Le président français va-t-il enfin s'attaquer aux ingérences de la Turquie en France? C'est en tout cas ce qu'il a promis, fin janvier, aux quelques 200 participant·es du dîner annuel du «Crif arménien» dont il était l'invité d'honneur. Au cours de cette soirée, Emmanuel Macron a évoqué sa nouvelle bataille: la «lutte contre le communautarisme, […] le séparatisme [islamiste] dans l'État, et les ingérences étrangères». Et c'est à Mulhouse, ville à forte communauté turque, qu'il va lancer cette bataille, mardi 18 février.
«Les ingérences turques sont une réalité. Elles ne datent pas d'hier, mais se sont renforcées ces dernières années parallèlement au basculement autocratique et islamo-nationaliste d'Ankara, décrit un haut fonctionnaire, sous le sceau de l'anonymat. Ces ingérences ont pour but de contrôler la “diaspora” turque en tant que relai des idées “islamo-nationalistes” sunnites du pouvoir turc, c'est-à-dire anti-kurdes, anti-alévies, anti-arméniennes. Ankara cherche à jouer la carte du groupe de pression capable d'influencer les élus locaux français durant les municipales, voire des élus nationaux, dans les relations franco-turques.» Ce que confirme le chercheur Svante Cornel, selon lequel l'objectif est de faire de la diaspora turque une «arme» politique au profit d'Ankara.
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Ces ingérences sont particulièrement sensibles dans nos écoles et collèges publics, ainsi que dans les secteurs périscolaire et éducatif en général. À la manœuvre, un réseau «d'enseignants et d'imams, tous fonctionnaires turcs envoyés en France, ainsi que des groupes ouvrant des écoles hors contrat», poursuit notre interlocuteur. «Les activités éducatives permettent en effet à Ankara de contrôler, surveiller et instrumentaliser la diaspora», abonde le chercheur Ahmet Erdi Öztürk.
La Turquie seule à refuser la réforme des Elco
En première ligne, les Elco (enseignements de langue et de culture d'origine), mis en place dans les années 1970 pour permettre aux enfants d'immigré·es (d'origine algérienne, marocaine, tunisienne, portugaise, espagnole, italienne, yougoslave, turque) de ne pas couper les liens avec leur pays d'origine. Les cours destinés aux enfants et adolescent·es d'origine turque sont dispensés au sein des établissements publics français par des enseignant·es rémunéré·es et envoyé·es par Ankara, qui sont autour de 200 actuellement.
«Il a été impossible d'obtenir quoi que ce soit des Turcs, ils ont constamment refusé de se conformer à ces nouvelles directives.»
Cela ne coûte rien à l'État français, qui n'a en revanche pas son mot à dire sur le choix de ces enseignant·es, qui se trouvent être souvent proches du parti islamo-nationaliste (AKP) au pouvoir, voire issu·es d'établissements destinés à former des imams en Turquie. En 2016, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l'Éducation nationale, avait lancé une réforme des Elco exigeant que ces professeur·es parlent le français et soient qualifié·es pour enseigner le turc.
«Or il a été impossible d'obtenir quoi que ce soit des Turcs, ils ont fait la sourde oreille, et ont constamment refusé de se conformer à ces nouvelles directives, à la différence des Marocains, des Portugais et même des Algériens», selon ce haut fonctionnaire. Un élément qui prouverait que les enseignant·es choisi·es et envoyé·es par Ankara ne le seraient pas toujours pour leur qualification pédagogique et leur maîtrise du français.
Des écoles communautaristes
Même schéma pour les hommes de religion. En France, le culte musulman à destination des Turc·ques est souvent du ressort d'imams turcs, lesquels sont dans leur pays des fonctionnaires sélectionnés, envoyés et rémunérés par leur autorité de tutelle, la présidence des affaires religieuses (Diyanet), basée à Ankara, qui relève directement du président Erdoğan. Là encore, cela ne coûte rien à la France qui n'a pas vraiment son mot à dire sur le choix des imams. Or, selon des documents confidentiels que nous avons pu consulter, plusieurs de ces imams ont pu par le passé rédiger des rapports sur des ressortissant·es turc·ques ou franco-turc·ques vivant sur le sol français et opposés au pouvoir turc.
Il existe au moins cinq écoles «turques» en France, et plusieurs projets d'établissements à venir, gérés par des associations voire par des confréries religieuses aux liens plus ou moins étroits avec Ankara, comme «l'Union turco-islamique des affaires religieuses en France (Ditib), le mouvement Millî Görüs, l'association COJEP-UED, les confréries religieuses des Süleymanci, Menzilci et Naqshibendî». Par ailleurs, Ankara soutient l'ouverture de cours de langue et de culture turque, à destination des enfants de la diaspora, parfois avec certaines de ces associations et confréries. Le contenu de l'enseignement qui est dispensé dans ces écoles et ces cours hors contrat échappe à tout contrôle. Le créationnisme peut y être préféré aux théories de l'évolution, par exemple, et la laïcité à la française dénoncée. Le président français a laissé entendre, toujours fin janvier lors du diner annuel du conseil de Coordination des organisations arméniennes de France (CCAF), qu'«il sera mis fin à toutes les pratiques éducatives qui ne respectent pas les règles, les lois, les programmes de l'école de la République […] Je serai, sur ce point, intraitable», a-t-il affirmé.
Stratégie à l'échelle européenne
Or l'enjeu pour le gouvernement islamo-nationaliste turc dépasse de loin quelques cours ou écoles communautaristes en France. Il concerne une stratégie globale à l'échelle de toute l'Europe.
Selon Ahmet Erdi Öztürk, sous couvert d’engagement auprès de la diaspora turque, le pouvoir a instauré «un appareil d'état transnational dont la Direction des Turcs de l'étranger et des populations affiliées (YTB), fondée en 2010, constitue le sommet et qui comprend les Instituts Yunus Emre, l'Agence de coopération et de coordination (Tika), le Conseil des relations économiques avec l'étranger (Deik), un coordinateur […] rattaché au président de la République, les différentes branches internationales de la présidence des Affaires religieuses, et enfin la Fondation Maarif, qui finance des écoles un peu partout dans le monde». Avec la mission clairement affirmée de reprendre tous les actifs de l’organisation de l’imam Fethullah Gülen, du nom de l’ancien allié devenu adversaire d'Erdoğan, très impliquée dans l’éducation avec plusieurs centaines d’écoles dans le monde.
Cet appareil d'État transnational, très développé sur l'Europe, a pour objectif d'y pousser l'agenda politique, islamo-nationaliste, ainsi que de constituer un réseau de surveillance des ennemis de la Turquie. C'est dire les risques diplomatiques que prendrait le président Macron s'il devait s'attaquer à cet édifice, sans parler des possibles mesures de rétorsion d'Ankara contre certains établissements francophones en Turquie, par exemple.
Pour autant, notre interlocuteur, haut fonctionnaire, expert du sujet, n’y va par quatre chemins. Selon lui, il est plus que temps de mettre un coup d'arrêt à ce soft power turc qui n'aurait en vérité rien de soft. Les mesures qu'il préconise sont radicales: «Suppression des cours Elco, refus de visa pour les imams turcs envoyés par la Diyanet, fermeture des écoles hors contrats à coloration islamiste ouvertes par les associations et confréries.» On saura bientôt si ses préconisations, qui auraient été transmises du terrain dans des notes confidentielles adressées au Ministère de l’éducation et de la jeunesse ainsi qu’au Ministère de lʼEnseignement supérieur, ont trouvé l’oreille d’Emmanuel Macron.