Elle a quitté l'Ukraine la peur au ventre. Sans avoir jamais vécu toute seule. Sans parler polonais. Elle avait 21 ans. Elle voulait un meilleur diplôme, cherchait de nouvelles opportunités. Elle rêvait de voyages et d'Europe. D'un monde sans corruption. Avec 1.000 euros en poche, Anastasiia a pris la route. Direction Cracovie, dans le sud de la Pologne.
Cinq ans plus tard, dans son grand studio du centre-ville, elle voit tout le chemin parcouru: «En seulement un mois, la Pologne m'avait donné plus que l'Ukraine en dix ans.»
Après un diplôme de management en tourisme à l'université de Cracovie, elle est devenue professeure d'anglais et a épousé Garry, un jeune Britannique rencontré lors de l'Euro 2012, co-organisé par l'Ukraine et la Pologne.
Début 2019, elle a obtenu la nationalité polonaise. «Mes parents sont très fiers de ma vie en Pologne», confie-t-elle. Elle s'arrête. Et glisse, d'une voix un peu plus faible: «Fiers, c'est le seul mot. Ils disent toujours ça.»
Comme Anastasiia, plus d'un million d'Ukrainien·nes ont émigré en Pologne entre 2014 et 2019. Les deux pays frontaliers vivent des situations diamétralement opposées.
En Ukraine, l'espoir suscité par l'élection du nouveau président Volodymyr Zelensky en 2019 ne saurait faire oublier la corruption et la crise économique qui touchent le pays depuis le début de conflit avec la Russie en 2014.
La Pologne, quant à elle, vit un véritable bond en avant depuis son entrée dans l'Union européenne en 2004. Avec une croissance de 4,4% sur les trois premiers trimestres de 2019 et un chômage qui représente seulement 3,3% de la population active en septembre 2019, son économie est florissante.
Le besoin de main-d'œuvre est criant. La génération du baby-boom des années 1950, qui ont vu 800.000 naissances par an, est en train de quitter le marché du travail. Celle qui la remplace, issue des années 1990, est deux fois moins peuplée.
À ce vieillissement de la population s'ajoute la fuite de travailleurs et de travailleuses qualifiées. Sur les 38,5 millions de Polonais·es, près d'1,8 million ont ainsi émigré en Europe de l'Ouest à la recherche de meilleurs salaires.
Le pays manque de bras et regarde de plus en plus vers l'étranger –mais pas de n'importe où. Le discours du gouvernement est particulièrement virulent contre les populations musulmanes, accusées de colporter le terrorisme.
Depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2015, le parti conservateur et nationaliste PiS (Droit et justice), conforté par sa victoire aux élections législatives d'octobre 2019, refuse farouchement la politique des quotas de l'Union européenne. La Pologne n'a quasiment pas accueilli de réfugié·es venu·es de Syrie ou d'Irak.
Dans cette situation, l'immigration massive d'Ukrainien·nes, facilement assimilables, apparaît comme une aubaine pour le pouvoir en place. «Les Ukrainiens, c'est différent des réfugiés syriens. Ce sont nos voisins. Nous sommes donc le premier pays à pouvoir les accueillir. Et puis, on est proche d'eux culturellement», estime ainsi Marek Pęk, sénateur du PiS dans la région de Cracovie. «Si les immigrés travaillent, ajoute-t-il, s'ils paient des taxes, s'ils ne posent pas de problème, on doit les inviter.»
Pragmatisme, le maître-mot du PiS
Pour Jan Brzozowski, professeur à l'université de Cracovie et spécialiste des questions migratoires, «le PiS soutient l'immigration ukrainienne car il a une approche réaliste et pragmatique en matière économique».
Ainsi, les régions polonaises ne se contentent plus de faire venir de la main-d'œuvre: elles cherchent à retenir les immigré·es sur leur sol et à attirer des profils plus qualifiés.
Jan Brzozowski a étudié le changement de nature de cette immigration: «En 2014, lorsque les premiers Ukrainiens sont arrivés, ils travaillaient surtout dans l'agriculture, le bâtiment et l'aide à la personne. Ils voulaient gagner un peu d'argent et retourner dans leur pays. En cinq ans, ça a complètement changé. Cette immigration existe toujours, mais elle s'accompagne de la venue de travailleurs très qualifiés dans les domaines de la santé, du tourisme ou de l'enseignement. Et aujourd'hui, beaucoup souhaitent rester en Pologne.»
