«Personne ne me croira.» La phrase tombe à plusieurs reprises et donne son titre au récit de Félix Spitz. La première fois qu'il entend ces mots, c'est au camp de Plaszów, en Pologne. Spitz surprend une conversation entre un médecin allemand et des médecins juifs à qui il demande pourquoi ils mettent autant d'efforts pour survivre. «Nous le devons absolument pour pouvoir témoigner.» Le médecin allemand réplique: «Personne ne le croira!»
Félix Spitz parle dès les premières pages de la difficulté de témoigner comme pour mieux la conjurer: «Quand je relatais ces faits, je ne pouvais pas les énoncer à la première personne [...] Quand j'essayais de raconter une anecdote, un fait, un événement, il devenait une abstraction arrivée à une autre personne. Ce n'était pas mon histoire, c'était l'histoire de quelqu'un d'autre. L'histoire du petit Félix.»
L'histoire du petit Félix, c'est celle d'une jeunesse qui traverse la guerre, vit dans l'exil et termine dans les camps. C'est l'histoire d'un langage longtemps entravé par l'incompréhension –il avait 5 ans lorsque Hitler est arrivé au pouvoir, 17 quand la guerre s'est achevée. Un langage interdit par la résignation, comme si témoigner revenait à «jouer les victimes».
Spitz brise aujourd'hui des décennies de silence en une centaine de pages salvatrices et se réapproprie cette histoire. Elle débute dans le cadre bucolique d'une cité industrielle de l'est-allemand, à Chemnitz, où il grandit avec ses parents, des bourgeois de province qui ont fait fortune dans l'entre-deux-guerres. Des «petits faits mesquins» naissent à l'école, et ce sont rapidement des comportements antisémites à grande échelle qui minent le quotidien. Le point de rupture est atteint en 1938, il le raconte en des termes évasifs: «Le 12 mars a lieu l'Anschluss. La haine qui était encore en germe peut s'exprimer librement.»
On ne saura rien de plus sur l'Anschluss (annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie). Rien non plus sur la Nuit de Cristal qu'il évoque plus loin. Spitz raconte en fait «l'histoire du petit Félix» avec son regard d'enfant. Les événements historiques ne sont encore que des titres de journaux ou des mots d'adultes qu'il ne comprend pas, et autant d'indices sur le climat qui l'entoure. Il surgissent de façon anormale dans sa vie, mais Félix ne sait rien de la guerre qui vient: «L'inconscience et l'incompréhension permettent bien souvent aux enfants de deviner l'inquiétude de l'entourage, aussi, je perçois la peur des adultes grandir autour de moi.»
Notre époque et ses foyers de violence
Le temps presse et il quitte ses parents pour s'exiler rapidement en Pologne, en 1942. Il l'ignore encore mais il ne les reverra plus. Débarqué à Cracovie, il pénètre seul dans le ghetto réservé aux Juifs. Là-bas, il devient brossier, se procure des documents qui attestent de sa qualité d'ouvrier mais ne travaille jamais. Il entame une vie de marginal et fait ouvertement la nique aux autorités. Sa vie de clandestin lui autorise ses premiers émois adolescents et une mémorable cuite à la vodka. «Mon mode de vie, tout compte fait, je le trouve drôle, parce que je n'ai pas grand-chose à faire et passe mes journées un peu au gré de ma fantaisie.» Un bagou d'adulte dans un corps d'enfant. Un atout pour survivre. Il se jure même que son destin n'est pas de finir dans une rafle.
Il termine la guerre ballotté de camp en camp dans des conditions morbides. Survit malgré tout. À la Libération, le contact est repris avec une tante installée en France. C'est «un gamin tiraillé entre de grandes souffrances et des préoccupations quotidiennes» qui arrive à Paris le 12 décembre 1947, deux ans après la fin de la guerre et des mois d'enfer dans les ruines polonaises et allemandes.
Spitz achève son récit sur un épilogue saisissant, en total contraste avec le reste de l'ouvrage. La parole trébuche sur un concentré de peur. La pudeur du récit cède au témoignage alarmiste de la brutalité perpétuelle. Il craint notre époque et ses foyers de violence ouverts par le démantèlement européen, le rejet des migrants, l'antisémitisme et le terrorisme. On reste suspendu à cette interrogation: sans établir de parallèle entre les époques, faut-il (encore) craindre le pire? La conclusion de Félix Spitz n'est pas si pessimiste. Elle est ouverte à la discussion à laquelle nous invite l'homme dont la parole s'est libérée.