Égalités / Société

L'administration française a un problème avec les femmes mariées

Temps de lecture : 7 min

Celles qui n'ont pas adopté le nom de leur mari se le voient fréquemment imposé par les impôts, la CAF, la Sécu ou les banques. L'usage continue de prévaloir sur la loi.

Aucune loi n'a jamais contraint les femmes à prendre le nom de leur époux, mais l'administration française fait de la résistance. | Quinn Dombrowski via Flickr
Aucune loi n'a jamais contraint les femmes à prendre le nom de leur époux, mais l'administration française fait de la résistance. | Quinn Dombrowski via Flickr

En octobre dernier, le gouvernement annonçait mettre fin à une règle jugée «obsolète», qui donnait priorité au nom de l'époux sur l'avis d'imposition –même lorsque l'épouse ne l'avait pas choisi comme nom d'usage.

L'année 2020 sera donc la première à voir (officiellement, puisque certains services le faisaient déjà) les deux noms d'un couple marié figurer sur ces documents.

Or, cette ancienne règle du code général des impôts n'est pas supprimée en vertu de sa nature ouvertement discriminante vis-à-vis des femmes, mais parce qu'elle n'est «plus adaptée à la situation de la loi […] du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe».

Le casse-tête du nom d'épouse

En France, aucune loi n'a jamais contraint les femmes à prendre le nom de leur époux. L'usage est seulement coutumier, et personne ne perd son nom en prenant celui de la personne épousée, mais gagne un nom d'usage. Les hommes, eux, ont dû attendre 2011 pour qu'un décret leur permette de «substituer» leur nom à celui de leur épouse (en 2012, après un parcours du combattant, un homme a obtenu gain de cause pour la première fois).

En 2002, Ségolène Royal, alors ministre de la Famille, met fin à la prééminence du nom du mari. La réforme, entrée en vigueur trois ans plus tard, fait remplacer dans la loi le «nom patronymique» par le «nom de famille» et permet enfin aux femmes mariées de donner leur nom à leurs enfants.

En théorie donc, la suprématie «légale» du patronyme masculin n'est plus qu'un mauvais souvenir, mais en pratique? Sans surprise, c'est le patriarcat qui gagne.

L'administration décide pour vous

Solveig, qui s'est mariée en 2016 en conservant son nom, a fait les frais des pratiques périmées typiques de l'administration française: «À partir du moment où j'ai envoyé le certificat de mariage à la CAF pour mettre à jour mon dossier, ils ont carrément rayé mon nom pour mettre celui de mon mari. Je ne recevais plus de courrier à mon nom, mais au sien. J'avais eu quelqu'un au téléphone qui m'avait répondu: “C'est automatique, c'est comme ça.”»

Trois ans plus tard, c'est la Sécurité sociale qui s'y met: «Je suis dans la salle d'attente de mon médecin traitant, avec qui j'ai pris rendez-vous sur Doctolib, et là, on vient m'appeler, mais par le nom de mon mari.»

Solveig a pourtant pris rendez-vous avec son nom de naissance. «Il s'est avéré qu'en connectant ma carte Vitale, j'étais désormais au nom de mon mari! Il faudrait que je change de carte, mais ça me met tellement en rage de devoir faire ces démarches alors que je n'ai jamais rien demandé… Même si ça faciliterait grandement les choses, puisque nous avons des enfants que nous avons choisi d'appeler avec le nom de leur père.»

Elle ne croit pas si bien dire. Géraldine, qui travaillait à la CPAM en 2016, confirme: «Je pouvais pas donner d'information sur ses enfants à une mère qui ne portait pas le même nom qu'eux, il fallait obligatoirement qu'elle présente le livret de famille.»

Pire: «Je ne compte plus les fois où une femme amenait le RIB d'un compte joint, mais comme le nom de l'homme y figure toujours en premier, on ne pouvait pas accepter le RIB sans attestation sur l'honneur de ce dernier.»

Et les galères continuent même après un divorce: «C'était laborieux, pour les femmes divorcées ayant pris le nom de leur mari, de refaire une carte Vitale à leur nom de naissance, puisqu'elles devaient ramener l'intégralité du jugement du divorce, qui fait je ne sais pas combien de pages. Si elles ne fournissaient qu'une copie simple, elles recevaient une nouvelle carte Vitale… au nom de leur ex.»

Marine a épousé Gwendal en mai 2016 et a préféré conserver son nom de famille. «L'année d'après, nous avons donc déclaré notre mariage aux impôts, raconte Gwendal. Comme ma déclaration était très simple, alors que ma femme doit déclarer du foncier, elle s'est mise en première déclarante et moi en deuxième. Mais ma femme touchant deux fois plus que moi à l'époque, je pense que par sexisme, ils ont considéré que c'était forcément moi le déclarant 1. Donc ils ont interverti les déclarants –mais pas les déclarations, évidemment.»

Une erreur pas tout à fait banale et qui entraîne une réaction en chaîne: «En 2018, ma femme étant enceinte, on s'inscrit à la CAF. On se rend compte qu'elle fait la même inversion, parce qu'elle se base en réalité sur les impôts.»

Et ça se complique: «De plus, finissant ma thèse, on doit déclarer que je suis au chômage. Sauf qu'à cause de l'inversion, la CAF va considérer que je ne touche plus les revenus qui correspondent en réalité à ceux de ma femme. Comme on ne veut pas se faire accuser de fraude, on prévient donc la CAF, qui dit ne pouvoir rien faire.»

