Aux États-Unis, le football américain est une religion. Il suffit de regarder la façon dont le pays entier s'aligne chaque année sur le fuseau horaire du Super Bowl pour mesurer son importance sociétale, un peu comme si la Chine fêtait son Nouvel An sur les terrains de 120 yards. Pour les Européen·nes en revanche, ce n'est ni plus ni moins que du rugby avec des casques, des règles incompréhensibles et des appels tactiques type «Alpha 33 fox beta» qui évoquent un code militaire dans une production de Jerry Bruckeimer.
Mais en 2000 un film désenclavait le public d'outre-Atlantique de son semblable de la vieille Europe. Pour la seule fois de son histoire, le football américain devenait un sport universel dans L'Enfer du dimanche d'Oliver Stone, sorti à la fin de l'année 1999 aux États-Unis et quelques mois plus tard chez nous. Pourtant, le cinéaste ne fait pas dans la pédagogie, et le public lambda n'en saura toujours pas plus. Et pour cause, l'expérience de L'Enfer du dimanche ne réside pas dans l'explication du jeu, mais dans l'immersion en son sein: Oliver Stone sort le spectateur des gradins pour le mettre sur le terrain avec les joueurs. La tactique, les règles et autres facteurs qui ajustent notre intérêt ou désintérêt derrière notre écran de télévision ou dans les tribunes n'entrent plus en ligne de compte ici.
L'Enfer du dimanche parle de Tony d'Amato, interprété par le Al Pacino des grands jours, coach vieillissant des Miami Sharks confronté à la défiance de la dirigeante du club, aux mauvais résultats de son équipe et à la montée en puissance de Willie Beamen, jeune star incontournable qui sape le peu d'autorité qui lui reste.
Guerre totale
Fortement marqué par la scène d'ouverture d'Il faut sauver le soldat Ryan (au point d'en débaucher le caméraman, Mitch Dubin), Stone applique au sport national le traitement de Steven Spielberg dans ses scènes de guerre. La dimension «caméra embarquée» façon faux-reportage en moins, mais l'esthétique clippesque en plus: il ne s'agit pas de rendre l'action repoussante mais excitante, selon les codes de la société-spectacle que le réalisateur place sous le signe de l'hyperbole.
Stone jette ses caméras dans l'arène pour aller au contact, accélère son découpage pour amplifier la sensation de chaos et la violence des phases de jeu, il gère plusieurs points de vue différents, utilise tous les effets à sa disposition pour traduire la perception des protagonistes. Les corps s'entrechoquent, les mâchoires se crispent, les os se brisent et les yeux sortent même de leurs orbites dans l'une des scènes les plus mémorables du film.
En visionnant la scène on est perdu, désorienté, on ne sait plus où on en est. Pour Stone, il s'agit de faire voler en éclats les repères visuels que l'on mobilise habituellement au cinéma pour nous plonger dans la confusion, à la façon d'un joueur qui vient d'entrer sur le terrain et qui doit réorganiser complètement sa perception pour survivre à la vitesse et la violence des phases de jeu.
L'Enfer du dimanche démarre par l'appel du quaterback qui s'apprête à lancer le ballon. Il appelle le jeu, reçoit le ballon, et reste sur le carreau. Pas plus lui que nous n'avons le temps de comprendre ce qui s'est passé. Nous n'étions pas encore prêts. Nos sens sont sursollicités par les stimulis audiovisuels, l'impossibilité de traiter l'avalanche d'informations qui nous tombe dessus, l'adrénaline irriguée par l'urgence et la brutalité... Dans ce film l'instinct de survie présente plus d'importance que la connaissance des règles, l'adaptabilité devient le mot clé. Nous ne regardons plus un match, nous vivons une guerre.
Ce qui vaut pour le public vaut également pour l'équipe dépeinte à l'écran, confrontée au jusqu'au-boutisme du réalisateur déterminé à engrainer tout le monde sur la corde raide. L'acteur Aaron Eckart se remémore: «Je me souviens juste de la folie furieuse de tout ça. Oliver adore l'idée du chaos, nous monter les uns contre les autres et nous pousser au clash pour créer la tension. Il faisait en sorte de déstabiliser tout le monde.» Le réalisateur confirme: «C'était une guerre, parce que j'étais mort quand on avait fini! C'était un film monstrueux à mener à bien: c'était comme un film de guerre avec les cinq matchs de football en guise de batailles».
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La chute de l'Empire romain
On le comprend, Oliver Stone ne fait pas son film pour les adeptes de football. Ce qui fut ne pas sans causer quelques problèmes en préproduction se souvient Oliver Stone: «La NFL [La Ligue Nationale de Football, ndlr] a été mauvaise. Ils détestaient le script. Ils ont essayé de tuer le deal en disant aux joueurs de ne pas s'investir. Nous avons à peine pu avoir les stades [...]. Ça a été un combat à tous les stades. Quand le film est sorti, il n'y a eu aucune couverture des émissions sportives. C'était comme se battre contre le Pentagone».
