L'Université Yale vient de faire sa révolution copernicienne. Dans ses murs, l'histoire de l'art ne se racontera plus à partir de l'Europe. Elle ne s'énoncera plus au travers des peintures rupestres, des civilisations méditerranéennes, des mouvements artistiques qui se sont développés à partir de la Renaissance et se sont répandus en Occident puis dans le monde. À compter de la rentrée de septembre 2020, les nouveaux cours d'introduction à l'histoire de l'art examineront la relation de l'art et des «questions de genre, de classe et de race». Ils aborderont «son implication avec le capitalisme occidental ou sa relation avec le changement climatique».
Le département d'histoire de l'art de Yale ne veut plus des deux cours d'introduction qui appartenaient à son cursus depuis des lustres. Il vient de passer à une histoire transversale de l'art, autour de thèmes de l'art et la politique, de l'artisanat mondial, de la route de la soie, des lieux sacrés... Yale entend aussi faciliter une plus grande interaction avec les étudiant·es, qui pourront soumettre des essais sur les œuvres qui leur semble avoir été négligées. Celles-ci pourraient, à terme, être incluses au nouveau cours.
Ce changement radical a été annoncé dans le journal de l'université, le Yale Daily News. Tim Barringer, qui dirige le département d'histoire de l'art, le justifie par la nécessité de répondre au «malaise» des étudiant·es face à un «canon» occidental idéalisé, «l'art étant le produit d'artistes blancs, européens, hétéros et masculins». Il n'est pas contestable que la quasi-totalité des peintres de la Renaissance, un mouvement né au cœur de l'Italie entre le XIVe et le XVe siècles, étaient des hommes, blancs et européens...
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Enseignement jugé eurocentré
Après l'annonce de la fin des deux cours d'introduction, les demandes d'inscription, en perte de vitesse depuis plusieurs années, ont soudain explosé. Elles dépassent même largement les capacités d'accueil du cours. Une réaction amplifiée par une multitude de critiques dans la presse, comparant la décision de Yale à «l'arrivée des barbares dans un monde feutré» ou la venue de l'Anglais Tim Barringer à la tête du département, à la prise de pouvoir par Staline en URSS, qui élimina les artistes qui n'étaient pas politiquement compatibles avec l'idéal socialiste.
Tim Barringer se justifie, parle de «malentendu», et explique que les professeur·es de son département «repensent constamment ce qu'ils enseignent et comment l'enseigner. Notre vision est expansive plutôt que réductrice, en matière de couverture et de méthodologie de l'histoire de l'art. L'histoire de l'art est une discipline mondiale». Cette volonté de changement peut rapporter: Yale a obtenu 4 millions de dollars de la fondation Mellon pour donner plus de transversalité à ses programmes de sciences humaines.
Mais la polémique ne s'éteint pas. Elle s'explique par la position particulière de Yale, une des universités les plus prestigieuses des États-Unis. Mais aussi par l'importance de son musée, dont la collection est la plus ancienne et l'une des plus riches du monde universitaire. Depuis 1832, grâce à de généreux dons, l'institution a constitué une collection de près de 185.000 pièces. Elle possède pas moins de 2.500 peintures d'artistes aussi reconnus que Hopper, Sargent, Duchamp, Giacometti, Rothko... Elle détient 500 sculptures et 300 miniatures qui racontent près de 5.000 ans d'histoire de l'art sur l'ensemble des continents.
Cette polémique intervient dans un contexte de remise en question brutale de l'ensemble du monde universitaire américain dont l'enseignement est jugé trop occidental et appelant à sa décolonisation au nom d'une plus grande diversité. Logiquement, l'histoire de l'art n'est pas épargnée. La remise en question touche cette fois avant tout les canons des matières enseignées, jugées eurocentrées.
La Renaissance a engendré une curiosité nouvelle
L'histoire de l'art n'est évidemment pas née en Italie au XVe ou au XVIe siècle avec les écrits de Lorenzo Ghiberti ou ceux de Giorgio Vasari. Comme le montre, par exemple, le livre de Christopher Wood, A History of Art History (Une histoire de l'histoire de l'art), les jugements et les commentaires sur les statues et les temples étaient déjà présents dans des textes de la Grèce antique comme en Inde et en Chine. Reste que les deux historiens d'art italiens ont bien été les premiers à mener une approche méthodologique, en répertoriant les artistes et en listant leurs œuvres.
Il s'agit bien d'un processus inédit qui s'est construit à partir de la Renaissance, en premier lieu en Italie, puis qui s'est imposé à l'ensemble de l'Europe. Il a émergé là et nulle part ailleurs, quand le sacré n'a plus été la référence absolue, quand l'artiste s'est libéré de toute influence du divin, pour transcender technique et représentation.
En redécouvrant les œuvres de l'Antiquité, en s'aventurant sur les anciennes routes d'échanges avec d'autres parties du monde, en en créant de nouvelles, la Renaissance a engendré une curiosité nouvelle et un besoin d'apprendre. En Europe, une multitude de régions sont devenues des foyers de confrontation d'idées, de connaissances et de cultures.
La controverse va bien au-delà du simple «malentendu» mis en avant par Tim Barringer. Remettre en question les sciences historiques en leur intégrant des problématiques et des questions contemporaines n'a rien de nouveau. Le refus des diktats du passé a aussi permis à l'art de se construire. Mais cela ne justifie pas d'effacer toute singularité et toute hiérarchie au nom de la diversité.