Culture

Histoire d'O, classique indémodable de la littérature érotique

Temps de lecture : 6 min

Plus d'un demi-siècle après sa première parution, Histoire d'O choque encore.

La vie d'une femme, écrivait la critique littéraire française Dominique Aury en 1958, est «chargée de vérités de deux sortes: celles qui concernent la soumission et la folie en amour– et celles qui concernent la vie de tous les jours». De nos jours, la littérature abordant la vie des femmes a tendance à se concentrer sur le quotidien –le travail, les enfants, les rencontres sur Internet– plutôt que sur la passion. Pourtant, il arrive que la folie jaillisse en surface, en un glorieux tumulte. C'est précisément un de ces moments que nous sommes en train de vivre avec l'adaptation en bande dessinée du plus érotique et du plus osé des livres français –un livre qui sent encore le soufre plus de 50 ans après sa première parution.

La collection de bande dessinée Eurotica de NBM vient de sortir une toute nouvelle édition de luxe d'Histoire d'O par Guido Crépax, basée sur le roman tout à fait cochon du même nom. Lorsque le livre fut publié sous le pseudonyme de Pauline Réage en 1954, il souleva une tempête dans le Landerneau littéraire parisien. Les intellectuels, convaincus que l'auteur était l'un d'entre eux, s'acharnèrent à percer le secret de l'ouvrage. On soupçonna George Plimpton, André Malraux et Raymond Queneau; d'autres prétendirent l'avoir écrit. Le personnage principal, O, est une photographe de mode parisienne qui se soumet à une série infinie de tortures sexuelles pour le plaisir de son amant qui joue les chefs d'orchestre. En sa présence et avec son approbation, elle est fouettée, violée et abusée d'innombrables façons. L'auteur, dont l'identité fut tenue secrète pendant quarante ans, sortit de l'anonymat en 1994. Au grand dam de certains, et confirmant les soupçons d'autres, il s'avéra que c'était une femme, Dominique Aury, qui avait écrit ce roman où elle racontait ses propres fantasmes.

Des scènes très crues.. en 1954

Ce qui choque, dans Histoire d'O, c'est justement de voir à quel point ce roman est choquant. On pourrait penser que dans notre culture, où le porno s'est banalisé, un roman qui a fait scandale en 1954 serait devenu désuet. Il n'en est rien. Aury va tout de suite au plus cru, et l'effet est aussi fort aujourd'hui qu'à l'époque. Le livre s'ouvre sur une promenade d'O et de son amant René dans le parc Montsouris. Cette scène idyllique s'achève quand René conduit O dans une mystérieuse voiture qui l'attend pour la mener dans un manoir à Roissy, non loin de la ville. Là, elle est déshabillée, attachée et forcée à se soumettre aux caprices d'une foule d'hommes masqués.

Dès la page 10, les portes du château de Roissy se sont refermées, et nous voyons O se faire violer par plusieurs hommes pour la première mais pas la dernière fois. La scène est absolument horrifiante, et il ne nous est fourni aucune explication, rien qui justifie les sévices qui laissent O «gémissante et salie de larmes» tandis que «le sillon de ses reins... la brûlait tant qu'elle pouvait à peine le supporter».

Au-delà de la pure violence de ces actes, c'est le consentement inconditionnel d'O qui dérange. En quittant Roissy au bout de deux semaines, elle remarque:

Qu'à être prostituée elle dût gagner en dignité étonnait, c'est pourtant de dignité qu'il s'agissait. Elle en était éclairée comme par le dedans, et l'on voyait en sa démarche le calme, sur son visage la sérénité et l'imperceptible sourire intérieur qu'on devine aux yeux des recluses.

Qu'est-ce qui peut inciter une femme à se repaître de sa propre soumission? C'est lors d'un entretien avec John de St. Jorre pour le New Yorker en 1994 que Dominique Aury révéla son identité, et confessa enfin qu'elle avait écrit ce roman pour son amant, Jean Paulhan, éminent intellectuel qui en avait rédigé l'introduction, «Le bonheur dans l'esclavage». La liaison d'Aury et de Paulhan, un homme marié, débuta dans les années 1930, alors qu'elle avait une trentaine d'années et qu'il était déjà sexagénaire, et se poursuivit jusqu'à sa mort à lui, en 1968. Lors de l'interview accordée à St. Jorre, Aury raconta de façon touchante qu'elle avait écrit ce roman de peur que Paulhan ne la quittât. «Que pouvais-je faire?» demande-t-elle. «Je n'étais pas jeune, je n'étais pas jolie, il me fallait trouver d'autres armes.» Son arme captiva non seulement Paulhan mais des générations de lecteurs, inspirant d'innombrables tributs et adaptations, notamment un film avec Udo Kier, une chanson des Dresden Dolls et un court métrage de Lars von Trier.

