Les uns l'associent au cigare de Blondin, au Magnum 44 de Dirty Harry Calahan, à l'orang-outang qui accompagne Philo Beddoe ou aux punchlines-mitraillettes du sergent-instructeur Tom Highway. Pour les autres, il est le grand auteur oscarisé d'Impitoyable et Million Dollar Baby qui a fait pleurer les chaumières avec Sur la route de Madison et a mis la Croisette à genoux avec Mystic River. Et pour quiconque le connaît vraiment, il n'a jamais cessé d'être les deux à la fois.
Les géants portent leurs croix
À 90 ans, dont soixante de cinéma, Clint Eastwood fait partie de ces figures tellement ancrées dans l'inconscient populaire qu'elles occupent une place dans le patrimoine personnel de chacun. Y compris chez les personnes qui ne l'aiment pas ou l'ont apprécié sur le tard après l'avoir réduit à une caricature de héros de droite éructant son verbe viriliste les mâchoires serrées. Selon Andréa Grunert, filmologue spécialiste de l'œuvre de Clint Eastwood et autrice du Dictionnaire Clint Eastwood: «Pendant de longues années, le rôle du justicier et du héros solitaire des westerns a influencé la perception de la critique à l'égard d'Eastwood […] Cette image était parfois facteur de création, mais aussi un fardeau.»
Un fardeau qu'il n'a jamais cessé de désigner comme tel. Mais pour le voir, cela impliquait de regarder au-delà du folklore qu'il mettait en scène avec une jubilation non feinte (et oh combien communicative). «Eastwood a toujours essayé de diversifier ses rôles, en alternant par exemple des films reposant sur son image avec des rôles comiques et autres et en se servant de son image de marque comme source de réflexion filmique.» On en revient au sergent Thomas Highway dans Le maître de guerre, mannish man option ultra-alpha qui suscite immédiatement l'admiration du spectateur mâle envers l'homme qu'il a forcément fantasmé d'être un jour, dans un coin de sa tête.
Mais Thomas Highway lit dans son pick-up des magazines féminins pour essayer de reconquérir sa femme. En quête d'éléments de langage pour s'adapter à un monde qu'il ne comprend plus, il est lui-même le slogan d'un monde en train de s'éteindre. Le phrasé fleuri et l'attitude fier-à-bras ne représentent plus des atouts, mais des obstacles pour celui qui ne sait plus s'exprimer autrement et concevoir la vie à travers un horizon (l'armée) devenu indépassable. Les mots ne franchissent plus la barrière du bagout, devenu l'empreinte indélébile d'un vécu qui ne veut pas s'en aller.
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De grands pouvoirs impliquent de trop grandes responsabilités
C'est une constante chez Eastwood: les attributs du héros finissent inlassablement par devenir un poids, voire même par causer leur perte. Le réalisateur sait de quoi il parle: comme ses personnages, il a longtemps été tributaire des attentes que l'on faisait peser sur lui. Comme ces individus dont la condition héroïque siphonne le libre-arbitre à l'écran.
Dans le cas d'American Sniper, les dons au tir de Chris Kyle et sa prédisposition à la représentation héroïque provoqueront sa désagrégation psychologique. Le héros eastwoodien ne subit pas sa vie parce qu'il est mauvais dans ce qu'il fait, au contraire: c'est parce qu'il est particulièrement doué qu'il ne peut rien faire d'autre. À l'instar de William Munny dans Impitoyable, fermier impuissant maltraité pendant tout le film lorsqu'il essaie de se comporter comme tel, mais tueur impitoyable qui retrouve sa superbe lorsqu'il renoue avec les instincts qu'il essayait de repousser. Vivre par l'épée n'est pas un choix quand on a ça dans les mains.
Dans le cinéma d'Eastwood, le public est à la fois l'allié des personnages et le premier bourreau de leur libre-arbitre.
Le marine vaillant et le gunfighter virtuose: soit deux images d'Épinal s'il en est de la mythologie héroïque américaine, dont l'emblème se révèle une charge bien lourde à porter pour les personnes qui l'endossent. Pour Andréa Grunert: «Ils [les héros d'Eastwood] portent leurs états d'âme parfois à fleur de peau: blessures, cicatrices. Mais on ressent surtout les démons intérieurs contre lesquels ils mènent une lutte constante. Dirty Harry n'y échappe pas. Ce sont ces fissures, ces zones d'ombres qui sont soutenues par le jeu et par d'autres moyens de la mise en scène qui rendent les victoires amères et les héros modernes.»
Chez Eastwood, le personnage héroïque est contraint de toutes parts. Par son entourage, qui attend (voire exige) de lui un certain type de comportement. Par la situation et l'intrigue, qui réclament l'usage de ses talents pour se dénouer. Par les codes des récits investis, qui tendent naturellement vers les attendus du contrat passé avec le spectateur. Spectateur qui anticipe en permanence que le héros déchaîne les enfers pour retrouver les traces du Blondin dans la trilogie du dollar de Sergio Leone, ou celles de ce Dirty Harry sans états d'âme qui n'a jamais vraiment existé. Dans le cinéma d'Eastwood, le public est à la fois l'allié des personnages et le premier bourreau de leur libre-arbitre. Créancier en chef du héros eastwoodien, il devient le premier émetteur de cette injonction à l'héroïsme pesant sur la mythologie du cinéaste.
