Deux semaines avant les élections générales britanniques de décembre 2019, lors d'une table ronde sur le Brexit qui se tenait à North Berwick, une petite ville au sud d'Édimbourg, un électeur pro-Brexit a soudain élevé la voix: «Ce que je trouve incroyable chez la plupart de nos élus en Écosse, c'est qu'ils ne tiennent jamais compte du fait qu'un million d'Écossais a voté pour quitter l'UE. Les élus du SNP [Scottish National Party, ndlr] nous ont complètement ignorés. C'est comme si les électeurs du camp du Leave en Écosse n'existaient pas, on ne parle jamais d'eux.»
Il est vrai que, depuis le début, Nicola Sturgeon, la Première ministre écossaise et leader du SNP, parti ouvertement pro-européen, n'a cessé de répéter que l'Écosse n'avait pas voulu du Brexit. Or en 2016, 38% des électeurs et électrices ont bien voté pour larguer les amarres de l'UE, soit exactement 1.018.322 votant·es.
Un chiffre loin d'être ridicule et qui ne doit rien au hasard. Fabien Jeannier, chercheur en civilisation britannique, rappelle que «contrairement aux idées reçues, l'UE n'est pas toujours bien vue par la population. En réalité, l'attachement des Écossais à l'Europe s'est dégradé au cours des dix dernières années». Le pourcentage d'eurosceptiques en Écosse est ainsi passé de 40% en 1999 à 67% en 2016.
D'ailleurs, «les pro-Brexit écossais ont exactement le même profil que les pro-Brexit anglais, plus âgés et moins éduqués», souligne Nicola McEwen, professeure de politique territoriale à l'université d'Édimbourg. Comme en Angleterre, les Écossais·es ayant voté pour le Brexit ont plutôt tendance à penser que le fait de quitter l'Union européenne n'aura pas d'incidence dramatique sur l'économie. Et comme les Anglais·es, ils et elles espèrent, avec ce vote, faire chuter l'immigration.
Bonne ou mauvaise immigration
Mais alors, pourquoi le camp du Remain l'a-t-il emporté en Écosse? «C'est que le SNP domine le paysage politique. Or le parti a toujours dit que l'indépendance ne pouvait se faire que dans l'Union européenne. Parmi les électeurs pro-indépendance, beaucoup de ceux qui étaient tentés de voter Leave se sont finalement laissés persuader par les arguments de Nicola Sturgeon», explique John Curtice, professeur de politique à l'université de Strathclyde. Mais ces arguments n'ont pas convaincu tout le monde. Ainsi, seuls 65% de celles et ceux qui avaient voté pour le SNP aux élections générales britanniques de 2015 ont opté pour rester au sein de l'UE en 2016.
«Il y a toujours une minorité de nationalistes qui ne voit pas l'intérêt de se défaire de l'emprise anglaise pour se jeter dans les chaînes de Bruxelles», indique John Curtice.
«Pourquoi devrait-on avantager un médecin allemand plutôt qu'un médecin indien, c'est du racisme!»
C'est le cas de Robert Malcolm Kay, 65 ans, enquêteur à mi-temps au sein d'un organisme de recherche en sciences sociales. Cet Anglais d'origine, installé en Écosse depuis trente ans et qui se considère Écossais, se proclame pour l'indépendance tout en étant un brexiter convaincu. «En 2016, j'ai voté pour rester au sein de l'UE mais j'ai changé d'avis depuis, notamment au contact des centaines de personnes que j'ai interrogées. La plupart voulait, à minima, réduire l'influence de l'UE. Et elles ne sont pas stupides, racistes ou ignorantes, contrairement à ce que pense le camp du Remain.»
Parmi les arguments ayant convaincu Robert, il y a celui-ci: «Le Royaume-Uni est un pays fondamentalement maritime et international.» À l'écouter, le monde auquel la Grande-Bretagne devrait à nouveau s'ouvrir se limite cependant aux anciennes colonies de l'Empire britannique. «Nous avons bien plus en commun avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, l'Inde ou même la Jamaïque qu'avec les pays européens. Nous parlons la même langue déjà, c'est important pour faire du commerce.» Mais Robert ne se dit absolument pas contre l'immigration, au contraire: «Nous avons besoin de médecins étrangers, c'est un fait. Mais pourquoi devrait-on avantager un médecin allemand plutôt qu'un médecin indien, c'est du racisme!» avance-t-il, un rien provocateur.
