Mai 2018, le festival de Cannes est en une du New York Times. Une centaine de femmes montent les marches ensemble pour dénoncer le sexisme de l'industrie cinématographique: Cate Blanchett, Agnès Varda, Salma Hayek, Marion Cotillard, Jane Fonda et de nombreuses autres actrices, productrices, distributrices ou techniciennes main dans la main.
L'image est aussi glamour que politique, mais en France, l'initiative ne fait pas les gros titres. Les médias aiment parler de l'onde de choc créée par la révélation des abus de pouvoir et des agressions sexuelles du producteur américain Harvey Weinstein et de la mobilisation #MeToo qui a suivi, mais très peu de ce qui se passe dans l'Hexagone.
Les enquêtes françaises sur les violences faites aux femmes sont rares, tout comme le sont les prises de parole des célébrités. Les têtes ne tombent pas, les entreprises de l'industrie ne semblent pas se remettre en question. Quelques mois après le début de l'affaire Weinstein, la vague #MeToo semblait s'être arrêtée à nos frontières.
Prise de conscience
Un an et demi après cette montée des marches, le cinéma français n'est pourtant plus le même. «Nous sommes dans un brouillard qui se lève petit à petit, décrit la productrice Sandrine Brauer, l'une des figures les plus importantes du Collectif 50/50, qui a organisé cette montée des marches féministe. Dès que les personnes prennent le temps de s'informer, ce brouillard se dissipe.»
Un nombre grandissant d'institutions ont signé les chartes proposées par le collectif et les femmes sont déjà davantage présentes dans l'industrie. En France, l'affaire Weinstein n'aura pas déclenché de raz de marée, plutôt une prise de conscience progressive.
«Le tsunami Weinstein nous a saisies, se souvient Sandrine Brauer. On s'est demandé comment ça se traduisait concrètement chez nous, et ce qu'on pouvait faire.»
«Il faut lutter contre la cause: l'absence de femmes en situation de pouvoir et l'idée que c'est inévitable.»
En février 2018, les cinéastes Céline Sciamma et Rebecca Zlotowski, l'association Le Deuxième Regard, qui lutte contre l'omniprésence du male gaze, et une douzaine de productrices, distributrices et réalisatrices lancent le mouvement 50/50 pour 2020. Leur objectif: la parité d'ici à 2020.
Deux ans plus tard, on est loin du compte. «50/50 en 2020, c'était un bel objectif, un beau chiffre», raconte la productrice. Pour le mouvement, plus tard renommé Collectif 50/50, il s'agissait surtout de marquer les esprits, d'attirer l'attention sur la nécessité d'établir la parité. «Pour que les violences sexuelles prennent fin, il faut lutter contre la cause: l'absence de femmes en situation de pouvoir et l'idée que c'est inévitable.»
Pour ce faire, le collectif a un plan: dresser un état des lieux précis des inégalités dans le cinéma français et, fort de cette grille de lecture, proposer des mesures concrètes pour rétablir le rapport de force.
Statistiques à l'appui
Dès le lendemain de la montée des marches lançant le mouvement, les délégué·es des trois sélections cannoises ont signé la charte pour la parité et la diversité dans les festivals rédigée par 50/50. Depuis,112 autres festivals du monde entier ont suivi.
«La signature de cette charte a permis d'aider les festivals à prendre conscience de l'entre-soi qui règne en leur sein et de prendre des mesures», se réjouit Sandrine Brauer.
Outre l'exigence d'une parité au sein des comités de direction et de sélection, le document impose aux festivals de genrer les statistiques qu'ils fournissent habituellement.
En comparant le pourcentage de réalisatrices parmi les films soumis à sélection et ceux récompensés, le collectif peut désormais vérifier que les femmes ne sont pas discriminées. «Nous serons à N+2 cette année. Nous allons donc enfin pouvoir voir comment les choses ont évolué», annonce la productrice.
Favoriser la visibilité et la reconnaissance des films féminins n'est pas du seul ressort des festivals. Au printemps 2019, le collectif a donc publié une étude sur la critique cinéma française.
On y découvre que seuls 37% des journalistes ayant rédigé au moins une critique entre mai 2018 et avril 2019 sont des femmes, et que celles-ci publient moins de critiques que leurs confrères –des données qui permettent de nourrir la discussion sur le genre de la critique.
Cette année, lors du Festival international du film de Berlin, le Collectif 50/50 dévoilera le second volet de cette enquête, qui portera sur la critique de cinéma à l'échelle européenne, en collaboration avec les autres associations européennes.
Le collectif souhaite également montrer que l'invisibilisation des femmes commence bien plus en amont, lors de la fabrication des films. On ne compte que 10% de femmes dans la prise de son et 24% dans la réalisation, prouvait une étude du CNC publiée en 2017.
Ce n'est pourtant pas faute d'intérêt des femmes pour le métier. Selon le ministère de la Culture, 51% des étudiant·es en cinéma en 2017-2018 étaient des femmes.
