«La Fabrique du vivant» à Beaubourg, «Nous les Arbres» à la Fondation Cartier, «Jusqu'ici tout va bien» au 104, «Anthropocène Monument» aux Abattoirs de Toulouse, «Broken Nature» à la dernière Triennale de Milan, «Post Nature» à la dernière Biennale de Taipei, rétrospective Ólafur Elíasson à la Tate Modern ou encore solo show de Tomás Saraceno au Palais de Tokyo... La création contemporaine en lien avec les futurs écologiques a quitté ces dernières années les marges subversives de l'artivisme –néologisme formé à partir des mots «art» et «activisme»– pour prendre d'assaut les cimaises d'institutions de renom. Serait-ce le signe que les temps changent?
On peut du moins y voir le symptôme d'une époque guettée par le changement climatique, les catastrophes naturelles, l'essoufflement des ressources et les fantasmagories collapsologues que tout un pan de la création contemporaine interroge, reformule, a fait sienne parmi ses sujets de prédilection.
Dans leur quête de transitivité avec le siècle, les artistes sont confronté·es aux scénarios multiples d'un monde que l'on découvre fini, limité dans sa capacité à soutenir la croissance économique, invitant à d'autres modes d'habiter et d'autres styles de vie. L'écologie, au nombre des motifs incontournables que sédimente le contemporain, devient une constante thématique de la production récente en arts visuels.
«Le créateur plasticien œuvrant au tournant du XXIe siècle, tôt ou tard, rencontre la question de l'écologie, ne serait-elle pas son démon majeur», formule ainsi le critique Paul Ardenne en introduction de son récent ouvrage Un art écologique – Création plasticienne et anthropocène.
De la sensibilisation au sensible
Sans faire abstraction de l'empreinte carbone de l'art contemporain (sujet qui mériterait à lui seul un article dédié), l'une des forces de la création contemporaine est de pouvoir prendre un rôle de premier plan, entre le politique et le scientifique, dans la génération de représentations nouvelles, carburants à l'action pour la société. Ainsi Lauranne Germond de l'association COAL voit-elle dans la création une troisième polarité nécessaire dans les réflexions actuelles sur les enjeux environnementaux, et par-là, le besoin d'organes intermédiaires tels que les artistes.
Isabelle de Maison Rouge, curatrice de l'exposition «Jardinons les possibles» qui s'est tenue à l'automne 2019 aux Grandes-Serres de Pantin, observe: «Conscients de l'urgence écologique, certains artistes apportent une réplique “verte” en s'engageant et instituant de nouvelles normes d'expression respectueuses de l'environnement, en suscitant une symbolique du combat et de l'éthique, en s'investissant et parfois en agissant directement.»
La critique et curatrice Pauline Lisowski souligne aussi le décloisonnement à l'œuvre: «Ces artistes travaillent en relation avec des scientifiques. Ils mènent des expériences. Ils travaillent sur le vivant et développent une recherche.» Le programme Génies-Génies orchestré par le POLAU (pôle arts et urbanisme), par exemple, initie des collaborations entre ingénieur·es et artistes sur des défis environnementaux. Maud Le Floc'h, à l'initiative du projet, conçoit ce dialogue entre mondes scientifique et artistique comme l'une des clés d'un changement de paradigme. Elle loue dans l'art écologique «les capacités d'hybridation avec d'autres mondes, terreau fertile pour proposer du décadrage d'approches, de regards, soit pour prendre de la distance, soit pour latéraliser, en tout cas pour ouvrir de nouveaux points de vue sur les enjeux et ouvrir des imaginaires».
«On ne changera pas le monde en mobilisant seulement le cerveau gauche.»
Souvent cantonné à son potentiel de sensibilisation (d'illustration ou encore d'interpellation) sur les enjeux climatiques auquel le monde fait face, l'art contemporain doit, selon Lauranne Germond, être en mesure de devenir l'un des moteurs de la transition, par sa capacité à générer de nouvelles représentations et imaginaires. Cette analyse rejoint celle du chercheur en esthétique Guillaume Logé dans son ouvrage Renaissance sauvage – L'art de l'Anthropocène: «Parce qu'il ne s'agit pas d'asséner une idéologie nouvelle, nous avons besoin du langage et de l'éclairage d'une poétique.»
Dans cette lignée, Maud Le Floc'h en appelle à la puissance imaginante de l'art pour sortir des ornières du fatalisme: «On ne changera pas le monde en mobilisant seulement le cerveau gauche. Il est nécessaire d'avoir recours à d'autre registres (l'expérience sensible, l'inversion et le jeu, les dynamiques paradoxales, etc.), la force de l'art est à mobiliser.» L'artiste se retrouve alors aux premières lignes d'une nouvelle relation au monde et au vivant et met en œuvre, peut-être avant tous les autres et par le détour du sensible, de la fiction ou de la métaphore, un changement radical dans ses postures.
Au nombre de celles-ci, la prise de conscience des effets de l'activité humaine sur le monde, en un mot l'anthropocène, ou encore du capitalocène –les conséquences de la production issue de l'économie capitaliste sur l'environnement.
À égalité avec la nature
À la suite de théoriciens comme Emanuele Coccia (La vie des plantes), Jean-Christophe Bailly (Le parti pris des animaux), Baptiste Morizot (Sur la piste animale) ou Bruno Latour (Esquisse d'un Parlement des choses), nombre d'artistes imaginent un nouvel ordre mondial à l'écoute du non-humain et inventent une nouvelle assemblée des êtres vivants mettant en question l'anthropocentrisme des siècles précédents, pour repenser en profondeur les relations entre l'être humain et le vivant.
