ensuite on a fait le constat, maintenant il faut agir», a-t-il insisté.
Quelque peu interloqué, Emmanuel Macron a aussitôt rappelé les différents plans pour l'hôpital annoncés ces derniers mois. «Il faut déjà que ces mesures qui ont été annoncées descendent sur le terrain, a-t-il réagi. On n'est pas resté assis sur sa chaise depuis deux ans et demi. [...] Je ne suis pas pour attendre mais j'ai parfois le sentiment de payer l'addition de beaucoup de comptes qui sont restés non soldés, je veux bien les prendre mais je veux au moins avoir un petit peu de reconnaissance pour ça», a ajouté, irrité, le chef de l'État, évoquant une nouvelle fois la formation de trop peu de médecins et la déflation des tarifs hospitaliers depuis douze ans.
«Je ne suis pas dans le déni [...] Je sais que vous avez le sentiment que ça ne va pas assez vite [...] et ce que vous vivez justifie qu'on continue à aller plus vite et plus fort, donc je serai au rendez-vous», a assuré le président, qui a promis de recevoir le Collectif inter-hôpitaux avec Olivier Véran. Et le Dr Salachas de conclure: «Vous pouvez compter sur moi, l'inverse reste à prouver.» C'était là un parfait résumé de l'affrontement devenu récurent entre le gouvernement et une très large fraction des soignant·es hospitalièr·es.
«Ça ne va pas tanguer, ça va être la tempête»
Deux jours plus tard, le chef de l'État réunissait à l'Élysée un Conseil de défense suivi d'un Conseil des ministres exceptionnels. Puis l'annonce d'un premier train de mesures drastiques dites de «distanciation sociale»: annulation des «rassemblements de plus de 5.000 personnes en milieu confiné» ainsi que des «rassemblements en milieu ouvert quand ils conduisent à des mélanges avec des populations issues de zones où le virus circule possiblement». Objectif: circonscrire le plus longtemps possible l'extension de l'épidémie, gagner du temps, autant que faire se peut.
Question centrale: le système hospitalier français est-il apte à faire face à l'épidémie annoncée? Rien de comparable, ici, avec la remarquable préparation et réaction des services d'urgence et des établissements hospitaliers parisiens lors des attentats terroristes du 13 novembre 2015.
La Direction générale de la santé a diffusé, en urgence, les recommandations adaptées à l'évolution, rapide, de la situation épidémiologique internationale. Et il ne fait pas de doute non plus qu'un ensemble de mesures pratiques ont, en amont, été élaborées et testées pour répondre aux premiers effets d'un phénomène épidémique de cette nature. Il faut aussi compter avec la Réserve sanitaire composée de professionnel·les très varié·es, disposant de moyens logistiques mobilisables en urgence et «pouvant intervenir en renfort sur tout type de missions exigeant un appui en ressources humaines sanitaires».
La présence à leur poste et le dévouement de l'ensemble des soignant·es ne fait ici aucun doute –mais il faut toutefois tenir compte du mouvement sans précédent de démissions administratives de plusieurs centaines de chef·fes de service pour dénoncer le manque de lits et l'insuffisance récurrente des effectifs.
Question annexe: jusqu'à quelle intensification de la dynamique épidémique la digue hospitalière, fragilisée comme jamais, pourra-t-elle tenir? La tension est d'ores et déjà extrême dans les services de régulation des Centres 15 comme dans certains services de virologie. Plusieurs témoignages recueillis ces derniers jours dans différents services et hôpitaux témoignent de la fébrilité de nombre de soignant·es. «On rentre dans le dur, a ainsi expliqué au Monde le Pr Xavier Lescure, infectiologue à l'hôpital Bichat-Claude-Bernard, l'un des trois centres de référence en Île-de-France. Tous les ans, la grippe saisonnière fait un peu tanguer le navire des hôpitaux. Là, ça ne va pas tanguer, ça va être la tempête. On est en face d'une épidémie qui va affecter tout le système et va imposer très vite une réorganisation totale de la prise en charge.»
En écho, le Dr Alexandre Bleibtreu, infectiologue à la Pitié-Salpêtrière, décrit: «On est complètement débordés, le temps de répondre à un appel, il y en a dix autres en attente. Alors que nous ne devrions être contactés que par le SAMU-Centre 15, des gens appellent directement parce qu'ils ont peur et veulent passer le test pour être rassurés. Certains se présentent même en personne.» Ou encore le Dr Matthieu Lafaurie, service d'infectiologie de l'hôpital Saint-Louis: «On est dans l'irrationnel. Bichat et la Pitié sont débordés et nous demandent de l'aide alors qu'il n'y a à ce jour pas ou peu de patients hospitalisés. Comment allons-nous faire quand, au cœur de la pandémie, nous aurons beaucoup plus de personnes à hospitaliser avec pas assez de personnel de façon chronique? C'est un bazar incroyable pour un nombre de cas recensés encore faible.»
Le risque de débordement existe
En province, les établissements hospitaliers s'adaptent et innovent. Ainsi le CHU de Tours qui anticipait depuis quelques semaines la vague épidémique. Mais il faut considérer la multiplication des demandes d'examens virologiques, avec l'afflux annoncé de nouveaux patients dans les services d'urgences puis dans ceux de réanimation et d'infectiologie. Il faudra aussi compter, comme c'est déjà le cas dans les établissements de Tenon (Paris), de Creil et de Compiègne, avec la contamination de soignant·es au contact des malades, leur mise en quarantaine et, partant, avec la déstabilisation en cascade de l'organisation hospitalière et du maintien de l'offre de soins, programmée ou pas.
«Le risque de contamination des hôpitaux est un des sujets qui nous préoccupent le plus», vient de reconnaître Aurélien Rousseau, directeur de l'agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France lors d'une conférence de presse tenue avec le préfet de police de Paris, la maire de Paris et le préfet de région, Michel Cadot. «Il n'y a pas de risque zéro: ce qu'on a vu à Creil, on peut le voir partout ailleurs.»
Si la digue hospitalière venait à céder, on pourrait redouter une cascade de conséquences sur l'ensemble des structures et du maillage sanitaires –cliniques privées, médecins généralistes, professionnel·les de santé exerçant en libéral et établissements d'hébergement de personnes âgées dépendantes (Ehpad). Les failles de ce maillage pourraient alors apparaître en pleine lumière, à commencer par les insuffisances de prise en charge dans les déserts médicaux et leurs conséquences sur les services d'urgence.
Catastrophe annoncée? Rien à l'heure où nous écrivons ces lignes ne permet de préjuger de l'élasticité de la réponse du tissu sanitaire national. Tout, en revanche, laisse craindre que le risque de débordement existe. En toute hypothèse, les événements à venir constitueront une étape majeure dans la prise de conscience collective de l'urgente nécessité, pour l'exécutif, de parvenir à refonder, pour le sauver, le monde hospitalier français.