Parents & enfants / Société

Offrir son aide aux jeunes parents est un cadeau de naissance ultra moderne

Temps de lecture : 10 min

Apporter des repas tout prêts ou offrir une heure de ménage vaut mieux qu'une peluche aux yeux des parents. Un impensé du post-partum symptomatique de nos sociétés.

La médicalisation de l'accouchement a retiré aux femmes entouant la jeune mère leur expertise en la matière. | Tembinkosi Sikupela via Unsplash
La médicalisation de l'accouchement a retiré aux femmes entouant la jeune mère leur expertise en la matière. | Tembinkosi Sikupela via Unsplash

«J'ai vu deux de mes amis qui viennent d'avoir un bébé (et qui donc, méga surprise: sont fatigués), et j'avais cuisiné puis apporté trois repas d'avance dans des tupperwares, qu'il n'y avait plus qu'à réchauffer. Ça avait l'air de tomber à pic, volez-moi l'idée pour vos amis jeunes parents», s'est exclamée sur Twitter la bédéiste féministe Pénélope Bagieu.

Une suggestion plébiscitée: plus de 1.000 retweets, 8.600 likes et de nombreuses réponses approbatrices, tant du côté des ami·es aidant·es que des parents épuisés recevant cette étrenne amicale. «J'avais fait des lasagnes maison à des amis… Franchement ça aide plus qu'un dixième doudou pour le bébé», peut-on encore lire, avant d'enchaîner sur ce constat: «Ayant reçu les lasagnes en question, je confirme que l'idée était aussi excellente que le plat».

«Souvent, les parents sous-estiment l'ampleur de la fatigue, ils se disent “je cuisinerai, j'aurai du temps, je serai en congé”, pointe Francine de Montigny, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la santé psychosociale des familles. Leur apporter de petits plats à réchauffer, c'est réconfortant.»

Ces «visites tupperware» à destination des parents ont quelque chose de résolument moderne, et pas parce que l'aide est mise en boîte (hermétique) ni parce que son contenu est DIY. «Les enfants se retrouvent avec une multitude de jouets, un trop-plein de doudous, de peluches qui vont rester au fond d'un tiroir… Dans les nouvelles générations, il y a une mise à distance et en discussion de ce côté consumériste, de cette consommation de produits autour de la naissance», indique Philippe Charrier, co-auteur avec Gaëlle Clavandier de l'ouvrage Sociologie de la naissance (Armand Colin, 2013). Surtout, cette forme de soutien montre le rapport ambigu de notre société à l'égard de la venue au monde d'un enfant, heureux événement dont on se désintéresse pourtant.

En attestent ces remarques appréciatrices en réaction au tweet de Pénélope Bagieu, parsemées des termes «meilleur» (parfois du monde), «formidable» et «fabuleux». En révélant à quel point des choses somme toute basiques peuvent générer un soulagement comme un plaisir considérables, elles dévoilent, en creux, un certain isolement parental post-natal, loin d'être atténué par un classique cadeau de naissance. «Le post-partum est très peu investi, ajoute le sociologue. Pour l'instant, c'est la société civile qui s'organise, l'accompagnement n'est pas très professionnalisé, du moment que la maman et le bébé vont bien, selon la formule consacrée.»

Tout-collectif jusqu'aux relevailles

Pourtant, ce délaissement général des jeunes parents (et surtout des mères, le congé de paternité étant de seulement onze jours et n'étant pas, qui plus est, obligatoire) n'a pas toujours été. Il fut un temps où la concoction de repas et le soutien apportés spécifiquement à la nouvelle accouchée n'étaient pas portés aux nues mais bel et bien banals.

L'historienne Emmanuelle Berthiaud, autrice d'Enceinte, une histoire de la grossesse entre art et société (Éd. de La Martinière, 2013), rappelle que, pendant longtemps, il existait «des solidarités très fortes au moment de l'accouchement» et autour de cet événement, en amont comme en aval.

Les relevailles fêtaient la fin de la quarantaine maternelle post-partum et signaient la fin des suites de couches.

«Les grands actes de la vie étaient collectifs, on naissait rarement en petit comité.» Ainsi, durant la grossesse, la mère de la parturiente, parfois ses sœurs et ses amies l'aidaient à son domicile à fabriquer le trousseau de l'enfant à naître. Cette sollicitude se poursuivait après l'accouchement, l'entourage féminin assurant une présence prolongée auprès de la connaissance en couches.

«Jusqu'au XIXe siècle, les femmes devaient se ménager, rester assez confinées chez elles et prendre de multiples précautions jusqu'aux relevailles», rituel de l'Église catholique fêtant la fin de la quarantaine maternelle post-partum et signant la fin des suites de couches, détaille la chercheuse. «Cela justifiait d'autant plus une aide extérieure de l'entourage et des amies, qui se déplaçaient chez la jeune mère.»