«L'humanité n'est plus au centre de la question, c'est ça le grand changement. Dans notre travail, nous envisageons sur un même niveau tous les êtres de notre environnement et nous nous proposons de leur donner une attention égale», formulent ainsi les plasticiens Ouazzani Carrier qui, dans leur récent projet «Impressions Météo», se mettent en quête des traces de catastrophes naturelles fictives, conséquences de l'usage irraisonné des ressources par l'être humain, parmi les murs d'une architecture sur dalle de la métropole parisienne.
On trouve un écho certain à leur pratique dans le solo show de l'artiste Vincent Voillat à la Galerie Éric Mouchet à l'automne 2019. Prénommée «L'Hiver n'aura pas lieu cette année», l'exposition invitait le public à se confronter à la fiction d'un «lithocène», un âge où seuls les minéraux seraient présents sur Terre, témoins d'un âge révolu et de la disparition de l'humanité. On y croise des pierres tunées, des empreintes, des bijoux et ornements témoins de la vanité d'une espèce humaine occupée durant des siècles à se rendre maîtresse de la nature et dont seules les pierres ont la mémoire.
«Toute l'exposition joue de ce trouble, le regard se perd et le spectateur ne peut jamais tout à fait savoir ce qu'il regarde. Cela provoque très rapidement un décentrement et une projection directe sur ces matériaux, voire même un sentiment qui s'approcherait d'une forme d'empathie. À défaut d'être véritablement les témoins de l'histoire, les pierres sont ici les réceptacles de récits extrêmement diversifiés, emplies de charges et d'émotions. Cela invite à un nouveau regard car de toute évidence, les cailloux nous survivront», explique le plasticien.
Écouter le monde
Dans ce paradigme de décentrement, Guillaume Logé formule le concept de «concordanse» comme nouvelle relation au monde, au vivant et au minéral, basée sur l'écoute de ce qui nous environne: «Le but qui anime l'ensemble de ce processus est celui d'une concordanse: une recherche de concorde que l'on rapproche de l'esprit d'une danse (ne pas imposer, mais s'adapter à son partenaire, toujours, dans la réalisation et la poursuite d'une chorégraphie de vie).»
Dans la lignée de victoires récentes d'activistes écologiques (comme l'action de Dark-Sky Movement qui incite l'ONU à reconnaître le ciel étoilé «patrimoine commun de l'humanité») ou de l'attribution d'une personnalité juridique aux fleuves (comme dernièrement en Inde et en Nouvelle-Zélande), le poète, écrivain et juriste Camille de Toledo réfléchit, avec élu·es et ingénieur·es à doter la Loire de statuts juridiques, pour donner une voix à sa faune et sa flore, et notamment lui permettre de s'élever contre la pollution de son patrimoine naturel.
«Ce n'est pas seulement que les choses du monde se soient tues, c'est aussi qu'on n'écoute pas très bien.»
Entre fiction performative et itération juridique, le Parlement de Loire initié par le POLAU, inspiré du Parlement des choses de Bruno Latour, pousse très loin la prospective de nouvelles manières d'être au monde. «La terre se fait entendre, le parlement des vivants demande aujourd'hui à être élargi. Élargi à d'autres voix, d'autres intelligences, d'autres façons de s'y prendre pour vivre. [...] L'élargissement radical des formes de vie à considérer et des ententes à construire, voilà le point vif. Et voilà le site où construire des cabanes –car pour imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé, il faut avant tout recréer les conditions d'une perception élargie», écrit Marielle Macé dans Nos cabanes.
L'art écologique est ainsi avant tout un art situé dans la lignée de ce que Donna Haraway décrit dans son Manifeste cyborg comme une action intellectuelle intégrant la conscience de l'endroit d'où elle énonce des savoirs, et donc des biais culturels et des rapports de domination qu'elle intègre. Il s'agit d'un art en pleine conscience de son devoir de décentrement et de sa responsabilité à inventer les modalités d'écoute et d'attention au monde, pour traduire ce qu'il crie en silence.
«Ce n'est pas seulement que les choses du monde se soient tues, qu'elles se taisent et fassent entendre qu'elles se taisent, c'est aussi qu'on n'écoute pas très bien», suggère Marielle Macé. Formule que semble avoir pris au pied de la lettre l'artiste Shun Owada avec l'installation unearth/Paleo Pacific présentée au 104 dans le cadre de la Biennale Némo avec l'exposition «Jusqu'ici tout va bien?»: dans une salle, des roches calcaires s'érodent doucement au passage d'un liquide non identifié aux airs de pluie acide sous une batterie de micros braqués sur elles, destinés à se faire l'écho de leurs manifestations potentielles.
Car c'est sans doute de cela qu'il s'agit, selon Marielle Macé, lorsque l'on évoque un art écologique: «Ménager plutôt qu'aménager. Jardiner les possibles, prendre soin de ce qui se tente, partir de ce qui est, en faire cas, le soutenir, l'élargir, le laisser partir, le laisser rêver.» Pour entendre ces «aujourd'hui qui bruissent» qu'appelle Alain Damasio, à préférer aux «lendemains qui chantent».