Des dessins de clitoris. Sur les pubs du métro parisien, dans des feeds Instagram, sur les pancartes de jeunes manifestantes, sur YouTube et même sur les murs des toilettes de nos bars préférés.
De quoi troubler celles et ceux qui n'étaient jusqu'à présent pas très familièr·es de ce petit organe féminin dédié au plaisir. Car, il y a quelques années encore, son rôle était largement minimisé. Mais le vent semble tourner: aujourd'hui, le clitoris devient pop, et les nouvelles générations de jeunes filles ont de moins en moins de gêne à parler de plaisir solitaire. Le Petit guide de la masturbation féminine, publié en 2019, est même devenu un livre incontournable pour toute it-girl qui se respecte.
Pour autant, le tabou qui règne autour de l'onanisme féminin n'est pas complètement levé. D'après un sondage Ifop pour le site internet Le Plaisir féminin, réalisé en juin 2017, les Françaises sont 26% à ne pas se masturber. Et pour 45%, cela reste un sujet difficile à aborder. Le même sondage nous apprend, à titre de comparaison, que seuls 5% des hommes ne se masturbent pas et que l'autosexualité est bien plus occasionnelle chez les femmes («14% des femmes déclarent se masturber au moins une fois par semaine, contre 50% des hommes»).
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L'imaginaire sexuel est bloqué
Comment expliquer ce fossé? Beaucoup de femmes interrogées pour cet article –toutes hétérosexuelles– affirment ne pas ressentir le besoin de se faire plaisir, que cela soit via des caresses ou par des pénétrations. Dans les témoignages, les mêmes mots reviennent. «Je n'en ai simplement aucune envie», assure Sophie*. «Je ne vois pas comment ça pourrait fonctionner, si déjà, à la base, tu n'en as pas envie…», renchérit Fanny*. «Je n'éprouve pas le besoin de me masturber», continue Perrine*. «Je ne me suis jamais masturbée. Je n'en ai jamais vraiment eu l'envie, d'ailleurs», abonde Laury*.
Pour la journaliste spécialisée dans les questions de sexualité Maïa Mazaurette, autrice de Sortir du trou. Lever la tête, il existe, chez certaines femmes, une confusion entre pulsions sexuelles internes et externes –ce que l'Association française d'urologie nomme désir sexuel «spontané» et désir sexuel «réactif». «J'ai rencontré des femmes qui attendaient que le désir vienne de l'intérieur du corps, alors qu'il peut être provoqué par quelque chose d'extérieur. Un élément qui peut donner envie: un film, une idée, un homme, une femme…» Selon Maïa Mazaurette, chez ces femmes, l'imaginaire sexuel est bloqué, et «l'espace de masturbation est désinvesti».
Trouver la bonne technique
Par ailleurs, d'après la Dre Charlotte Tourmente, médecin généraliste, sexologue et chroniqueuse sexo, si absence de plaisir il y a lors des caresses, c'est avant tout par manque de connaissance de son clitoris. «Cela peut prendre du temps avant de trouver la bonne technique», détaille-t-elle. Ainsi, s'il est déjà difficile pour la femme de découvrir son anatomie, et que, en plus, elle n'arrive pas à «se mettre dans l'ambiance», la pratique de la masturbation est vouée à l'échec. «Si on se masturbe juste parce que toutes les copines le font, ce n'est pas forcément un contexte propice», résume la sexologue.
«Dès que je mouille, je trouve ça dégoûtant.»
Il faut rappeler que les femmes ne sont pas, par nature, moins sensibles à l'excitation externe que les hommes. C'est ce que montrent les études d'excitabilité sur lesquelles se base Maïa Mazaurette dans ses travaux. «Dans ce type d'études, les chercheurs montrent des films pornographiques à des hommes et à des femmes, explique l'autrice. Pour mesurer l'excitation de ces dernières, on place un ballon gonflable dans leur vagin. Résultat: leur vagin se gorge de sang, d'où une pression sur le ballon. On remarque ainsi que les femmes sont tout aussi excitables que les hommes, voire plus. Cependant, quand on leur demande de rapporter leur vécu, elles ne réalisent pas toujours qu'elles ont été excitées.» Un élément revient régulièrement pour expliquer cette auto-censure: la honte. «Dès que je mouille, je trouve ça dégoûtant», déplore Laury*.