Les héros sont fatigués
Le héros n'est pas seulement un horizon d'attente qui s'étend derrière le rideau de l'écran: il est construit par les schémas implantés chez ceux et celles qui sont assis·es devant la grande toile. Au fond, on ne peut jamais tout à fait s'empêcher de croiser les doigts pour qu'Eastwood ressorte le gunshot du placard. Son propos ne s'exprime pas à huis clos: il nous interpelle directement dans notre propre faculté à nous déterminer par rapport à nos croyances et nos modèles, ainsi que les dégâts humains générés par notre besoin anthropologique de figures héroïques expiatoires. Les films d'Eastwood sont moins des films de héros que des films sur la dépendance collective au héros.
À cet égard, il faut se souvenir des remous qu'avaient provoqué Gran Torino avant sa sortie. Annoncé comme l'ultime épisode de la saga des Dirty Harry avant que Clint Eastwood lui-même ne clarifie les choses, Gran Torino donnait l'espoir d'un ultime tour de piste pour l'ancien Eastwood. Sylvester Stallone venait de ressortir les gants et les fusils pour Rocky Balboa et John Rambo, l'association d'idées suggérait que papy avait lui aussi décidé de faire de la résistance.
Et dans un premier temps Walt Kowalsky tenait effectivement toutes ses promesses en régalant les aficionados des punchlines salées et autres démonstrations de force qui ont fait la réputation de l'auteur, au charisme toujours aussi minéral et intimidant à 78 ans passés. Mais le cinéaste s'appliquait ensuite à prendre le spectateur à revers en démontant la dimension pittoresque de l'image héroïque qu'il réanimait. Jusqu'à un final anticipé par le public comme le baroud d'honneur sauvage d'une icône vengeresse; mais qui s'avérait le sacrifice d'un homme qui emporte avec lui le mal qui le ronge. Comme s'il s'agissait de préserver les générations futures du fardeau qu'il eut à porter, et confrontait le public à la fin de ce modèle déclinant.
L'homme de dos
Selon Andréa Grunert, «Eastwood s'adresse à une nouvelle génération qui est moins familière avec son œuvre antérieure. En même temps, il n'y a pas de rupture véritable avec les films de ses débuts, mais une réflexion continue qui implique, bien évidemment, aussi des rectifications, des mises en question». C'est peut-être la raison pour laquelle le propos de l'acteur-réalisateur a mis autant de temps à devenir transparent pour le plus grand nombre. Se réclamant d'un classicisme qui intériorise par essence la vision de son auteur, Eastwood a rarement livré un discours clé en main à son public, ce qui a pu parfois contribuer à brouiller les cartes (comme on a encore pu le voir avec American Sniper). Une méthode qui tient autant de la profession de foi cinématographique que de l'éthique générationnelle.
C'est Meryl Streep qui mettait le doigt sur la chose: Clint Eastwood ne pleure jamais (ou rarement) de face. Lors de la scène de la dispute finale, qui scelle la séparation des deux protagonistes de Sur la route de Madison, «Clint n'a pas eu peur en tant qu'acteur d'aller jusqu'au bout dans l'investissement émotionnel dont il avait besoin. Plus tard, après avoir vu un premier montage, j'ai été surprise car il a coupé la partie la plus bouleversante de sa performance. Tous les acteurs tueraient pour ce genre de scène, mais il s'en est en quelque sorte retiré [...] C'était une très belle restriction de sa part».
C'est le savoir-être de l'ancien temps: le héros eastwoodien ne donne pas ses larmes (ou si peu) au spectateur, il ne le peut pas. Le secret de sa longévité et du lien indéfectible qu'il a tissé avec son public réside là, dans le fait de traduire les interdits qui pèsent sur ses contemporains et la conscience d'y être tout autant soumis.
Au fond, le cinéma de Clint Eastwood, c'est l'histoire de cette génération d'hommes (mais aussi de femmes: le réalisateur a beau avoir filmé une majorité de héros masculins, son propos n'a jamais été qu'une question de genre –se souvenir de Meryl Streep Sur la route de Madison et Angelina Jolie dans L'échange) qui ne s'autorisaient pas à pleurer en public, prenaient sur eux et ravalaient leurs remords. Les victimes de l'histoire, de l'injonction à l'héroïsme et de la pression sociale laissées seules avec leurs démons. C'est le commandement implicite qui pèse sur toute la filmographie du cinéaste et punit durement les personnages qui le transgresse. On se souvient douloureusement du personnage de Tim Robbins dans Mystic River, exemple de protagoniste écrasé par cette culture du refoulé. Clint Eastwood est celui qui a donné un espace d'expression à cette douleur en transformant le silence imposé en pudeur esthétique et narrative. Son cinéma n'est pas (seulement) le paradis perdu des héros à l'ancienne: c'est le refuge des hommes qui se cachent pour pleurer. Son véritable héroïsme réside là.