Médicalisation vs conseils de «bonnes femmes»

La pratique religieuse des relevailles a peu à peu décliné courant XIXe et disparu au XXe. En parallèle, avec le développement de la confection industrialisée, on fabriquait de moins en moins les effets du nouveau-né pour les acheter tout faits, complète la spécialiste de l'histoire des femmes, du corps ainsi que de la médecine aux XVIIIe et XIXe siècles.

Cet effacement progressif du fait-main et maison s'est, en toute logique, accompagné d'un retrait de la maisonnée. Et celui-ci a été accentué par la médicalisation de la naissance, laquelle a «contribué à l'effacement de ces solidarités féminines, à la fois par le déplacement de la naissance à l'hôpital et par la dévalorisation des savoirs féminins; dans les services que les femmes proposaient à la parturiente, il y avait aussi divers remèdes et conseils qui ont souvent été critiqués par les médecins».

Comme le consigne Emmanuelle Berthiaud dans un chapitre de l'ouvrage collectif Les écrits du For privé en Europe du Moyen Âge à l'époque contemporaine. Enquêtes, analyses, publications (Presses universitaires de Bordeaux, 2010), «en écho à la littérature médicale de l'époque, les solidarités féminines apparaissent à certains hommes comme une source de superstitions et de pratiques dangereuses».

Elle donne pour exemple des lettres que Mirabeau adresse à son amante Sophie de Ruffey en 1777. Il cherche à la détourner des préjugés ordinaires des femmes, à s'en défier: «Point d'imprudences, mais point de recettes de bonnes femmes: elles sont toutes fausses, pernicieuses et importunes.» Ce mépris envers «les commères qui [l]'entoureront» concourt à discréditer et mettre au rebut ces usages solidaires. «D'autres sources d'assistance et de conseils se développent, comme en témoigne la multiplication des manuels de vulgarisation médicale au XIXe siècle», retrace dans ce chapitre l'historienne.

Repli conjugal et offrandes natales

Autre élément évoqué conspirant à l'extinction de ces réseaux de solidarité: le repli sur la cellule conjugale, dès le XIXe siècle parmi les élites et à partir du XXe pour les catégories plus populaires. Les couples sont plus indépendants et leur autonomie davantage respectée. L'arrivée de l'enfant étant en outre perçue comme «le couronnement de l'amour conjugal», indique-t-elle par écrit, l'aide se fait plus respectueuse de la nouvelle entité familiale. L'éloignement géographique, qui s'accentue avec l'évolution des transports et des trajectoires sociales, joue aussi son rôle. Exit, donc, la famille et les amies, d'autant que la présence à domicile des proches sur la durée n'était pas toujours bien vécue et pouvait être perçue comme oppressante.

Ainsi, peu à peu, «le soutien est plus matériel et cérémoniel: il se concentre au moment de la naissance sous la forme de félicitations et de cadeaux», rédige Emmanuelle Berthiaud. L'entourage procède alors à des visites ponctuelles et offre non plus sa présence sur le temps long mais des présents. Les marchands de tapis d'éveil, de couches, biberons, tétines, bodies, cosy, berceau, poussette et Cie ont flairé ou tout du moins exploité le filon, et amplifié le phénomène. Le sociologue Philippe Charrier mentionne ainsi «une forme de consumérisme autour de la naissance» avec un marché qui s'est spécialisé dans les années 1970-1980 et est aujourd'hui bien installé, entre autres grâce aux listes de naissance.

Tabou du post-partum

Résultat, de nos jours, «le filet sécuritaire auprès des parents n'est plus institutionnel ni familial. Il est encore à redéfinir», abonde Francine de Montigny. Possible aussi que se soit diffusée de manière inconsciente l'idée que, la seule prise en charge de la grossesse comme du post-partum étant médicale, on ne puisse en tant qu'ami·e marquer le coup qu'en évitant de visiter les nouveaux parents les mains vides et en leur apportant une adorable peluche ou un joli tapis de change.

D'autant que cette façon de faire coïncide aussi parfaitement avec nos modes de vie effrénés: on se raccroche à ce rituel devenu systématique, à un petit geste que l'on veut bienveillant mais sans souhaiter en faire davantage ni y consacrer trop de temps.

«Les parents ont l'impression de vivre en porte-à-faux vis-à-vis de la société et se questionnent sur la normalité de leur expérience.»
Francine de Montigny, infirmière et psychologue

«Nous sommes dans une société de la performance, où tout le monde travaille beaucoup. C'est comme si la parentalité dérangeait», souligne la Canadienne. On la met à distance, on laisse les jeunes parents (en particulier les mères) se débrouiller dans leur coin. C'est pourquoi offrir systématiquement un cadeau plutôt que de proposer son aide n'est pas sans lien avec le déni entourant le post-partum.