Des idées préconçues
Pour François Kraus, en charge de l'expertise «Genre, sexualités et santé sexuelle» à l'Ifop, cette gêne peut s'expliquer par des idées préconçues et conservatrices de la sexualité, intégrées bien malgré nous. «Chez les hommes, la sexualité serait naturellement compulsive, alors que chez les femmes, elle serait totalement contrôlée. Il y a cette idée que, quand on est une femme, on ne peut pas admettre assouvir ses pulsions de manière solitaire. Ça briserait l'exigence de retenue associée à l'imaginaire général», développe le chercheur. Élise, jeune fille interrogée sur la question, abonde en son sens: «J'avais en tête que se masturber, c'était pour les hommes, et les hommes seuls.»
Parmi les idées reçues: le plaisir solitaire altèrerait la fertilité ou reviendrait à tromper l'autre.
La faute, la plupart du temps, à une éducation culpabilisante pour les filles, indique la Dre Tourmente: «Ça peut commencer par une remarque très sèche si l'enfant est surprise par son parent en train de se masturber, que celui-ci lui dit que c'est mal et qu'elle ne doit plus le faire.» Sans compter les idées reçues sur l'onanisme féminin, auxquelles la sexologue est parfois confrontée en consultation: le plaisir solitaire altèrerait la fertilité ou cela reviendrait à tromper l'autre.
Conjugalité et pénétration
Conséquence directe de ce blocage inconscient: certaines femmes se sentent obligées d'attendre l'arrivée d'un conjoint ou d'un partenaire pour accéder au plaisir et à la jouissance. «Avec le peu de recul que j'ai, je pense que je vois la pratique sexuelle comme une activité à partager et que c'est ça qui me bloque, tant psychologiquement que physiquement», réalise Élise. «Les femmes concernées sont souvent imprégnées d'une vision de la sexualité féminine étroitement liée à la conjugalité et à la pénétration. Pour elles, la sexualité féminine légitime n'existe que dans le cadre conjugal ou relationnel. Admettre qu'on a une activité sexuelle solitaire reviendrait donc à avouer qu'on est incapable de séduire quelqu'un à même de nous donner ce plaisir», poursuit François Kraus.
«La masturbation ne doit pas être une obligation ou une énième injonction sexuelle.»
Cette conception de la sexualité, pour Maïa Mazaurette, c'est «quitte ou double»: «Soit la libido des femmes est en sommeil et il n'y pas d'exploration pour réveiller le désir et accéder à l'orgasme. Soit, au contraire, le rapport à la sexualité est fondé sur un modèle de conte de fée: la femme hétérosexuelle attend que l'homme arrive. Et là, c'est un feu d'artifice avec le partenaire.» La Dre Tourmente se veut toutefois rassurante: ne pas se masturber n'équivaut pas forcément à une vie sexuelle dépourvue de plaisir. «La découverte de son corps se fait parfois avec un ou une partenaire. Et la masturbation ne doit pas être une obligation ou une énième injonction sexuelle», tempère la sexologue. «Mon chéri contrôle très bien mon plaisir, et je ne me sens pas du tout marginale», confirme Perrine*.
Dépasser la logique de la femme passive
Finalement, qu'on se masturbe ou non, Maïa Mazaurette, Charlotte Tourmente et François Kraus s'accordent sur un point: en parler devient de plus en plus simple. Notamment grâce à la pop culture qui s'est emparée du sujet, de Sex and the City dans les années 2000 aux comptes Instagram jemenbatsleclito et jouissance.club (et leurs centaines de milliers d'abonné·es) aujourd'hui. «On n'est plus forcément dans une logique de la femme passive, autant dans la séduction que dans la sexualité», note le responsable du pôle Sexualités de l'Ifop. Élise confirme: «Je pense que le tabou se brise peu à peu, surtout entre filles. Je sais que plus le temps passe, plus on en parle, et il faudrait que nous briefions nos petites sœurs. Et nos partenaires. Oui au plaisir !»
* Les prénoms ont été changés.