Monde / Économie

En Iran, la grande déprime

Temps de lecture : 5 min

Les Iranien·nes, qui renouvellent leur Parlement, ont connu un enchaînement d'événements d'ampleur alors que leur quotidien reste affecté par les sanctions américaines.

À Téhéran, la morosité se ressent y compris dans les échoppes du grand bazar de la ville. | Manuel Simmonay
À Téhéran, la morosité se ressent y compris dans les échoppes du grand bazar de la ville. | Manuel Simmonay

À Téhéran (Iran)

Elle n'a pas pu s'arrêter de parler, tant elle avait de choses à dire. Sans doute ne s'imaginait-elle pas se livrer autant. Sepideh* avait simplement envie de raconter et d'être écoutée. Échanger avec cette Téhéranaise de 28 ans, c'est avoir un bon aperçu de ce que traverse l'Iran d'aujourd'hui.

Il y aura encore quelques mois, cette ancienne étudiante en génie industriel était responsable de projet sur un gros chantier de la capitale. Au même moment, en mai 2018, Donald Trump décidait de sortir unilatéralement les États-Unis de l'accord international encadrant le nucléaire iranien, signé trois ans plus tard. Une sortie fracassante qui s'est traduite par le retour de sanctions américaines à l'encontre de l'Iran et des pays qui envisageraient de travailler avec ce dernier.

Ce vendredi 21 février, les Iranien·nes votaient pour renouveler leur Parlement (290 député·es). Le taux de participation est l'un des facteurs les plus observés de cette élection. | Manuel Simmonay

L'entreprise de Sepideh s'est alors retrouvée en difficulté. Avec la hausse soudaine des prix de certains matériaux, la société a dû stopper le projet et licencier des dizaines de personnes qui y travaillaient, dont la jeune femme. Cette dernière, comme nombre de jeunes haut diplômé·es, n'a pas pu retrouver de job dans son domaine. Elle doit aujourd'hui se contenter d'un boulot de vendeuse, en attendant mieux.

«On n'aurait pas pu soigner ma mère aujourd'hui»

Alors qu'une grande partie de sa famille est installée au Canada, l'un des principaux refuges des Iranien·nes qui s'expatrient, Sepideh subit de plein fouet ces fameuses sanctions dans son quotidien. Exemple tout bête avec ses deux chiens. Depuis plusieurs mois, elle ne parvient plus à mettre la main sur les croquettes Royal Canin auxquelles se sont habitués ses protégés. «J'ai demandé à un ami de m'en rapporter d'Arménie, avec le bus, raconte-t-elle. J'étais stressée, mais j'ai pu les récupérer.»

Une autre fois, Sepideh a eu du mal à trouver un médicament pour soigner l'un de ses animaux. Penser à la situation l'agace encore: «Sérieusement, ce ne sont que des chiens!» Se soigner elle-même devient également plus compliqué, au point qu'elle en vient à évoquer sa mère, décédée d'un cancer du sein il y a dix-sept ans. «J'ai été pendant très longtemps jalouse de mes amis parce qu'ils avaient encore leur mère. Mais cette année, je me dis “Dieu merci qu'elle soit partie”. On n'aurait pas pu la soigner aujourd'hui.»

«On vit pour survivre. Mon frère a dû lâcher son travail dans l'industrie pétrolière. Aujourd'hui, il est taxi sur Snapp [le Uber iranien].»
Nasrin, ancienne étudiante en tourisme

Avec ces sanctions, l'économie iranienne est en souffrance. Le pays ne peut plus exporter son pétrole tandis que les entreprises étrangères, venues ou revenues s'installer progressivement dans la foulée de l'accord de 2015, désertent de nouveau ce marché à fort potentiel de plus de 80 millions d'habitant·es. Depuis le retrait américain de l'accord, ces sociétés craignent de tomber sous le coup d'amendes américaines. La moindre transaction en dollars ou l'utilisation d'un équipement d'origine outre-atlantique expose à ce risque.

«Il n'y a aucune humanité dans les sanctions, formule Nasrin*, ancienne étudiante en tourisme. On vit pour survivre. Mon frère a dû lâcher son travail dans l'industrie pétrolière. Aujourd'hui, il est taxi sur Snapp [le Uber iranien]. Mais tout ce qu'il gagne, il doit le réinjecter dans l'essence...»

Des traumatismes successifs

Tous les indicateurs économiques iraniens sont dans le rouge: d'une inflation annuelle d'environ 40% à la contraction attendue de 9,5% du PIB en 2019-2020 en passant par l'effondrement de la monnaie locale. C'est dans ce contexte de «pression maximale», pour reprendre les mots de l'administration Trump, que les manifestations de la mi-novembre ont éclaté, après que le gouvernement a augmenté d'au moins 50% le prix de l'essence.