C'est donc avec les Finances publiques que Gwendal et Marine ont dû batailler, pendant «pas mal de temps», pour que tout rentre dans l'ordre. Contactée, la DGFIP indique qu'il «suffit de faire la demande auprès de son service de rattachement pour que par exemple les avis/déclarations soient envoyés aux deux noms dans un couple marié ou pacsé» et concède «que sur le traitement global de près de 38 millions de foyers fiscaux, quelques erreurs soient à signaler concernant le traitement de ce type de demandes».

Intéressant de constater que ces erreurs ne fonctionnent que dans un sens, toujours le même.

Formulaires obsolètes et fonctionnaires dépassés

Géraldine, l'ancienne employée de la CPAM, confirme que si la case «nom de jeune fille» continue de figurer sur les formulaires à remplir et les dossiers des bénéficiaires, l'équivalent masculin n'existe tout simplement pas.

Des formulaires obsolètes qui énervent Charlie, mariée en 2019 avec un homme qui a pris son nom: «Régulièrement, on doit inscrire le “nom de jeune fille” de mon mari ou alors on tombe sur des formulaires où on ne peut même pas renseigner son nom de naissance… Donc soit on barre la première mention, soit on rajoute la seconde, mais à chaque fois, on se demande si on va encore devoir faire des démarches supplémentaires pour que les noms ne soient pas inversés, ou que son nom d'usage à lui soit respecté.»

Depuis leur mariage, Charlie et son époux ont dû se montrer pédagogues face à nombre d'employé·es peu habitué·es à ce cas de figure: «Une fois, on nous a inscrit comme un couple d'hommes –en plus j'ai un prénom mixte, donc ça n'aide pas. Et quand on leur fait remarquer l'erreur, la réponse c'est très souvent “on ne savait pas que c'était possible”.»

Exemple chez le notaire, en juillet dernier: «Ils ont cru à une erreur de notre part, donc au lieu de revérifier ou de nous demander, ils ont inversé les noms de famille sur le compromis de vente. Puis ils ont osé nous dire qu'ils ignoraient que c'était légal pour le mari de prendre le nom de famille de son épouse, alors que la loi a bientôt dix ans…»

Les banques elles aussi font de la résistance. Sur Twitter, les témoignages pleuvent.

«Dans notre ancienne banque, quand on a voulu faire le changement de nom d'usage pour mon mari, ils ne connaissaient pas la procédure. Alors que logiquement, ça devrait être la même que celle d'une femme qui prend le nom de son époux…», raconte encore Charlie.

Et en changeant d'établissement, rebelote. «Déjà, à l'inscription, la conseillère ne trouvait pas comment lui mettre mon nom en nom d'usage dans le logiciel. Ensuite, à cause d'un prélèvement refusé à mon mari en raison de son changement de nom, on s'est retrouvés avec mon compte personnel à son nom de naissance, et inversement !»

Après trois tentatives de contact via l'espace client de la Banque populaire restées sans réponse, Charlie finit par obtenir gain de cause. «Il a fallu que des virements sur mon compte personnel soient refusés à cause du RIB qui a été mis au nom de mon mari pour que tout ça soit traité sérieusement. La banque n'a jamais cherché à se justifier ou s'excuser. La seule “raison” qu'on nous a donnée, c'est que “c'est pas courant”.»

De l'autorité du père à celle du mari

Catherine, 76 ans, a commencé sa vie professionnelle en 1960, à la BNCI (ancêtre de la BNP). Mariée à 17 ans, à cette époque, elle n'a pas le droit d'ouvrir un compte en banque ni travailler sans l'autorisation de son mari.

Car si la loi du 18 février 1938 a déjà supprimé l'incapacité juridique de la femme mariée et son devoir d'obéissance inscrits dans le code civil (code Napoléon) depuis 1804, il faut attendre le 13 juillet 1965 pour que la réforme des régimes matrimoniaux consacre l'autonomie financière de ces femmes, qui jusqu'alors ne pouvaient signer un chèque, acheter une maison en leur nom propre ou signer un contrat de travail sans l'accord de leur mari.

Cela fait donc cinquante-cinq ans seulement que toutes les Françaises disposent de leurs propres bien et ne sont plus, dans la loi, traitées en éternelles mineures, passant de l'autorité du père à celle du mari.

En 1992, Catherine perd son époux, dont elle avait pris le nom. «Dans l'agence BNP où nous avions notre compte, une dame charmante lisait les avis de décès et vérifiait dans la clientèle qui était concerné. Je reçus donc, sans avoir rien demandé, un chéquier indiquant “Mme veuve Nomdemonmari”.»

Elle refuse une première fois («hors de question d'avoir perpétuellement cette douleur sous les yeux») mais la banque lui renvoie un second carnet de chèques à «Mme Bernard Nomdumari». «Finalement, après une explication assez vive, j'obtins enfin un chéquier à mon nom!»

Catherine dénonce des «blocages» qu'elle estime dus «à un manque criant de connaissance, soigneusement entretenu par des siècles de patriarcat». Pour les contourner et s'éviter des migraines, certaines femmes omettent donc de mentionner le nom de leur mari lorsqu'elles remplissent des papiers. Une astuce que plusieurs se sont vu souffler par… l'administration elle-même.

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