À Mexico (Mexique)
Un corps rouge, aux muscles apparents. À l'image de ceux que l'on peut voir dans les livres de science. Mais celui-ci n'a rien à voir avec l'apprentissage de l'anatomie. Le corps dépecé et démembré d'Ingrid Escamilla, 25 ans, tuée par Erick Francisco Robledo Rosas, son compagnon, a été exhibé à la vue de tou·tes les passant·es du Mexique mi-février. Les responsables de cette exposition macabre? Les quotidiens de la prensa amarillista, la presse à sensation. Une photo accompagnée de ce titre honteux: «La faute à Cupidon».
Au Mexique, la presse tapageuse n'hésite pas à diffuser les photos des victimes du crime organisé, des cartels et des faits divers.
Le crédo de la presse à scandale repose sur la sainte trinité sang, sexe et sport. | Capture d'écran
Celle d'Ingrid, débordante de machisme, est celle de trop. En réponse, des internautes ont lancé sur les réseaux sociaux une campagne encourageant à poster des photos plus dignes pour lui rendre hommage: un coucher de soleil, une plage paradisiaque, une fleur, un chaton… Autant d'images pour perpétuer la mémoire de la victime.
Aux origines de la «nota roja»
Au Mexique, la nota roja (le fait divers) fait partie du paysage culturel, au même titre que les stands de tacos dans la rue ou que les séries de télénovelas. «À la base, on retrouve en Amérique latine une narration de récits populaires très liés au mélodrame, contrairement aux Anglo-Saxons», analyse Olga del Pilar López, philosophe de l'art et autrice du livre Jaune et rouge: esthétique de la presse sensationnaliste. «On y retrouve des crimes, des vengeances, des légendes urbaines. En Amérique latine, une esthétique de l'abject est encore bien ancrée. On n'a pas peur de parler de la mort, peut-être en raison des difficultés endurées par ces sociétés», théorise-t-elle.
«Il faut mettre plus de sang! Il faut des couvertures plus rouges!»
Arturo Ortiz, qui a travaillé dix ans à El Gráfico, le plus grand tirage du Mexique, confirme cet élan populaire, où le texte s'est réduit avec le temps: «Notre lectorat est peu éduqué, il est issu de la classe populaire plutôt basse. L'information n'est pas très approfondie. L'objectif principal est de vendre le plus possible, et la formule “amarillista” de une est simple: la nota roja, une fille en petite tenue et du foot.»
On retrouve cette politique dans l'essence même de ce type de journalisme, selon Olga del Pilar López. «La nota roja naît à New York, à la fin du XIXe siècle. Elle suit une ligne très états-unienne et capitaliste, selon laquelle il faut vendre toujours plus, car les journaux sont en concurrence constante.» Arturo Ortiz se souvient de sa rédactrice en chef, lorsque les ventes des tirages de El Gráfico étaient en baisse: «Il faut mettre plus de sang! Il faut des couvertures plus rouges!», répétait-elle.
Culture de la violence
La presse à scandale, c'est la triste réalité d'un pays; celle d'une société devenue si violente qu'elle s'est accommodée du sang qui coule des unes de journaux que des pinces à linge trop vieilles servent à suspendre aux kiosques métalliques de la capitale aztèque. Le Mexique est le pays le plus meurtrier –après ceux qui sont en guerre comme l'Afghanistan ou la Syrie. On y dénombre plus de 35.000 assassinats en 2019. Un chiffre à peine plus élevé que ceux des années précédentes. En plus de l'insécurité, c'est surtout le conflit entre les cartels et le gouvernement, lui-même peu aidé par une police corrompue par les groupes criminels, qui alourdit le bilan à plus de 250.000 morts depuis 2006.
Au Mexique, près de dix femmes sont assassinées quotidiennement. À titre de comparaison, en France une femme est tuée tous les deux jours par son conjoint ou ex compagnon. Le meurtre d'Ingrid est une goutte d'eau dans un océan de violence et serait passé dans l'oubli sans ces publications. Maria Salguero, géophysicienne, a créé une carte sur son site feminicidios.mx. Elle a recensé 3.825 meurtres de femmes en 2019. Un chiffre en contradiction avec celui du gouvernement, qui en dénombre 1.006. «La nota roja est précieuse. Elle donne des informations que la justice ne possède pas. Les reporters sont les premiers sur les lieux. C'est une mine d'or pour ma carte: l'âge de la victime, le mobile, le lien entre l'assassin et la fille…»
«Ni una mas»
Vendredi 14 février, les collectifs féministes se sont donné rendez-vous devant le palais des Beaux-Arts, où a été érigé un anti-monument aux féminicides. Pas de Saint-Valentin en vue.
Les militantes se sont retrouvées devant l’anti-monument aux féminicides. | Diego Calmard
Le Paseo de la Reforma, avenue principale où défilent différentes manifestations dans la capitale, s'est transformé en allégorie de cette nouvelle façon de protester. Le long de cette artère clouée de gratte-ciel se dresse aussi un anti-monument en souvenir des quarante-trois étudiant·es d'Ayotzinapa raflé·es par la police en 2014; plus loin, un autre a été érigé en hommage aux quarante-neuf enfants morts lors de l'incendie de leur garderie en 2009.
Il est interdit aux hommes d'intégrer le cortège féministe. C'est leur moment à elles. «Ni una mas!», clament-elles. Pas une de plus. Dans leurs mains, elles brandissent les portraits de ces femmes tuées juste parce qu'elles sont des femmes; elles ont couvert leur visage de foulards vert ou violet; la rage se lit dans leurs yeux. L'une d'entre elles escalade un muret et se dresse sur un rebord de fenêtre. Elle tient un exemplaire de La Prensa: «La publication de ces photos est irrespectueuse. Et l'impact est purement négatif!» On ne voit pas ses lèvres bouger, cachées qu'elles sont par le bandana vert qu'elle a enfilé; mais le son de sa voix est à peine étouffé. «Ces photos victimisent une nouvelle fois Ingrid! Nous exigeons que La Prensa et Pásala formulent des excuses publiques à la défunte et à sa famille...