Parmi les pro-Brexit, toutes et tous ne voient pas l'immigration d'un si bon œil. Beaucoup, au contraire, «désapprouvent la hausse de l'immigration et veulent retrouver leur souveraineté. Ils sont fondamentalement conservateurs et adhèrent aux discours politiques de Boris Johnson ou Nigel Farage», souligne John Curtice.
C'est notamment le cas d'Eva S., une sexagénaire rencontrée fin octobre 2019 à Édimbourg lors d'une manifestation du Scottish Brexit Party, la branche écossaise du parti de Nigel Farage. À 63 ans, cette cheffe d'entreprise d'Aberdeen a voté pour le Brexit afin de réduire drastiquement l'immigration. Ses arguments? «Nous sommes déjà trop nombreux, nous ne pouvons pas nous permettre d'accueillir tous ces gens. C'est à cause des immigrés que le NSH [le système de santé britannique, ndlr] ne fonctionne plus et que nous devons attendre des mois pour une opération chirurgicale.» Une information que contredit Nicola McEwen: «C'est complètement faux, le système de santé fonctionne justement grâce à l'immigration. Toutes les études montrent qu'économiquement parlant, l'immigration en général et en particulier européenne est nécessaire à l'Écosse.»
Une Union antidémocratique?
Mais le doute persiste chez les brexiters. Certain·es se méfient surtout des médias. Pour Michaël Skinner, un ancien pêcheur à la retraite, anglais établi en Écosse depuis trente ans, le discours visant à dire que le Brexit va porter atteinte à l'économie n'est que propagande: «La BBC est payée par l'Europe pour dire que le Brexit est une mauvaise idée. Mais ce n'est pas vrai, nous allons continuer à faire du commerce avec l'Europe même après le Brexit. Mercedes et BMW ne vont pas s'arrêter de nous vendre des voitures parce que l'Europe a décidé que nous étions des garnements. Ça ne marche pas comme ça!» s'agace-t-il.
Maureen*, 56 ans, habitante d'Édimbourg et Écossaise de naissance, a, pour sa part, voté pour le Brexit afin notamment de réduire les aides sociales versées aux immigré·es européen·nes. «C'est la pratique de mon travail qui m'a convaincue», affirme-t-elle. Jusqu'à il y a deux ans, Maureen conseillait juridiquement les personnes ayant des difficultés à percevoir des allocations.
«J'ai vu trop de personnes demander des aides sociales sans avoir l'intention de travailler ni même de s'intégrer.»
«Je ne suis absolument pas contre les gens qui viennent ici pour travailler et qui font des efforts pour parler la langue. Mais j'ai vu trop de personnes, notamment européennes, demander des aides sociales sans avoir l'intention de travailler ni même de s'intégrer. Je me souviens de cet homme portugais qui m'a dit: “L'Écosse est le meilleur endroit où vivre puisque tout y est gratuit.” Il faisait croire qu'il était célibataire alors qu'il était marié et recevait ainsi 1.000 livres tous les mois de la part du gouvernement, sans avoir l'intention de trouver du travail.» Une étude publiée en février 2019 montre pourtant que la plupart des migrant·es européen·nes viennent pour travailler et ont même un taux d'emploi supérieur aux natifs et natives. Et bénéficieraient peu, par ailleurs, des prestations sociales.
Pendant de longs mois, Maureen a été militante au sein du Scottish Brexit Party avant de claquer la porte. «Je suis partie lorsque je me suis rendue compte que l'Écosse n'était pas la priorité de Nigel Farage. Peu lui importait qu'elle devienne indépendante ou non, tant que le Brexit advenait. Or si l'Écosse devient indépendante, moi je quitte le pays.» Comme elle, près des trois quarts des électeurs et électrices pro-leave seraient contre l'indépendance.
Enfin, l'une des caractéristiques des pro-Brexit en Écosse demeure leur défiance à l'égard des institutions européennes. Tom Walker, un ex-médecin de 33 ans, aujourd'hui réorienté professionnellement, a été l'un des premiers à faire campagne pour le Brexit en Écosse. Pour lui, le problème vient du fait que l'UE est fondamentalement anti-démocratique: «Les commissaires européens, qui détiennent le pouvoir, ne sont pas élus. Comment fait-on pour retirer leur mandat à ces gens-là si on en est insatisfaits? Tant qu'on n'aura pas la réponse à cette question, alors l'Union européenne ne sera pas une démocratie.»
*Le prénom a été changé.