Le 30 juin 1994, à Roubaix, un imam exorciste se rend au chevet de Louisa Lardjoune, 19 ans. Selon lui, elle est possédée. Cinq heures plus tard, après d'étranges rituels, Louisa tombe dans le coma. Elle mourra le lendemain.
En reconstituant ce fait divers, la journaliste Lou Syrah replonge dans sa propre histoire familiale. Dans Louisa, qui paraît aux éditions de la Goutte d'Or le 20 février 2020, elle mène l'enquête et explore la face sombre de la «médecine prophétique» française. Nous publions les bonnes feuilles de son livre, qui mêle de réels PV d'auditions et son récit.
21 juillet 1994, 10h30
Commissariat de Roubaix
PV d'audition de Maryam[1], la mère
«J'étais présente au domicile lors de la crise qu'a faite Louisa le 30 juin 1994. J'ai demandé à ce qu'on appelle par téléphone mon fils Salim à son domicile afin de savoir s'il connaissait quelqu'un, je veux dire pour qu'il se renseigne auprès de gens dans le but d'exorciser ma fille. Je tiens à vous préciser qu'en Algérie, j'ai eu connaissance de guérisons par ce biais.»
Chapitre 1
Le matin du 30 juin 1994, les gazettes relayent pêle-mêle la levée de l'immunité parlementaire de Bernard Tapie, l'allocution télévisée du Premier ministre Édouard Balladur, les images des survivants du massacre de Bisesero, au Rwanda. Qu'est-ce qui, dans la rumeur du monde, peut bien trouver écho sous le crâne encombré de Salim Lardjoune, mécanicien de 44 ans, frappé par l'effroi depuis plusieurs mois?
Salim a connu la guerre d'Algérie, l'humiliation du déplacement, la honte de la condition de harki, la cruauté des camps au fin fond des forêts du sud de la France, le travail à la rude. Son père était «supplétif» et, en bon supplétif, il s'en était allé suppléer ailleurs. Après la guerre, les camps; après les camps, l'usine. Salim avait suivi son chemin à Roubaix tout en assumant la lourde charge d'aîné d'une famille de onze enfants. Un sacerdoce.
Depuis un an, le grand frère est régulièrement appelé au chevet de la plus petite de ses sœurs, Louisa, 19 ans, agitée par d'horribles crises. Par ailleurs, Salim craint que sa mère ne passe pas l'été. Le diagnostic est posé depuis deux jours: cancer généralisé.
Quelle est la probabilité pour que la foudre tombe coup sur coup sur le même toit? Aucune idée, mais ce matin du 30 juin 1994, le téléphone sonne. Un appel de la maison de famille: Hayat, l'une des grandes sœurs de Louisa. C'est au sujet de la petite. Une crise, encore.
Salim prend les devants. Il faut soulager la mère du fardeau de ces crises. Louisa dont on entend la voix étranglée la nuit, Louisa qui hurle, qui tape contre les murs, qui pleure, Louisa qui se roule à terre, s'écarte les contours de la bouche avec les mains, Louisa dont les yeux, dit sa mère, brillent d'une terrible lueur le soir. Des crises de plus en plus fréquentes, tous les deux à trois jours, et toujours plus violentes. Dans ces moments, la jeune fille lance des menaces. La veille, elle a crié: «Je vais la tuer, votre sœur.» Elle parlait d'elle-même.
Salim en a l'intime conviction: la possession existe.
Salim sait que les choses empirent. Louisa lui a déjà craché au visage après l'avoir injurié: «Sale bougnoule!» Salim en a l'intime conviction: la possession existe. Les gens le disent, le monde invisible est réel, le croire est même une condition de la foi. Il s'est renseigné auprès de fidèles. Dans le Coran, il existe une sourate intitulée «Les djinns», des créatures surnaturelles.
Alors ce matin du 30 juin, Salim emprunte le chemin de la plus vieille mosquée de la ville, la Sunna, une ancienne bâtisse en briques où prêchent «les vieux», les chibanis. Il insiste pour qu'on lui présente un exorciste. Un fidèle lui souffle un nom dont les consonnes ricochent drôlement sous le palais: Kerzazi. Un jeune imam en poste dans une mosquée dissidente dont la notoriété dépasse les frontières de la ville. À Roubaix, on l'appelle «cheikh», le sage.
Salim se rend sans plus tarder dans cette autre mosquée où il rencontre le responsable du lieu, un certain Morad Selmane. Le temps presse, Selmane lui propose de l'emmener chez le sage.