Disparités de revenus
«Où sont les femmes?, demande Sandrine Brauer. Il y a comme un triangle des Bermudes dans lequel disparaissent les femmes.» Pour la productrice, si les femmes quittent l'industrie, c'est qu'elles ont moins d'opportunités et gagnent bien moins leur vie que les hommes. «Ce schéma existe à tous les niveaux et sur tous les postes, et n'évolue que très lentement», déplore-t-elle.
Côté technique, les femmes reçoivent une paie inférieure à leurs collègues masculins, en dépit de l'existence de conventions collectives: «Quand les salaires s'éloignent du salaire minimal, ce sont les hommes qui en profitent.» Quant aux autrices, elles touchent en moyenne 30% de moins que les auteurs.
«Comme elles ont des carrières moins denses, les femmes ont moins l'occasion de faire leurs preuves et de gravir les échelons.»
Autre source de disparités de revenus: la densité des carrières, c'est-à-dire le nombre de films sur lesquels une personne a travaillé dans un temps donné.
«On est dans un cercle vicieux, estime Sandrine Brauer. Comme elles ont des carrières moins denses, les femmes ont moins l'occasion de faire leurs preuves et de gravir les échelons. On pense moins à elles pour être cheffes, elles font moins de films et travaillent sur des productions à petit budget qui rémunèrent peu –d'où des carrières bloquées.» Pour corriger ces inégalités, le collectif travaille aussi bien sur la production d'outils que sur le plaidoyer institutionnel.
Depuis son lancement, le Collectif 50/50 est en discussion constante avec les différentes institutions de l'industrie cinématographique, que ce soit le CNC, les groupes audiovisuels ou le ministère de la Culture.
Les résultats sont déjà là. En 2019, le CNC a mis en place un système permettant une bonification de 15% des subventions pour les films ayant recruté des femmes à des postes-clés (réalisatrice, cheffe opératrice, cheffe monteuse, etc). La popularité de cette mesure a surpris Sandrine Brauer: elle s'attendait à 15% de films éligibles au vu des chiffres des années précédentes, ils furent 23% en 2019.
Compte tenu de leur invisibilisation, recruter des professionel·les issu·es de groupes minoritaires n'est pas toujours chose aisée. Pour faciliter leur embauche, le collectif a dévoilé en novembre 2019, lors des deuxièmes Assises pour la parité, l'égalité et la diversité organisées par 50/50 et le CNC, une bible qui liste les profils trop peu visibles.
Volonté de changement
Le monde de la télé suit la dynamique lancé par le cinéma. Lors des assises, Delphine Ernotte, la PDG de France Télévisions, a annoncé la mise en place dès 2020 de quotas quant à la représentation des femmes sur le petit écran. Le collectif promet d'approcher les autres groupes audiovisuels cette année, et le système de bonification des subventions devrait être étendu à la télévision.
Une réflexion sur les violences faites aux femmes a en outre été lancée. Pendant les assises, le ministre de la Culture Franck Riester a annoncé la mise en place de plusieurs mesures proposées par le Collectif 50/50, notamment la nomination de référent·es sur les tournages et pendant la promotion des films –deux moments pendant lesquels l'esprit colonie de vacances favorise un sentiment d'impunité.
Des ateliers de formation à la prévention du harcèlement seront prochainement organisés, ainsi que les premiers États généraux sur le harcèlement sexuel, appelé de ses vœux par la Société des réalisateurs de films (SRF).
Toutes ces actions ont été accueillies très positivement, à la fois par les institutions et par les professionnel·les, indique Sandrine Brauer. La charte pour l'inclusion présentée lors des deuxièmes assises a été signée par la majorité des associations représentatives du métier: la SRF, l'Union des producteurs de cinéma (UPC), l'Association des directeurs de production (ADP), l'Association des responsables de distribution artistique (ARDA) et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).
Mais il y a de la résistance. L'importante Société civile des auteurs réalisateurs producteurs (ARP), à majorité masculine, a refusé d'apposer sa signature sur la charte –pourtant peu contraignante–, en invoquant une restriction des libertés.
Pour Sandrine Brauer, les réfractaires à la parité deviennent néanmoins minoritaires. «On sent une demande de nos confrères, constate-t-elle. Personne n'est responsable de cette situation dont nous avons hérité, mais tout le monde est responsable de son évolution. Si on ne produit pas des correctifs, la situation va rester inchangée. Nos interlocuteurs l'ont réalisé. Beaucoup travaillent à mieux comprendre leur part de responsabilité et leur périmètre d'intervention.»
La productrice note un certain soulagement: «Beaucoup se sentaient démunis. Quand on leur donne une grille de lecture pour comprendre la situation et qu'on leur explique ce qu'ils peuvent faire, c'est un apaisement.»
Si le cinéma français ne va pas se transformer du jour au lendemain, Sandrine Brauer le promet, l'impulsion est là. «J'ai hâte que le CNC publie les chiffres de 2019. Ils vont venir attester que [l'envie de parité] prend, que cela fonctionne», escompte-t-elle.