La déclaration n'est pas peu de choses, surtout pour un cinéaste habitué à se battre contre la terre entière avec l'odeur du scandale collée à la peau. Mais on peut comprendre la vindicte de ses ennemi·es à l'aune du portrait qu'il dresse du milieu.
Avec la frontalité qui caractérise son cinéma, Stone ne nous épargne rien et montre tout ce qui était vrai à l'époque.
Si Stone s'applique à briser la frontière entre les membres du public et le jeu à des fins immersives, sa démarche ne s'interrompt pas aux extrémités du terrain.
Le réalisateur plonge sa caméra dans les coulisses avec la même intensité que dans les phases de jeu, dans tout ce que le football (et sans doute le sport en général) voudrait nous cacher. Drogue, sexe, collision entre intérêts politiques et financiers, marchandisation des rapports humains, ivresse de la célébrité... Avec la frontalité qui caractérise son cinéma, Stone ne nous épargne rien et montre tout ce qui était vrai à l'époque, et l'est sans doute tout autant aujourd'hui. «C'est un film très politique, nous avons vraiment décidé de foncer dans cette direction», déclare James Woods. Le réalisateur filme l'Empire romain sous Caligula, qui recouvrirait les signaux de son implosion imminente sous les strass de l'orgie généralisée et permanente. Notamment les joueurs, gladiateurs physiquement brisés et condamnés sur le long terme, qui n'ont pas d'autre choix que de profiter tout de suite et maintenant de leur étoile tangente. («Leur vie est courte, mais putain qu'elle est belle»). Immoral, scandaleux, parfois abject. Mais franchement grisant et enivrant, comme une fête de débauche qui ne voudrait jamais s'arrêter.
The show must go on
C'est toute la dichotomie du cinéma d'Oliver Stone, au fond, auquel les détracteurs ont souvent reproché de profiter du spectacle qu'il entendait dénoncer. Dans L'Enfer du dimanche, le réalisateur de Tueurs nés assume de réclamer le beurre et l'argent du beurre en étendant sa dramaturgie à cet envers du décor aussi baroque que sa scène principale. La guerre ne se déroule pas seulement sur le terrain mais en dehors. En témoignent ces échanges verbaux anthologiques qui poussent systématiquement l'animosité entre les personnages à leur point d'incandescence audiovisuelle.
On pense notamment aux confrontations entre Al Pacino et une Cameron Diaz comme on ne l'a plus jamais revue. Où encore le face-à-face entre Pacino toujours et un Jamie Foxx jeune mais aussi «bouillant» que son personnage de Willie Beamen, rythmé par des inserts du film Ben Hur de William Wyler (Charlton Heston tient d'ailleurs un petit rôle dans le film). Comme pour pousser l'analogie avec les jeux du cirque de l'Antiquité, mais aussi faire en sorte que l'image commente en temps réel les pensées des protagonistes, à la façon d'une voix off visuelle adressée au public.
Un tel procédé pourrait perturber la personne qui y assiste, mais à ce stade, nous avons déjà reconfiguré notre appareil perceptif pour survivre aux matchs, auxquels nous nous accoutumons progressivement. Mais aussi pour survivre à la mise en scène d'Oliver Stone et l'agressivité avec laquelle il met en scène ce monde ivre de sa propre décadence. De la même manière qu'il réunit le spectateur et les joueurs, le film ne sépare pas les coulisses de la scène, le sport du spectacle, le jeu de son arrière-cour affairiste, le football de son contexte socio-politique. L'Enfer du dimanche, c'est l'Amérique: un ensemble organique qui s'approche de l'abîme et rachète ses excès dans la pérennité de ses mythes.
Ainsi, on ne s'étonne pas que lors du match final, qui reprend le schéma connu d'une équipe sur le déclin qui doit affronter une rédemption impossible, c'est tout le système qui semble mettre son devenir en jeu. «Ou nous ressuscitons en tant qu'équipe, ou nous mourrons en tant qu'individu», dit Al Pacino dans le monologue devenu légendaire qui précède l'entrée en guerre de ses troupes. Ce «nous», c'est tout le monde: lui, ses joueurs, les dirigeants, le sport, le pays qui met en jeu son devenir dans l'issue du spectacle et le spectateur qui en est devenu partie prenante.
C'est pour cette raison que, bien plus qu'un film sur le football américain, L'Enfer du dimanche reste LE film de sport définitif: jamais le résultat d'un match n'a été une question de vie et de mort pour tous les acteurs concernés. Le déroulement est connu, mais l'intensité est multipliée exponentiellement et Stone ne fait pas dans la demi-mesure. Le moment de grâce total qui accompagne le coup de sifflet de final constitue la mise en diapason de toutes les consciences impliquées de chaque côté de l'écran. Comme le spectacle de ces liesses collectives que partagent les grandes victoires sportives: celles des athlètes eux-mêmes, du système qui se met au garde à vous derrière eux, et du spectateur ou de la spectatrice qui s'approprie ce moment.