C’est le pire choix qu’ont fait les votants de l’Académie des arts et techniques du cinéma. En primant non pas J’accuse mais Roman Polanski, ils apportent un soutien personnalisé à un homme accusé de plusieurs crimes, et condamné pour l’un d’eux.
Ce qui s’est produit le soir du 28 février salle Pleyel appelle à quelques nécessaires distinguos, à supposer qu’on puisse encore essayer d’analyser une situation, dans un environnement qui ne s’y prête pas.
L'homme, l'artiste, l'œuvre
Une première séparation concerne la question mal posée de l’artiste et l’œuvre. Les séparer n’a pas de sens, en revanche on peut parfaitement distinguer la personne privée, capable d’actes répréhensibles, voire criminels, et l’œuvre.
Pour le dire autrement, le film J’Accuse n’a violé personne. Accorder des récompenses ou non à un film peut s’admettre eu égard à des qualités dont la mise en question a, au passage, complètement disparu. C’est regrettable à propos d’un film qui posait pourtant en lui-même des questions politiques et éthiques.
Sa manière de préférer l’adaptation d’un roman anglais aux travaux des historiens, au prix de distorsions majeures des événements de l’époque, et le choix de surévaluer massivement le rôle (réel) d’un militaire français transformé en héros, et de faire quasiment disparaître l’existence d’un parti dreyfusard en France, parti auquel ledit militaire s’est régulièrement opposé, sont des choix qui ont un sens et des effets.
Il faut regarder les films (lire les livres, écouter les musiques…) et les critiquer le cas échéant pour ce qu'ils font, et qui peut être atroce ou dégoutant. Cela avait d’ailleurs été la position, très juste comme d’habitude, d’Adèle Haenel au cours de Festival de La Roche-sur-Yon où elle était invitée et où était programmé J’accuse. Pas de censure, mais des débats.
La relation entre les œuvres et celles et ceux qui les font est autrement complexe qu’un simple déni (l’œuvre n’est pas la personne) ou au contraire une assimilation mécanique d’une œuvre et de son auteur ou de son autrice, qui fait disparaître les effets et enjeux d’une création.
Refuser cette assimilation ne devant en rien justifier, excuser ou relativiser les actes d’une personne qui reste un·e citoyen·ne et un·e justiciable comme un·e autre, quelles que soient ses œuvres. Et il y a des œuvres qui traduisent, qui mettent en scène des rapports aux autres de domination, d'exclusion, de maltraitance.
C’est pourquoi il est grave que le prix soit décerné par les 4.313 votants non au film mais à la personne de Roman Polanski. Puisque ce ne sont pas «les César» qui ont accordé ces prix, mais bien les membres de la profession.
Un résultat incertain, un règlement bancal
Encore qu’on ne sache pas très bien ce qu’il en est : le règlement des César est tel qu’un film ne peut obtenir à la fois la récompense pour le meilleur film et pour le meilleur réalisateur. Il est donc possible que Les Misérables de Ladj Ly soit arrivé en tête, mais que son auteur n’ait pu recevoir ce prix-là, mécaniquement attribué au second. En principe, on ne le saura pas: le règlement stipule aussi la confidentialité des scores.
Où on retrouve le deuxième distinguo, entre deux sujets devenus indiscernables, celui concernant le cinéma français et celui concernant les César. Non qu’ils soient entièrement séparés bien sûr. Et la règle d’inéligibilité du même film aux deux plus hautes récompenses résulte de la volonté des organisateurs de faire plaisir au plus de monde possible. C’est aussi le sens d’une autre décision absurde dans son principe, la création d’un César du public, ensuite maladroitement gérée.
Absurde puisque les César ne sont pas faits pour valoriser le verdict du marché –un verdict face auquel on sait que les compétiteurs sont en situation violemment inégalitaire, dans le cadre d'une compétition (la concurrence commerciale) qui décerne ses propres prix, parfaitement connus: le box office.
Maladroitement géré puisqu’après avoir créé cette récompense paradoxale, les dirigeants de l’Académie ont inventé qu’il faudrait ne pas respecter le classement au box-office, mais néanmoins obligatoirement choisi parmi les cinq produits les plus commerciaux, en corrigeant donc le «choix du public» (et les effets du marketing).
Le tweet de Said Ben said, avec la photo d'Alain Terzian, le patron aujourd'hui déchu des César grâce à la mobilisation de la profession.
De même c’est bien le fonctionnement opaque de l’Académie qui empêche aujourd’hui de connaître le nombre des votants. C'est ce fonctionnement qui a déclenché un mouvement d’une rare unanimité parmi les professionnels, permettant au producteur Saïd Ben Saïd de tweeter le 12 février que «le cinéma français ne se déchire pas. Il n’a jamais été aussi uni et unanime».
Unanimité contre les vieux César, division sur le reste
Unanime, les professionnels du cinéma l'ont en effet été pour se débarrasser de méthodes d’un autre âge, entachées de nombreux soupçons aussi bien éthiques que financiers. Avec pour résultat la démission de l’inamovible président Alain Terzian et l’annonce d’une réforme de la gouvernance de l’Académie.
Mais unanime, il est clair que le cinéma français ne l’est nullement sur les autres enjeux, et en particulier ceux de diversité. On va réformer le fonctionnement des César, tant mieux, mais ce n’est pas une si grande affaire. C'est en tout cas une affaire interne. Le fonctionnement de l’ensemble de l’industrie du cinéma en France, qui sert ici de loupe à l’ensemble du fonctionnement de la société française, est autrement problématique.
Et les César sont à leur tour un miroir grossissant mais qui ne fait que réfracter la réalité d’un monde inégalitaire, où les femmes et les personnes racisées restent sous-représentées et mal représentées, sur les plateaux comme sur les écrans.
Effets inquiétants
La fusion à haute température de la remise en cause de l’Académie par les professionnels, de la protestation contre les douze nominations de J’Accuse et du combat pour la diversité porté par un récent appel à l’enseigne de #BlackCesars et le discours d’Aïssa Maïga sur la scène de la Salle Pleyel a assurément servi la visibilité médiatique sur le moment.
Il n’est pas sûr qu’elle fasse avancer les thématiques vraiment importantes. Celles auxquelles se référaient récemment le principal journal des professionnels de Hollywood après la condamnation de Harvey Weinstein en titrant: «Weinstein est derrière les barreaux, mais l'état d'esprit à Hollywood a-t-il vraiment changé?»
Ces évolutions dépendent de bien des facteurs, de toutes natures… dont ce que montrent et racontent les films. C’est pourquoi il ne faudrait jamais cesser de les regarder et d’essayer de comprendre ce qui s’y joue. Celles et ceux qui font exister les films devraient être les premier·es à y être attentifs.
L’attribution du prix à Roman Polanski a en tout cas traduit une vraie désunion dans le «cinéma français» sur des engagements contemporains majeurs. Ce décalage est un symptôme de plus, plus (trop?) médiatisé, des fractionnements d'une société déboussoulée.
De manière plus localisée, cette succession d'événements va peut-être, à terme, fragilisé l'existence même des César, dispositif malgré tous ses défauts utile à la présence du cinéma dans la vie collective, et offrant la possibilité de renforcer la visibilité d’œuvres et d’artistes que ni le marché ni les polémiques ne mettent en lumière. En quoi le «mauvais coup» de la 45e Cérémonie des César aura aussi été un mauvais coup porté aux César eux-mêmes, et il n’y a nulle raison de s’en réjouir.