«Tout le monde a deux métiers: le sien et critique de cinéma», disait François Truffaut. De nos jours, il faudrait plutôt parler de critique du cinéma français, tant le fait de dénigrer l'industrie du septième art semble devenu un sport national. Trop chères, trop superficielles, trop intellectuelles, trop nombrilistes, trop bien-pensantes, trop cyniques, trop tout en somme, les productions françaises auraient tous les défauts.
L'un des principaux griefs vise les thèmes abordés dans ces films, leur «objet». Le pamphlet du journaliste cinéma Éric Neuhoff, Très cher cinéma français, Prix Renaudot de l'essai 2019, est à ce titre éloquent. Dans une interview à Konbini, il ironise: «Un Érythréen unijambiste qui arrive à Marseille et qui couche avec une bourgeoise, c'est un peu le pitch type du film français. Et ça ne peut pas donner un chef-d'œuvre.» Une autre petite musique laisse entendre que tous les films français parlent de couples dépressifs qui s'engueulent dans des cuisines trop petites...
Mais qu'en est-il vraiment? Ces railleries correspondent-elles à la réalité, ou bien participent-elles de clichés un peu faciles –voire d'une envie de taper sur une industrie au nom de valeurs qui n'ont pas forcément grand-chose à voir avec le cinéma (par exemple: réduire la dépense publique en baissant les aides du CNC)?
Pour y répondre, j'ai sorti mon plus beau tableau Excel afin de me faire une idée précise de ce dont parlent véritablement les films français. J'ai classé les 530 principaux films de fiction sortis en 2015, 2017 et 2019 en fonction de leurs thèmes[1]. J'ai retenu 28 thèmes («couples en crise», «vacances», «sport», «milieu rural»...). Chaque film est affilié à deux thèmes, pour plus d'équilibre. Par exemple, Les Misérables coche les cases «banlieue» et «police»; Hors normes, les cases «travail/vie associative» et «handicap». Voici les quelques enseignements que j'ai tirés de cette enquête.
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Familles, je vous hais (mais je vous filme beaucoup)
Le thème qui arrive en tête, avec 23% des œuvres qui s'y rattachent, n'est pas «couples en crise» mais bien «famille». Réunion de famille lunaire (Happy End), adoption problématique d'un bébé (Il a déjà tes yeux), père volage qui cohabite avec sa fille (L'Amant d'un jour), divorce vécu douloureusement par un enfant (Le Rire de ma mère)... La sphère familiale, qu'André Gide disait tant haïr, offre pléthore d'enjeux sinueux dans lesquels chacun·e pourra se reconnaître.
Souvent reliée aux intrigues familiales, la question du deuil occupe une place de choix dans le classement (dixième sur 28 thèmes, avec 7% des productions). Le deuil y est souvent le point de départ d'une histoire qui consistera justement à ressouder une famille (Ce qui nous lie, La Villa). Les histoires familiales s'accommodent également des problématiques liées au travail (quatrième dans le classement, 14% des films), puisque l'activité professionnelle est parfois effectuée en famille (La Fille du patron) ou parce qu'elle a des conséquences sur la vie familiale (Au nom de la terre).
L'une des particularités de la section «famille» est qu'elle concerne un grand nombre de genres cinématographiques, du thriller psychologique (Jusqu'à la garde) en passant par le film social émouvant (Pupille) ou la comédie pure (Tanguy, le retour, Joyeuse retraite!). À ce titre, il n'est pas complètement surprenant que le plus gros carton au box-office de 2019 soit Qu'est-ce qu'on a encore fait au bon Dieu?, satire de la bourgeoisie où les blagues prennent autant appui sur les divergences culturelles entre couples, que le fossé générationnel au sein d'une famille.
Statut amoureux: «C'est compliqué»
Si le cliché sur les couples qui s'engueulent en fumant dans des apparts minuscules n'est pas totalement justifié, il ne reste pas moins que les histoires d'amour occupent une place prépondérante dans les œuvres qui sortent chaque année en France. En effet, les catégories «couples en crise» et «drague / histoires naissantes» occupent respectivement 17% et 13% des productions (deuxième et cinquième position), ce qui fait des histoires d'amour la grande passion des réalisateurs et réalisatrices françaises. Notre réputation de grand·es romantiques –ou de grand·es névrosé·es du cœur– n'est donc pas complètement usurpée!