Pendant que les Ukrainien·nes observent de loin leur pays natal s'embourber dans une crise sans fin, leur vie en Pologne s'organise sur le long terme, voire le très long terme.
Andrew tient un restaurant ukrainien, niché dans un sous-sol du centre de Cracovie. Il y est arrivé depuis sa Crimée natale en 2014, accompagné de sa femme et de ses enfants.
Pour lui, la Pologne signifie bien plus que d'avoir un meilleur salaire: «Regardez, nos enfants vont à l'école ici. Mon fils aîné a des amis polonais, il regarde des chaînes télé polonaises, il parle polonais, il est plus dur pour lui de lire le cyrillique que l'alphabet romain… Je vois même qu'il pense polonais!», lance-t-il, gonflé de fierté.
Andrew a pensé à tout. Cela fait cinq ans qu'il pense à tout: pour ses enfants, la Pologne est un futur stable et propice au bonheur, alors il faut tout faire pour leur permettre de s'intégrer. «Avec tout ça, j'ai l'impression que notre chez nous est ici. Notre futur est ici.»
Une société «multiculturelle»?
Mais la Pologne est-elle vraiment prête à intégrer des immigré·es sur plusieurs générations? Pour le chercheur Jan Brzozowski, «les Polonais ne sont pas encore prêts à entrer de plain-pied dans la mondialisation. Avant la Seconde Guerre mondiale, c'était un pays multiculturel qui reposait sur de très anciennes migrations. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas».
La Seconde Guerre mondiale et l'ère soviétique sont passées par là. Elles ont mis un terme «à des centaines d'années de peuplement mixte des régions frontalières», explique l'historien Timothy Snyder dans son ouvrage La Reconstruction des nations.
Ainsi, entre 1944 et 1946, 480.000 Ukrainien·nes de Pologne ont été déporté·es en Union soviétique dans un climat de violence extrême. La population juive, quant à elle, a été décimée lors du génocide commis par les nazis pendant la guerre.
«Ça m'a fait comme un signal»
Aujourd'hui, le peuple polonais, qui a grandi dans cette société fermée sur elle-même, n'est pas unanimement prêt à accepter l'immigration ukrainienne dans son pays.
Pawel, un jeune employé en informatique de 28 ans, est inquiet: «Depuis un ou deux ans, je remarque que je les vois partout. À la caisse du supermarché, dans les Uber, dans les cafés, dans la rue. J'entends leur accent. L'autre fois au supermarché, ça m'a fait comme un signal: Pawel, ton monde est en train de changer.»
Il fait plusieurs fois référence au massacre de Volhynie qui, selon lui, «montre bien la mentalité des Ukrainiens». Entre 1943 et 1945, les nationalistes de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) ont fait plus de 100.000 mort·es parmi la minorité polonaise de la Volhynie, région orientale de l'État polonais d'avant 1939, aujourd'hui en Ukraine.
Les historien·nes estiment qu'environ 20.000 Ukrainien·nes furent abattu·es par la Pologne en représailles. Aujourd'hui, la plaie est encore ouverte et l'épisode historique reste un traumatisme.
Le PiS a d'ailleurs fait de la politique mémorielle son cheval de bataille. En juillet 2018, à l'occasion des 75 ans du massacre, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a qualifié la tuerie de Volhynie de «génocide».
La nation polonaise doit toujours apparaître sous son meilleur jour: «Contrairement aux gouvernements précédents qui avaient une politique mémorielle active mais juste, le PiS essaie de déformer l'histoire en mettant en avant les grandes victoires des Polonais, les héros nationaux», explique Dorota Dakowska, politologue franco-polonaise. L'héroïsme des Polonais·es contre la cruauté des Ukrainien·nes: voilà le roman nationa aujourd'hui érigé par le gouvernement.
Mais Pawel n'en a pas conscience. Pour lui, les enjeux mémoriaux ne sont qu'une «affaire de politiciens». Il regrette simplement la passivité de ses compatriotes: «Quelque chose est en train d'arriver et personne ne sait ou ne veut en parler.» Marek Pek, le sénateur PiS, l'admet: «Si on parle de l'impact de cette immigration sur notre identité, ça devient un problème public, et on devra abandonner notre discours pragmatique.»
Le PiS craint-il d'ouvrir une boîte de Pandore? Cela déplacerait sans nul doute le débat vers les enjeux sociétaux, et créerait un risque pour le parti conservateur de voir le «bon travailleur ukrainien» devenir une menace potentielle pour l'identité polonaise.