L'homme qui les accueille là-bas est de petite taille, le visage mafflu, le corps rebondi, la barbe fournie, il a les traits d'un insomniaque. Kerzazi leur explique avoir combattu un démon jusque très tard dans la nuit. Un exorcisme nocturne. Fatigué certes, mais aussi dévoué corps et âme à son office, il accepte de venir «ausculter» la petite sœur sur-le-champ.
Quand les trois hommes arrivent enfin jusqu'à la maison familiale, Louisa est assise avec sa mère à côté de la cheminée, silencieuse. L'exorciste serre la main de la mère de famille, Maryam. Selmane profère un reproche: serrer la main d'une femme, ce n'est pas correct. Maryam ne sait pas trop quoi penser. Kerzazi est jeune. Il n'a pas la dégaine rassurante des chibanis qui traînent dans les autres mosquées de la ville. La mère de Louisa sort de la pièce quelques secondes, suivie par son fils aîné.
Qui sont ces gens? Ces gens peuvent apaiser Louisa. Au fond, c'est bien elle, la mère, qui lui a parlé de possession, des yeux de Louisa qui brillaient dans le noir, de ses cris, de son regard fixé au plafond. N'est-ce pas elle qui, aujourd'hui, a demandé de l'aide?
C'est vrai, mais Maryam s'inquiète. Tout comme Hayat, la grande sœur de Louisa, elle aussi présente. Peut-on faire confiance à ces deux individus? Oui, l'imam de la Sunna, principale mosquée de la ville, l'a certifié: le cheikh est réputé.
Salim demande à tout le monde de quitter la pièce. Les sœurs et la mère rejoignent le père, à l'étage. Louisa reste dans le salon, seule, en compagnie des trois hommes.
Kerzazi examine la jeune femme, s'avance vers elle, l'attrape par le cou et lui intime l'ordre de bien le regarder dans les yeux. Louisa fait un geste pour l'écarter. Inutile. Elle est trop frêle pour lui résister. Il murmure quelque chose. Une main autour de la gorge, l'autre agrippant la tête de la jeune fille, il l'observe. Les traits de Louisa se crispent. Son pouls s'accélère.
Alors? s'inquiète le frère aîné. Le cheikh est formel: Louisa est possédée.
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5 juillet 1994
Maison d'arrêt de Loos
Lettre de M. Bianchi, directeur de la prison, à M. Dieudonné, juge d'instruction
Objet: situation en détention de Selmane, Kerzazi, Lardjoune
«La situation fragile de l'établissement ne me permet pas de prendre le risque d'affecter toutes ces personnes en détention normale. Je crains, plus que les représailles sur certaines de ces personnes, l'influence que la fonction cultuelle de deux de ces personnes pourrait avoir sur une grosse partie de la population pénale.
Dans l'immédiat, le responsable religieux sera séparé du reste de la population au quartier d'isolement. En ce qui concerne le frère de la victime, j'envisage son affectation en détention normale.»
Chapitre 2
Six heures du matin, 11 novembre 2015. J'étais assise dans l'étroite cuisine de l'appartement de ma mère. Une migraine me secouait le crâne comme un troupeau de mômes dans un car scolaire.
Les cadavres de bouteilles gisaient dans l'évier avec le fumet froid du buffet de la veille, mais ma mère évoluait dans ce bordel avec grâce, une tasse de café à la main et, à la bouche, ses habituelles tirades sur les médecines naturelles. J'écoutais mollement, j'étais fatiguée.
J'étais arrivée dans le Nord la veille au soir pour son anniversaire «apéro dînatoire», comme elle avait dit, composé de tartes et pizzas maison. Nous nous étions couchées tard. J'avais bu.
L'année avait été rude, les attentats de janvier à Paris, quelques anicroches amoureuses et le retour des cauchemars. Ma mère en savait uniquement ce que je voulais bien lui en dire. En l'occurrence, rien.
Ma nouvelle vie parisienne et les emmerdes, j'en parlais peu. Nous avions assez galéré depuis que mes parents s'étaient séparés, seize ans plus tôt. Douze ans que je ne voyais presque plus mon père, depuis ce que j'appelais pudiquement les événements. Ça non plus, on n'en parlait plus.
Maman nous avait longtemps élevées seule, mes deux sœurs et moi, et souvent dans la dèche. L'important pour elle, aujourd'hui, était de savoir que j'avais un job stable à Paris, dans «un grand média». J'avais «gagné une situation», c'était la seule chose que je voulais qu'elle garde en tête. Pas que je criais à nouveau dans le noir et que je m'étais remise à marcher la nuit, les yeux ouverts, comme à l'époque où l'on me retrouvait dans le garage, avant l'aube, recroquevillée dans un coin sombre à hurler comme un animal traqué par la mort.