Pas d'assistance instaurée de manière institutionnalisée ni ritualisée, on vit ça seul·e, ce qui n'aide pas à avoir conscience des complexités de cette étape de la vie; et, lorsqu'on y est confronté·e, on peut avoir tendance à douter de ses capacités, à se dire que l'on a échoué et donc à taire les difficultés rencontrées, afin de ne pas être jugé·e. «Les parents ont l'impression de vivre en porte-à-faux vis-à-vis de la société et se questionnent sur la normalité de leur expérience, expose celle qui est à la fois infirmière et docteure en psychologie. Est-ce normal d'être aussi fatigué·e et à cran?»

Bonnes volontés à adapter

Or le silence et le tabou ne font qu'engendrer un cercle vicieux, qui vient contaminer même les personnes de bonne volonté. «Les parents me parlent des bonnes intentions de leurs ami·e·s pendant la grossesse mais, dans les faits, quand l'enfant arrive, le soutien est peu concret, appuie la chercheuse spécialiste de santé mentale parentale en période périnatale. Dire “appelle-moi si t'as besoin” est un vœu pieux: quand on vient de donner naissance, on est tellement en train de surnager qu'on n'appelle pas.» Autre cas de résolutions amicales mal adaptée: «Un couple me racontait qu'on leur avait donné un certificat pour aller au spa. C'était bien pensé pour qu'ils prennent soin d'eux. Mais, le temps d'organiser la logistique, ça leur a pris un an avant d'y aller.»

Pour Francine de Montigny, c'est donc à l'entourage de «prendre les devants et l'initiative» et, au lieu d'attendre passivement d'éventuels appels à l'aide, de proposer du soutien ponctuel «afin de briser l'isolement social après la naissance». Par exemple en appelant pendant ses courses pour éviter un déplacement aux nouveaux parents, ou en proposant ses services pour garder le nouveau-né, s'occuper du linge, du ménage, du rangement, des repas. Soit des choses du quotidien permettant d'offrir «des moments de répit» au couple, sans ingérence ni immixtion démesurée.

C'est bien ce que souhaitent les parents comme les proches qui ont salué le tweet de Pénélope Bagieu. «Je proposais souvent à la maman de venir garder le bébé à leur domicile deux ou trois heures pour qu'elle puisse s'octroyer un bain, une coloration, une manucure, etc. bref, un peu plus de cinq minutes pour penser à elle et du coup avoir plus de temps aussi avec l'autre parent à son retour du taf», témoignait @ KVal3003 sur Twitter.

«Les jeunes parents veulent du calme et qu'on leur facilite la vie. Donnez-leur de la bouffe, restez trois minutes le temps de faire risette et de dire que l'enfant ressemble à l'un des parents et barrez-vous, l'âme tranquille», déclarait @ SubstancePod.

Matériel et intime

Cet appui, tout matériel qu'il semble au premier abord, n'est pas juste terre à terre ni économique. «C'est du temps pour l'intimité, fait remarquer Philippe Charrier. Apporter des petits plats, s'occuper de faire les courses, c'est dire “on s'occupe de tout, vous pouvez vous concentrer sur ce moment”. C'est l'idée que le couple doit vivre cette expérience précieuse à plein temps et que tout ce qui peut être afférent, la banalité du quotidien, est perçu comme une perte de temps.»

C'est donc contribuer à ce que la naissance de l'enfant soit un événement intime en y réinstaurant ces solidarités effacées. Comme le rappelait la chercheuse en histoire Emmanuelle Berthiaud dans Les écrits du For privé en Europe du Moyen Âge à l'époque contemporaine, la mobilisation couturière de l'entourage féminin pour préparer la layette avait «aussi un rôle initiatique et [constituait] un moyen d'échanges entre femmes».

Se sentir plus entouré·e ne fait pas qu'amoindrir la fatigue: cela libère la parole et améliore le vécu. «La santé mentale des parents s'appauvrit à cause du post-partum mal accompagné et ça a un coût social élevé. Au-delà de la joie de fonder une famille, l'impression d'avoir un soutien autour crée une différence», insiste Francine de Montigny, qui rêve, lorsqu'elle sera à la retraite, de fonder un groupe de mamies proposant du «gardiennage» d'enfants aux tout jeunes parents qui ne peuvent s'appuyer sur leurs proches.

En attendant un investissement institutionnel (et financier) sur ces questions, ces services amicaux rendus à la conjugalité peuvent être une façon nourrissante et respectueuse de trouver l'équilibre entre le tout-collectif intrusif des temps anciens et le «tout·e-seul·e» isolateur des temps actuels.

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