Selon Amnesty International, 304 personnes ont perdu la vie dans ces manifestations, là où l'agence Reuters a évalué ce bilan à 1.500 morts. Parvin*, 21 ans, une étudiante à l'université de Téhéran, était de l'un de ces cortèges. Elle n'a participé qu'à une seule manifestation et se dit être «heureuse de [s'en] être sortie». Selon elle, manifester, «c'est prendre le risque de se faire tirer dessus».

«Je n'étais pas à Téhéran, mais dans une plus petite ville, note Nasrin, qui a préféré rester prudente, elle aussi. L'un de nos amis y a été, on n'a plus eu de nouvelles de lui pendant des semaines.» Comme d'autres personnes, encore très affectées par ces récents événements, elle n'hésite pas à montrer les vidéos de coups de feu qui avaient fini par émerger sur les réseaux sociaux, après que le pays a été plongé dans le brouillard numérique quasi-généralisé pendant près d'une semaine. Dans certaines villes du pays, «c'était Beyrouth», confie un entrepreneur dont les établissements ont été épargnés, mais dont plusieurs personnes qui travaillent pour lui ont souffert de blessures.

Les portraits du général Soleimani, ici (en haut à gauche) en compagnie des ayatollahs Khomeini et Khamenei, décorent la majorité des rues de Téhéran. | Manuel Simmonay

Le traumatisme et le stress iranien ont pris une autre dimension dans les jours qui ont suivi, avec l'assassinat du général iranien Qassem Soleimani, lors d'un raid américain en Irak le 3 janvier dernier. Considéré comme l'un des hommes les plus puissants de la région, l'ancien dirigeant des opérations extérieures (la force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution) a été élevé au rang de martyr. Sa mort a fait descendre des centaines de milliers, «des millions» pour certains, d'Iranien·nes dans la rue.

Se réveiller la nuit dans la crainte d'une guerre

Cet assassinat a réveillé chez Sepideh les craintes que le pire soit à venir: la guerre, militaire cette fois, pas celle que «les Américains nous imposent économiquement». Alors, la nuit, elle ne quitte pas son téléphone. Elle a beau prendre des pilules pour faciliter son sommeil, la jeune femme dit que toutes les deux ou trois heures, elle se réveille pour regarder les dernières informations. «Et c'est comme ça depuis cinq ou six mois.»

La mort a de nouveau frappé son pays, le 8 janvier, avec le crash du vol 752 de l'Ukraine International Airlines, dans lequel se trouvaient 176 personnes, dont une majorité originaires d'Iran, et certaines bi-nationales canadiennes. Après que les autorités ont avancé la version d'un simple accident, les forces armées avaient fini par reconnaître, trois jours après le drame, qu'un tir de missile était à l'origine du crash.

Un double choc pour la population, en particulier pour cette jeunesse iranienne. «Ils nous ont menti, ils nous ont menti», répète Nader qui a perdu deux connaissances dans le crash. «J'en fais encore des cauchemars, j'ai vraiment été traumatisé», témoigne un autre, contraint lui aussi de prendre des médicaments pour dormir.

L'éternelle résilience iranienne reste malgré tout toujours bien présente.

Selon de récentes données du ministère iranien de la Santé, 23% des 15-65 ans souffriraient d'au moins un trouble mental, dont une large majorité de dépressions. Les experts santé du pays estiment que ce ratio est en hausse depuis les récents événements, en particulier depuis le crash. Au point que dans certaines grandes villes comme Téhéran et Mechhed, les habitant·es peuvent se rendre dans des «maisons de la santé» pour y recevoir gratuitement des conseils sur le plan psychologique.

Nul doute qu'avec de tels événements, l'Iran devrait de nouveau perdre des places au classement des pays où il fait bon vivre. Dans le dernier World Happiness Report, un indicateur du bonheur publié chaque année pour l'ONU, le pays occupe la 117e place, derrière la Chine, le Venezuela ou même la Palestine. Trois ans plus tôt, au moment des prémices des effets de l'accord sur le nucléaire, Téhéran pointait à la 105e place.

L'éternelle résilience iranienne reste malgré tout toujours bien présente. Au détour d'une conversation légère dans le taxi, d'un chant entre amis... De petits moments de joie pour oublier le reste. «On essaie de garder le sourire même si au fond, on sait tous ce qu'il en est», termine Sepideh qui ne cache pas ses envies d'ailleurs.

* Les prénoms ont été changés

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