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Après le Brexit, avis de tempête sur Oxford

Temps de lecture : 8 min

La ville d'Oxford s'est prononcée à une majorité écrasante pour rester dans l'Union européenne. Cela ne l'empêche pas de subir de plein fouet les premiers effets du Brexit.

C'est aussi la recherche universitaire qui pâtira du Brexit. | Matthew Waring via Unsplash
C'est aussi la recherche universitaire qui pâtira du Brexit. | Matthew Waring via Unsplash

Mardi 4 février, à Oxford, au nord-ouest de Londres. Ce n'est pas l'Union Jack qui flotte au vent dans le ciel gris de la «ville aux clochers rêveurs» («that sweet city with her dreaming spires»), mais bien le drapeau aux armoiries rouge et or de Grenoble qui a été hissé sur le mât de la mairie.

Pour afficher son soutien à l'Union européenne, la municipalité a décidé de mettre à l'honneur les villes avec lesquelles elle est jumelée chaque jour de la semaine suivant le retrait du Royaume-Uni de l'UE.

Oxford est en effet un bastion anti-Brexit: 70% de ses habitant·es se sont prononcé·s pour rester dans l'Union européenne. Environ 13% de la population de la cité universitaire réputée est originaire de l'UE.

«Il est difficile d'évaluer le nombre de citoyens européens ayant quitté Oxford depuis 2016, mais un certain nombre de Polonais ou de Portugais sont retournés dans leurs pays d'origine en raison du climat tendu pour les étrangers et des incertitudes liées au Brexit. La situation économique s'est aussi entre-temps améliorée dans leurs pays respectifs», explique John Tanner, membre de l'Association européenne d'Oxford et élu du parti travailliste dans le comté.

Peu de retours vers l'Hexagone

Les Français·es présent·es à Oxford ont pour la plupart décidé de rester. Celles et ceux qui résident depuis cinq ans au Royaume-Uni de manière continue ont demandé le settled status, le statut de résident·e permanent·e, qui leur permet de rester «de manière indéterminée au Royaume-Uni».

«Cela s'est fait de manière très simple en ligne, en scannant mon passeport et en fournissant mon numéro de NIN [numéro d'assurance britannique, ndlr]. Pour d'autres Européens installés parfois depuis vingt ans à Oxford, de nombreux documents étaient requis, les démarches ont été plus compliquées», affirme Jessica Baudet, guide française installée depuis six ans à Oxford.

«J'ai choisi de rester à Oxford, car les opportunités de travail abondent et le cadre de vie est assez unique, mais c'est vrai que l'on a senti une ambiance pas très saine, sans pour autant parler d'hostilité ouverte. La moitié de mes collègues ont voté pour le Brexit, et c'est le signal que les Européens ne sont plus autant les bienvenus», affirme Margot, la trentaine, qui travaille dans la recherche clinique.

Les Européen·nes installé·es avant l'échéance du 31 décembre 2020 ont pu de leur côté demander le pre-settled status, le pré-statut de résident·e permanent·e. À terme, ces personnes pourront faire gratuitement la demande de statut permanent, à condition d'avoir passé au moins six mois par an pendant cinq ans au Royaume-Uni.

«Je ne sais pas exactement si c'est une démarche qui sera efficace et s'il faudra payer des taxes pour rester, mais je doute être obligée de quitter le Royaume-Uni, car il y aura toujours beaucoup d'Européens qui vivent à Oxford», souligne Mélanie Berthonneau, qui travaille pour Trip Advisor et a obtenu ce statut.

Secteur de la santé affecté

Certains secteurs, comme celui de la santé, ont déjà été affectés par le départ d'une partie de la main-d'œuvre européenne. Comme dans l'ensemble du pays, les hôpitaux d'Oxford manquent cruellement de personnel: en mars 2019, 14% des postes y étaient vacants.

En 2016, le staff européen y représentait 11% des effectifs, largement au-dessus de la moyenne nationale (4,6%). Plus de 300 professionnel·les de santé originaires de l'Union européenne ont quitté la ville rien qu'en 2019, notamment des infirmi·ères espagnoles.

«Depuis deux ans, les Espagnols organisent presque chaque semaine des pots de départ.»
Claudio, infirmier italien à Oxford

Derrière la nationalité irlandaise, la nationalité espagnole est la deuxième de l'UE la plus représentée dans le système infirmer britannique, où elle représente 17% de la main-d'œuvre européenne.

«Depuis deux ans, les Espagnols organisent presque chaque semaine des pots de départ», raconte Claudio, un infirmier italien à Oxford.