J'avais toujours été somnambule de toute façon, je m'en étais fait une raison, et puis j'avais d'autres priorités moins fantaisistes pour l'heure.
Les trains affichaient complet à cause du jour férié. J'avais 300 kilomètres à parcourir et une réunion de travail prévue aux alentours de 15 heures. J'avisais, un œil sur mon portable, les covoiturages disponibles sur Internet tandis que ma mère alimentait la discussion.
– Tu sais ma chérie, moi, avec les années, j'ai compris. J'ai réussi à passer au-dessus de mes angoisses avec des méthodes 100% bio. Des huiles essentielles...
– Des huiles essentielles contre le stress oui, oui... Ou un verre de vin, dis-je négligemment pour couper court à la discussion.
Je connaissais trop bien l'affaire. Cinq minutes de plus et elle allait me ressortir son couplet sur l'effet magique des granules homéopathiques. Mais elle s'était tue, pas «d'homéo-bidules» ni de «granulet-machins», je relevai la tête, saisie par son silence. Ma mère avait cessé ses déambulations dans les quelques mètres carrés de la pièce pour me fixer avec une moue mélangée, dégoût ou inquiétude, difficile à dire.
Entendre sa fille de 25 ans défendre les effets thérapeutiques de l'alcool, dès six heures du matin, peut-être n'était-ce pas de nature à la rassurer. Pendant un moment, il me sembla même qu'elle regardait ma tasse. Non, je n'allais pas mal au point de couler une goutte d'alcool dans mon café au réveil. Évaluant déjà la piteuse image que lui laisserait cet échange, je m'empressai de rectifier:
– «Non mais ça m'arrive jamais en pleine journée, hein. Je prends parfois un petit verre de vin, le soir. Quand c'est nécessaire.
– Toute seule?
– M'oui, enfin non... Pour doucher un petit coup de pression. Hop, j'ai fait en mimant un cul sec. Ça m'est arrivé. Mais c'est une solution naturelle.»
Ma mère m'avait peut-être simplement cernée. Les cauchemars, tout ça. Après tout, c'était ma mère. Elle maintint un silence que je pris pour de la désapprobation, avant de reprendre le déroulé de sa trajectoire médicinale, comme si de rien n'était. «Et puis j'ai fait de la bibliothérapie»; «et le bouddhisme»; «la méditation».
«Et puis, des thérapeutes, là, des médecins de Dieu, ils ont essayé de lui faire avaler tout un tas de potions et lui, il a menacé de les jeter par la fenêtre.»
Mon regard était retombé au sol, et mon esprit s'engluait dans toute la logistique qu'impliquait cette journée, jusqu'à ce que la discussion engagée par ma mère dévie et que l'intonation de sa voix me fasse tendre à nouveau l'oreille.
– «Et puis, des thérapeutes, là, des médecins de Dieu, ils ont essayé de lui faire avaler tout un tas de potions et lui, il a menacé de les jeter par la fenêtre.
– Quoi? Ma mère me parlait de dos, penchée au-dessus de l'évier. De qui tu parles
– Ton père, je parle de ton père.
– Quoi, mon père?
– Ils disaient tous que je l'avais envoûté.
– Quoi?
– Envoûté, oui.»
Elle avait ajouté les mots «taleb[2]» et «exorciste». Et lâché: «Ils avaient fait venir tout un tas de types, on l'avait forcé à boire des trucs, des potions.» Puis: «Ton père a été exorcisé.»
Exorcisé? E-xor-ci-sé. Ça ne pouvait pas être réel. Un père exorcisé, c'était au-delà de l'histoire de famille, c'était de la fiction pure. Alors quand ma mère avait changé de sujet, je n'avais pas bronché.
L'image la plus nette qui me reste de cette matinée du 11 novembre se matérialisa sur la route du retour. Ma mère m'avait prêté sa voiture. Une purée de pois avalait l'autoroute. Près d'une bretelle, j'évitai un animal de justesse. Une biche sur le bas-côté; j'avais failli la charcuter.
En vérité, j'avais esquivé deux chocs frontaux dans la même journée. Bambi et un secret de famille. L'un aurait embouti la voiture de ma mère et l'autre m'avait engloutie, il y a bien longtemps.
1 — Les prénoms des membres de la famille de Louisa et des proches de Lou Syrah ont été modifiés dans le souci de préserver leur vie privée. Retourner à l'article
2 — Littéralement «étudiant» en arabe, désigne les guérisseurs religieux qui, au Maghreb, soignent généralement à partir du Coran. Retourner à l'article