Monde

Les naufragés du Diamond Princess, les rois du gag

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] Mis d'office en quarantaine pour cause de coronavirus, les passagers de ce navire de croisière suscitent le rire autant que la compassion.

Pour rien au monde, je ne participerais à ce genre de carnaval nautique. | chumlee10 via Flickr
Pour rien au monde, je ne participerais à ce genre de carnaval nautique. | chumlee10 via Flickr

Je ne devrais pas mais les déboires des passagers embarqués à bord du Diamond Princess m'arrachent des larmes de rire. Ils pensaient partir pour une croisière au long cours et à la suite de l'épidémie de coronavirus, les voilà condamnés à rester à quai, en rade de Yokohama, prisonniers de leurs cabines, de ces quelques mètres carrés où ils doivent aller et venir comme des lions en cage, touristes abandonnés de tous et traités désormais comme des pestiférés.

Je sais, je devrais les plaindre. Quoi de plus terrible que d'être enfermés dans une cellule grande comme un timbre poste à attendre une délivrance dont personne ne connaît la date; ce peut être dans une semaine, un mois, jamais. Emmurés vivants à bord d'un paquebot mis en quarantaine. Sommés de rester à l'intérieur de leurs cabines et d'attendre, d'attendre encore, d'attendre toujours, avec comme seule distraction, la prise de température dont on doit attendre anxieux le verdict, vaguement déçu quand il ne relève aucune fièvre, car au moins, accepterait-on plus volontiers les termes de son confinement.

N'avoir strictement rien à faire, si ce n'est pour les plus chanceux de contempler un étroit bout de mer, toujours le même, carré de vagues somnolentes dont le roulis infini et imperceptible entrevu par le hublot doit finir par épuiser ce qu'il leur reste de patience. Et pour les autres, ceux dont les finances limitées les autorisaient seulement à hanter des cabines sans fenêtres, deux simples banquettes jetées là comme deux descentes de lit, on n'ose imaginer leur enfer, leur condition étant à peine plus enviable que celle d'un détenu condamné au mitard. Autant en finir tout de suite et s'étrangler avec son thermomètre –il doit bien y avoir un moyen d'y parvenir.

En même temps, doit-on être sérieusement cintré pour envisager ne serait qu'un seul instant de passer ses vacances à bord d'une usine aquatique grande et large comme une cité lacustre –hideux monstre des mers– où entre deux séances de gym, trois repas outrageusement pantagruéliques, quatre soirées à thème d'une affligeante bêtise, il faut cohabiter avec une faune de touristes qui contemplent la mer comme d'autres regardent le périphérique parisien, mi-fascinés, mi-ennuyés, tout heureux de retrouver par moments la terre ferme et de découvrir alors les charmes d'une ville inconnue qu'on inspecte avec la célérité d'un meneur de revues quand il s'agit, trois minutes avant le lever de rideau, de s'assurer que les danseuses ont bien l'air aussi affriolantes que sur les encarts publicitaires!

Puis de remonter à bord, les bras remplis de paquets inutiles, de profiter de la vue, toujours la même –la mer à l'infini– de piquer une tête dans l'eau saturée de la piscine avant de se changer pour le dîner, vague pantalonnade à laquelle il faut bien se plier et qui consistera à décortiquer un homard à demi-congelé dont le fantôme vous poursuivra une bonne partie de la nuit, lorsqu'à force de se retourner dans son lit dont on aura tôt fait d'éprouver les limites, parmi la touffeur d'une soirée tropicale surchargée d'électricité, on rêvera à des destinations ultramarines et à des chambres d'apparat, l'exact contraire de ce qui vous attend le lendemain où l'aube à peine apparue, il faudra se rendre au centre de conférences écouter un mystérieux savant vous entretenir de l'art rupestre tel qu'il était pratiqué en des temps antédiluviens.

Pour rien au monde, je ne participerais à ce genre de carnaval nautique.

Et maintenant qu'ils sont claquemurés à l'intérieur de leurs cabines, à quoi rêvent donc nos infortunés touristes? En sont-ils à mesurer la distance entre leur lit et le cabinet de douche comme ce valeureux athlète, sinistré de la ville de Hangzhou, qui las de ne pouvoir s'adonner à sa pratique favorite, la course à pied, arrangea la disposition de sa chambre afin d'accomplir 6.250 tours de piste, soit 50 kilomètres parcourus dans un temps record de quatre heures et quarante-huit minutes?

Ou bien en sont-ils réduits à épuiser le catalogue de Netflix qui, quand le wifi fonctionne, leur permet de s'évader de ce cauchemar climatisé, auquel cas leur cerveau doit être en mort cérébrale depuis bien longtemps. Peut-être ont-ils téléchargé sur leur liseuse dernier cri les œuvres complètes de Proust dont ils ont déjà épuisé la matière avant de se rabattre sur un quelconque film porno, histoire de réveiller une libido en berne. Mais ont-ils seulement l'esprit à s'instruire ou à se divertir, eux que le monde entier observe avec ce mélange d'étonnement et de sarcasme, quand ce ne n'est pas avec une franche rigolade, tant leur sort nous paraît aussi absurde que grand-guinolesque?

Car oui, ne jouons pas aux hypocrites, on rit de voir ses vacanciers ainsi affligés. Comment pourrions-nous les plaindre, eux qui furent assez sots pour s'embarquer dans une croisière dont le principe même nous rebute? Ne pouvaient-ils donc pas rester bien tranquilles chez eux, ces aventuriers des temps modernes, au lieu de monter à bord d'un paquebot qui plus les jours passent, plus il finit par ressembler à un corbillard géant, une créature échouée là comme une baleine impavide qui retiendrait dans son ventre quelques Jonas atteints de fièvre jaune?

Homme libre, toujours tu chériras la mer, écrivait le poète.

Pas sûr que les habitants du Diamond Princess partagent cet enthousiasme.

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