Le système espagnol fonctionne comme un système à points où toute expérience dans un autre pays de l'UE compte en cas de retour en Espagne. Travailler à Oxford est en outre une expérience enrichissante, bien payée et qui offre une flexibilité appréciable.

«Avec la sortie du Royaume-Uni de l'UE, beaucoup d'Espagnols sont partis. Les hôpitaux d'Oxford font tout pour les garder. Une amie espagnole qui a débuté comme aide-soignante s'est vu offrir par l'hôpital Radcliffe une formation d'infirmière d'un coût de 10.000 euros par an pendant trois ans», témoigne Claudio.

Pour compenser la perte d'effectifs européens, les services de santé sont allés recruter en Asie, mais selon l'infirmier, «ce n'est pas encore suffisant. Des lits continuent à fermer dans les hôpitaux d'Oxford».

Fin possible du programme Erasmus

Au-delà de la santé, la présence européenne à Oxford représente surtout une grosse épine dans le pied de l'université, l'une des plus réputées au monde. En 2019, elle a été sacrée «meilleure université du monde» pour la quatrième année consécutive par le classement Times Higher Education, qui compare 1.400 établissements d'enseignement supérieur dans le monde.

La grande crainte de l'université d'Oxford est de perdre son prestige international. Le nombre d'étudiant·es en provenance de l'UE pourrait diminuer dès la rentrée universitaire 2021.

Jusqu'ici, ces étudiant·es bénéficiaient des mêmes frais d'inscription que les Britanniques (10.500 euros), mais une fois le Royaume-Uni hors de l'Union, leur statut va certainement être aligné sur celui des internationaux, avec une explosion de leurs frais d'inscription (24.000 à 38.000 livres par an, soit entre 28.000 et 45.000 euros).

«Il y aura toujours des étudiants européens à Oxford, mais la sélection se fera davantage par l'argent.»
Erik Jones, professeur d'études européennes à Oxford

Selon le dernier recensement de l'université, sur les 24.300 personnes étudiant à Oxford, 12,3% sont européennes. «Même si l'université d'Oxford va tenter de proposer davantage de bourses, il est probable que de plus en plus d'étudiants européens soient remplacés par des étudiants chinois ou américains», pronostique Michael Wooldridge, directeur du département d'informatique.

La tendance ne ferait que s'accentuer, puisque ces vingt dernières années, l'université d'Oxford est devenue l'un des centres de recherche européens les plus importants sur la Chine.

«Il y aura toujours des étudiants européens à Oxford, mais la sélection se fera davantage par l'argent», soutient Erik Jones, professeur d'études européennes.

Le gouvernement britannique prévoit aussi de retirer aux Européen·nes l'accès au système de prêts subventionnés par l'État (490 millions de livres prêtées aux élèves de l'UE en 2017-2018, soit 577,7 millions d'euros).

Il est probable que programme Erasmus ne sera pas non plus reconduit. Théoriquement, un pays non membre de l'UE peut y participer par accord bilatéral (comme pour la Norvège et le Japon), mais début janvier 2020, les parlementaires britanniques ont voté contre un amendement qui aurait obligé le Royaume-Uni à négocier avec l'Union européenne pour pouvoir continuer sa participation au programme Erasmus. Après ce vote, le gouvernement s'est malgré tout engagé à maintenir le programme, mais rien n'est garanti.

Recherche pénalisée

La recherche à l'université d'Oxford risque elle aussi d'être gravement mise en péril par le Brexit. En 2017-2018, l'université a reçu 87 millions d'euros d'aides de la part de l'Union européeenne, dans le cadre de l'ambitieux programme pour la recherche européenne Horizon 2020.

Pour Oxford, les ressources les plus importantes proviennent du Conseil européen de la recherche (ERC), qui propose des bourses dédiées à la recherche exploratoire. Les Britanniques sont régulièrement en tête du nombre de projets financés.

L'université d'Oxford en a pleinement bénéficié, puisqu'elle a reçu en 2019 pas moins de 56 millions d'euros de l'ERC. Mais voilà: ce programme comme la bourse scientifique Marie Skłodowska-Curie, inclues dans le nouveau programme Horizon Europe (2012-2027), sont réservées à des pays membres de l'UE.

Ce sont les équipes de recherche qui touchent les fonds de l'ERC, et non les universités. «Les chercheurs européens qui voudront postuler aux bourses de l'ERC ne choisiront plus l'université d'Oxford mais d'autres universités européennes, et cela va diminuer notre attractivité», déplore Michael Wooldridge.

Cela représentera une perte financière conséquente pour l'université, qui pouvait bénéficier d'un montant correspondant à 25% de chaque bourse (oscillant entre 1,5 et 3 millions d'euros) pour offrir un environnement de recherche de qualité aux lauréat·es.