En revanche, ces thématiques ne séduisent pas nécessairement les foules, qui se déplacent plus volontiers pour aller voir des films d'aventure (troisième du classement, 15% des productions) et des films sur l'amitié (huitième, avec 11%). Le réalisateur Nicolas Vanier, dont les films sont pourtant ignorés par la critique «classique», parvient ainsi à hisser ses deux derniers films dans le top 10 des plus gros succès de 2017 et 2019 (L'École buissonnière, Donne-moi des ailes). Philippe Lacheau fait encore mieux avec quatre de ses apparitions au palmarès, dont la plupart se rattachent à la catégorie «amitié» (Babysitting 2, Alibi.com, Nicky Larson, Épouse-moi mon pote).
Enfin, on pourrait croire que toutes ces histoires sur des couples en crise amèneraient les personnages à consulter massivement des psychologues ou des psychiatres. C'est l'un des plus gros clichés mis en valeur par l'enquête: les films de thérapie arrivent bons derniers du classement, la catégorie étant vingt-huitième sur vingt-huit. Le cinéma français n'est donc pas si névrosé que ça! Deux hypothèses pour expliquer ce préjugé: ce thème crée de bons films (Sybil), dont les critiques aiment parler, et les critiques adorent les personnages névrosés (Deux moi). Mais il existe une troisième hypothèse: les critiques sont eux-mêmes de grands névrosés, qui fréquentent assidûment les cabinets de psy et ne manquent pas une occasion pour s'y intéresser sur grand écran.
Eric Neuhoff raconte à peu près n'importe quoi
Qu'en est-il ensuite de la diatribe neuhoffienne, selon laquelle «un Érythréen unijambiste qui arrive à Marseille et qui couche avec une bourgeoise, c'est un peu le pitch type du film français»? En un mot, le critique du Figaro a tout faux. Les films francophones sur les exilé·es sont extrêmement rares, à tel point qu'en faire une catégorie spécifique n'aurait pas été pertinent. Les questions liées au handicap ou à la maladie arrivent pour leur part dix-septièmes; quant au choc «France d'en haut contre France d'en bas», et malgré une belle tradition française dans ce domaine (La Grande vadrouille, La Vie est un long fleuve tranquille...), cet angle n'arrive que seizième du classement.
D'une manière générale, les thématiques sociétales sont en fait peu abordées par le cinéma français, qui préfère de loin toutes les questions apparentées au travail. Et cette présence modeste ne concerne pas que les questions de santé ou de migrations. Les sujets LGBT (homosexualité et transidentité) ne sont que vingt-troisièmes sur vingt-huit; le terrorisme, vingt-cinquième; les prisons, vingt-sixièmes. Quasi absentes des salles obscures, les affaires de justice et les procès arrivent, en avant-dernière position, à la vingt-septième place.
Bref, l'idée que le cinéma français serait par nature engagé ou politisé est battue en brèche par ces indicateurs. En revanche, les films dits «à thèse» bénéficient effectivement d'une exposition importante lors du festival de Cannes ou des César. Cette année encore, la majorité des œuvres sélectionnées dans la catégorie «meilleur film» aux César traitent de sujets de société, pourtant peu représentatifs du reste des réalisations françaises. À tel point que l'étonnante omniprésence de La Belle époque de Nicolas Bedos, film estampillé «crise de couple», fait un peu office de rattrapage dans une sélection assez serious business.
Une complémentarité entre cinéma et télévision?
Ce que l'on observe plus généralement, c'est un déséquilibre –ou une complémentarité?– entre ce que proposent le cinéma et la télévision. À la télé, les séries adorent s'implanter dans les milieux policiers (Cherif, Capitaine Marleau) ou judiciaires (Avocats & Associés, Le juge est une femme). Et quand ces sujets ne sont pas traités par la fiction, ils prennent la forme de reportages et de magazines sur la criminalité, plus ou moins tapageurs.