– ainsi qu'à nous toutes!», coupe une manifestante masquée.
Une meneuse brandit un exemplaire de la Prensa. | Diego Calmard
Ces femmes, dont la conscience féministe a largement éclos en marge du mouvement #MeToo, sont les générales de cette lutte contre les féminicides, que peu d'hommes semblent prendre au sérieux. Celle qui s'est perchée au bord d'une fenêtre reprend: «D'abord, c'est une négligence de la part de la justice et des enquêteurs d'avoir laissé filtrer les photos! Ensuite, c'est une erreur des médias de les diffuser et de faire passer ça pour de l'engagement!»
Dans l'exemplaire que la jeune femme agite, le directeur de l'une des publications a écrit un édito titré «Engagement». L'intrépide l'a précédé du mot «sans» au feutre vert. Lui se défend: «Il est important de parler de ce qui nous fait mal, et cela se reflète avec brutalité dans nos pages. La Prensa œuvre à donner la parole à ces sujets et faire honneur à sa tradition de raconter ce que d'autres taisent, en rendant les problèmes visibles que les autorités préfèreraient ne pas raconter, ne pas savoir, ne pas reconnaître.» Aucune excuse publique ne sera émise.
Faux engagements
Les marcheuses ont commencé à descendre l'avenue Reforma. Dans le cortège, bandanas vert et violet bifurquent vers le siège de La Prensa, protégé par une meute de policières. Les forces de sécurité de Mexico savent que mobiliser des hommes aurait été mal perçu en cas d'affrontement. C'est d'ailleurs ce qui se passe: tout en demandant des comptes au directeur de La Prensa, Luis Carriles, certaines filles cagoulées aspergent de bombe verte les boucliers des forces de l'ordre. Il ne fait pas non plus bon être un reporter et homme: un coup de jus via leurs armes d'autodéfense est si vite arrivé...
Affrontement entre des féministes et les forces de l'ordre. | Diego Calmard
Leur message a-t-il été reçu? Luis Carriles affirme que les tabloïds ont déjà fait des efforts. «Mais nous comprenons que cela n'a pas été suffisant et nous sommes entrés dans un processus de révision plus profond», assure le directeur de La Prensa, qui «accepte qu'on [lui] dise qu'il a fait des erreurs». Le changement de politique éditoriale n'est cependant pas pour demain. «La Prensa a annoncé aujourd'hui qu'il prend des engagements, mais en quatrième de couverture, on trouve ça»: la jeune femme, qui n'a pas lâché le journal le long des 2 kilomètres qu'elle a parcouru, le retourne. Dessus, on peut y voir quatre faits divers qui relatent des règlements de comptes. En réalité, le quotidien semble rechigner à évoluer. À commencer par Luis Carriles, qui ne s'est jamais excusé pour son édito.
Proposition de loi
«La presse a dépassé les limites, c'est sûr. Il n'y avait aucun intérêt journalistique à exhiber le corps d'Ingrid», avoue Arturo Ortiz. Dans ce pays, le ministère de l'Intérieur est doté d'un organe de vigilance de la presse, qui peut convoquer les directeurs des médias afin de leur tirer les oreilles. «Mais avec parcimonie, pour ne pas tomber dans la censure, ce qui serait le pire. Il existe bien l'article 19 pour la protection des journalistes», mais il concerne leur sécurité, le Mexique étant l'endroit le plus dangereux au monde pour exercer ce métier. Et il n'existe pas de syndicat qui garantisse un code d'éthique du journalisme.
Dans ses conférences de presse matinales quotidiennes surnommées «mañaneras», le président du Mexique Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a été questionné sur l'affaire Ingrid. Cela ne rentre pas dans les priorités d'«El Peje», élu en 2018, qui préfère se concentrer sur la tombola organisée afin de vendre l'avion présidentiel coûteux qu'avait acheté son prédécesseur. Il se contente d'énumérer une liste de bonnes intentions:
- Je suis contre la violence.
- On doit protéger la vie des hommes et des femmes.
- Agresser une femme, c'est lâche.
- Le machisme, c'est anachronique.
- Il faut respecter les femmes.
- Non aux agressions faites aux femmes», etc.
Autant de banalités égrenées jusqu'au dixième point, preuve qu'AMLO n'est pas du tout préparé à la lutte contre les violences de genre.
L'affaire Ingrid Escamilla a enfin mis les projecteurs sur la corruption des polices locales, qui vendent au média le plus offrant les photos de ces atrocités. Une enquête interne a été ouverte, à l'encontre de six agents de police. La procureure générale de Mexico, Ernestina Godoy, a même qualifié cet acte de «délit à l'encontre de la société». Une proposition de loi pour punir la diffusion d'images de crimes par des fonctionnaires est en préparation. Un texte existe déjà, la Loi générale d'accès aux femmes à une vie sans violence. Beaucoup de mots pour peu d'action. Pour sa part, le ministère de l'Intérieur a promis de punir les tabloïds concernés.
Si Ingrid reste dans les mémoires, un nouveau féminicide est venu glacer le sang des Mexicain·es, ce lundi matin. Fatima, 7 ans, dont la mère est arrivée en retard à la sortie de l'école, a été retrouvée dans un sac en plastique, près d'une route en sortie de ville. Frappée, violée, assassinée. Heureusement, aucune photo n'a circulé dans la presse. Mais la pression sociale autour de ces féminicides est plus grande que jamais.