«L'ERC finance en moyenne 20% à 40% du département d'informatique, poursuit le professeur, lui-même titulaire d'une bourse ERC d'une valeur de 2 millions d'euros, reçue en 2012. Mais la question financière n'est pas la plus importante. Moins de projets financés par l'Europe signifie moins de publications scientifiques. Ce sont ces travaux d'excellence qui ont fait la réputation d'Oxford».

Partenariats renforcés

L'université d'Oxford a réagi à la menace du Brexit en nouant dès 2017 un partenariat avec quatre universités berlinoises. «L'objectif est de créer des collaborations et d'approfondir les réseaux entre chercheurs britanniques et européens. Une présence légale dans un pays de l'UE comme l'Allemagne permettra aux équipes transnationales incluant des Britanniques de faire des demandes de subvention pour l'ERC», indique Michael Wooldridge.

Les liens académiques avec la France, une autre grande partenaire du Royaume-Uni, se sont aussi renforcés. À Oxford, ce rapprochement s'effectue via la Maison française d'Oxford (MFO), qui possède le statut d'unités mixtes des Instituts français de l'étranger (Umifre). La MFO est devenue un laboratoire du CNRS en 1999 et accueille en moyenne cinq à six chercheurs ou chercheuses pour une durée pouvant aller jusqu'à trois ans.

«Certains chercheurs craignaient l'incertitude de l'avenir et ont préféré saisir de bonnes opportunités ailleurs.»
Frédéric Thibault-Starzyk, directeur de la Maison française d'Oxford

«La Maison française existe depuis 1946 et maintient des relations fortes entre le CNRS et l'université, mais aucun partenariat n'avait été signé. Avec la perspective du Brexit, l'université d'Oxford craignait de diminuer ses échanges internationaux, et un accord a été signé en 2019 pour valoriser le partenariat scientifique avec les partenaires britanniques», détaille Frédéric Thibault-Starzyk, directeur de la MFO.

La dernière conséquence du Brexit concerne l'enseignement supérieur, avec le départ déjà bien réel d'un certain nombre d'enseignant·es européen·nes: «Une partie du personnel académique et scientifique européen et des universitaires ont déjà fait ses valises. Certains chercheurs étaient parfois établis depuis très longtemps à Oxford, mais ils craignaient l'incertitude de l'avenir et ont préféré saisir de bonnes opportunités ailleurs.»

Les nouvelles règles d'immigration risquent de compliquer la mobilité des universitaires européen·nes, et il n'est pas sûr que la mise en place le 20 février par le gouvernement de Boris Johnson d'un «global talent visa» pour les étranger·es suffise à inverser la tendance.

Industrie automobile en péril

Un dernier cheval de bataille a beaucoup mobilisé les remainers d'Oxford: l'avenir du site de Cowley, qui fabrique depuis 1959 l'emblématique Mini. Depuis près d'un siècle, Oxford est en effet une cité industrielle: l'usine a produit ses premiers modèles automobiles en 1919, employant jusqu'à des dizaines de milliers d'employé·es.

Depuis 1994, la Mini est devenue une marque du groupe allemand BMW, qui a redonné depuis 2001 un nouveau souffle à la voiture culte. Mais là encore, le Brexit pourrait avoir des effets considérables: BMW pourrait délocaliser l'assemblage de la Mini dans son autre usine en Europe, située aux Pays-Bas.

«L'incertitude concernant les négociations du Brexit et les accords commerciaux qui seront conclus entre le Royaume-Uni et ses partenaires européens est mauvaise pour les affaires», glisse un responsable de BMW.

En cas de rétablissement des barrières douanières et de nouvelles réglementations différant de celles de l'Union européenne, les emplois à Cowley sont sérieusement en péril. L'équation est facile à comprendre: l'usine possède une chaîne unique de montage produisant 1.000 voitures par jour, avec 60% de pièces montées en provenance de l'UE.

«Environ 12% de notre personnel est étranger, avec beaucoup de cadres allemands, et les nouvelles règles d'immigration vont compliquer les déplacements», poursuit le responsable à BMW.

L'usine de Cowley emploie 4.500 personnes à Oxford. «Si l'usine est délocalisée ou réduite à une activité minimale, et si l'on ajoute en plus tous les sous-traitants présents dans le comté d'Oxford, des milliers d'emplois seront menacés, assure Colin Gordon, porte-parole du mouvement Oxford for Europe. Honda a déjà annoncé fermer l'usine de Swindon, à 40 kilomètres d'Oxford. La série noire va continuer.»

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