À l'inverse, lorsque le cinéma s'attaque à des enquêtes, il préfère généralement se passer de la bonne vieille figure du flic ou de la magistrate. Nombreux sont les films (12%, sixième du classement) où un personnage part à la recherche de quelqu'un ou de quelque chose, sans avoir immédiatement recours à des uniformes. Dans Zombi Child, le rôle d'enquêtrice est confié à une enfant; dans Le Mystère Henri Pick, à un critique littéraire; dans Corporate, à une inspectrice du travail... Comme les films d'aventure, l'enquête promet de nombreux rebondissements et sort le public de son quotidien. D'où, sans doute en partie, ce choix fait par les scénaristes.
Dans tous les cas, l'idée qu'il y aurait un seul cinéma français sur lequel il serait bon de taper n'a pas vraiment de sens. Tant dans les genres (comédie, drame, action...) que les types de sujets abordés, il se révèle bien plus divers que certain·es ne le prétendent. En décalage par rapport aux séries télévisées classiques, il s'intéresse en priorité à ce qui occupe notre cerveau 90% du temps: la famille, les amours, le travail.
Évidemment, cette diversité n'est pas un gage de qualité en soi, le traitement d'un sujet comptant pour beaucoup dans la réception d'une œuvre. Mais elle montre a minima que notre industrie est complexe et, dans une certaine mesure, à l'image du public à qui elle s'adresse.
Dernières remarques en guise de générique
Pour conclure, voici quelques brèves remarques qui complètent le tableau:
- En plus des films d'aventure (troisième position) ou d'enquêtes (sixième place), le cinéma français invente régulièrement des dystopies ou des histoires où la réalité se déforme (treizième au classement), signe qu'il aime aussi travailler sur les imaginaires et pas seulement sur le réel-qui-cogne. Quelques exemples: Mon inconnue, Bis, Vif-Argent, Les Garçons sauvages.
- Les films sur l'école, le lycée ou la fac sont finalement assez peu représentés (dix-huitième position), alors qu'ils ont tendance à bien réussir au box-office (La Vie scolaire, Les Profs 2, L'École buissonnière).
- La France des campagnes est davantage présente à l'écran que la France qui réside dans les banlieues (douzième contre quatorzième place), alors que le nombre d'habitant·es y est moindre.
- On préfère légèrement parler de vacances (neuvième place) plutôt que de politique (numéro dix).
- Enfin, et cela va peut-être dans le sens d'Éric Neuhoff, le graphique montre qu'une catégorie est surreprésentée par rapport à sa place dans la vie de tous les jours: la création artistique. Près de 12% des films mettent au centre de leur intrigue une discipline artistique ou littéraire (Edmond, J'irai où tu iras, Gauguin, D'après une histoire vraie). On peut l'interpréter de différentes façons, mais c'est sans doute le signe que le cinéma aime réfléchir sur l'art en général, et sur lui en particulier. Réflexivité ou narcissisme? Chacun·e se fera son opinion.
Le classement complet
Par ordre de popularité, voici le classement des vingt-huit catégories:
1. Famille
2. Couple en crise
3. Aventure
4. Travail / vie associative
5. Drague / histoire naissante
6. Enquête / braquage
7. Création artistique
8. Amitié
9. Vacances
10. Deuil
11. Politique / histoire politique
12. Milieu rural
13. Dystopie / fantastique
14. Banlieue
15. Animaux
16. Lutte des classes
17. Handicap / maladie
18. Milieu scolaire
19. Police
20. Religion
21. Voisin / vivre ensemble
22. Sport
23. LGBT
24. Maghreb
25. Terrorisme
26. Prison
27. Justice / procès
28. Psycho
1 — En tant qu'autrice de l'enquête, je suis consciente des possibles biais de l'exercice ou de ses angles morts. Toutefois, j'ai pris soin de la mener avec le plus d'honnêteté et de rigueur possible et espère que le lecteur lui en saura gré. Pour des raisons pratiques, j'ai dû m'en tenir à l'étude de trois années de sorties en salles, mais il serait passionnant de mener l'enquête sur du plus long terme. J'ai choisi de traiter les années 2015, 2017 et 2019 pour avoir un peu plus de profondeur d'analyse. Les 530 films sont ceux mis en avant par Wikipédia; il en manque sans doute quelques-uns, mais la France sortant 220 films (dont des documentaires) chaque année, ces chiffres sont quand même assez proches de la réalité.Pour connaître l'objet de ces films, j'ai croisé plusieurs sources: Wikipédia, Allociné et les bandes-annonces. Retourner à l'article