Ces fantasmes qui choquent les féministes

Rien de surprenant que quelques voix féministes se soient élevées, criant au fantasme du mâle sous sa pire forme et accusant Aury (ou Réage) de trahir son sexe. La réponse d'Aury, comme elle l'avait dit à St. Jorre, fut que les scènes qu'elle avait décrites sortaient simplement de sa propre vie fantasmatique, née alors qu'elle était adolescente. «Tout ce que je sais, c'est que c'était de purs fantasmes», justifia Aury, «masculins ou féminins, je ne saurais le dire.» Elle souligna aussi l'évidence en disant que ce livre n'avait pas vocation à devenir un manuel d'instructions. «La réalité n'y a pas de place. Personne ne pourrait supporter d'être traité ainsi. C'est entièrement fantasmatique.»

C'est peut-être du fantasme, mais beaucoup s'accordent à dire que ce n'est pas que ça. Comme l'écrit l'auteur André Pieyre de Mandiargues, contemporain d'Aury, dans l'introduction au roman dans sa version anglaise de 1965, celui-ci «ne s'appuie pas sur le feu des sens» mais sur quelque chose «d'authentique», «mystique» et «tout sauf vulgaire». Mystique ou pas, on ne peut s'empêcher de sentir, en lisant Histoire d'O, que la pornographie n'est pas le seul élément présent, que ce qu'Aury décrit réellement, c'est le cœur battant de la passion dans ce qu'elle a de plus déchaîné et de plus cru.

C'est le grand paradoxe de la vie des femmes, qui veut que nous la commencions dans une union passionnée que nous devrions reléguer immédiatement pour nous consacrer au travail et à l'éducation des enfants. Les femmes adultes qui restent bloquées au stade de la passion sont jugées instables ou tragiques. Cela étant posé, il faut un acte extrême –un sacrifice de soi– pour oser s'évader de cette contrainte.

Fessée, sexe anal et transcendance spirituelle

Daphne Merkin raconta son abandon à la pratique de la fessée dans son essai pour le New Yorker, Unlikely Obsession. Toni Bentley écrivit son étrange et étonnamment belle ode au sexe anal, Ma reddition, en 2004; Cristina Nehring résume l'instinct amoureux dans sa rafraîchissante apologie de la passion dans la littérature et dans la vie, A Vindication of Love, où elle écrit: «Chaque aspect de la relation amoureuse, de la rencontre à l'acte sexuel, a été rationalisé, sécurisé, et vidé de toute conséquence spirituelle.» Dominique Aury ouvre la voie avec Histoire d'O, un roman qui commence et se termine sur une dégradation salissante, et dans lequel chaque acte physique conduit à la transcendance spirituelle.

Les magnifiques dessins de femmes nues de Crépax, enchâssés dans une couverture noire veloutée, méritent que l'on s'extasie. Mais les images, qui peuvent relever du seul voyeurisme sans les plusieurs niveaux d'écriture d'Aury, n'atteignent pas vraiment le cœur du roman. Elles mettent en exergue le sexe et la domination, et non la nature de la passion. Or, dans tout le livre, O et René ne cessent de s'assurer de leur amour, et en plein cœur du récit, O décrit les prémices de cette passion:

En huit jours elle apprit la peur, mais la certitude; l'angoisse, mais le bonheur. René se jeta sur elle comme un forban sur une captive, et elle devint captive avec délices, sentant à ses poignets, à ses chevilles, à tous ses membres et au plus secret de son corps et de son cœur les liens plus invisibles que les plus fins cheveux, plus puissants que les câbles dont les Lilliputiens avaient ligoté Gulliver, que son amant serrait ou desserrait d'un regard. Elle n'était plus libre? Ah, Dieu merci, elle n'était plus libre. Mais elle était légère, déesse sur les nuées, poisson dans l'eau, perdue de bonheur.

Captivité amoureuse

En décrivant le lieu où la violence et la tendresse, le plaisir et la douleur, l'amour et la brutalité se rencontrent, elle ne décrit pas une culture fétichiste excentrique mais un désir universel. Chacun d'entre nous peut reconnaître dans cette description la jouissante vulnérabilité qui nous atteint lorsque nous tombons amoureux. Forger une connexion profonde avec un autre être humain signifie transcender les frontières de notre être, dit Aury, et ce n'est qu'alors que nous pouvons être réellement libres.

Aury avait plus de 40 ans quand elle écrivit Histoire d'O. Paulhan était marié depuis longtemps, et il n'était pas question de changer cet état de choses. Même si leur relation était relativement notoire, ils n'allaient pas s'acheter une maison en banlieue, avoir des enfants et participer aux réunions de parents d'élèves. Seule la passion les réunissait, et c'est cette passion qu'Aury célébra dans le roman qu'elle écrivit et qu'elle offrit, chapitre après chapitre, à Paulhan. Hasard ou choix, elle était une de ces femmes rares que l'idée d'être récompensée par l'apprivoisement de son amour ne séduisait pas. Elle demeura dans la passion, l'explora, et la livra toute entière à ses lecteurs.

Sasha Watson

Traduit par Bérengère Viennot

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Photo: REUTERS/Issei Kato

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