La scène se déroule il y a deux ans, en Bretagne. Mélanie*, 35 ans, journaliste, se promène alors en ville avec son compagnon. Un passant l'interpelle. «Le mec ne s'adresse qu'à moi: “Bonjour Madame, excusez-moi, je cherche la rue…” Ça n'était pas très compliqué. Je lui indique le chemin à prendre.»
L'histoire aurait pu s'arrêter là, et être oubliée aussitôt. Mais, si Mélanie n'a pas gommé ce moment de ses souvenirs et l'a même immédiatement inscrit dans un petit carnet, c'est parce que son conjoint, dont elle est aujourd'hui séparée, est ensuite intervenu dans la conversation. «Il a redit quasi mot pour mot ce que je venais de dire. J'ai trouvé ça assez ubuesque, surtout que le mec ne lui avait rien demandé. Et ça m'a suffisamment énervée pour que je note l'anecdote!»
C'est bien normal: Mélanie a été victime de manswering –un néologisme que je crée pour l'occasion, le fait qu'un homme (man, en anglais) réponde (answer) à la place d'une femme à une question qui était nommément adressée à cette dernière étant une forme de confiscation de la parole qui se rapproche du mansplaining comme du manterrupting. Cette intervention non sollicitée n'a rien de dérisoire: derrière elle, il est question de rapport de pouvoir.
On en entendra rétorquer que le phénomène n'a rien de genré voire de masculin, qu'elles et ils ont été témoins de cas où c'étaient les femmes qui s'exprimaient à la place de leur conjoint. Évidemment, c'est possible. Mais si l'exemple qui vous vient en tête pour contrer l'existence du manswering, ou du moins affirmer la coexistence (voire la prééminence) du womanswering, contient une réplique ressemblant à «Non, non, Rémi n'ira pas boire des bières avec vous demain, il doit terminer la rénovation de la cuisine d'abord», ayez conscience que cette prise de parole féminine révèle davantage la charge mentale à l'œuvre au sein de ce couple.
Il serait en effet erroné d'y voir une affirmation de l'autorité (domestique) de la womanswereuse en question, qui s'octroie alors la parole en tant que super-intendante de la maisonnée et de l'agenda commun –voilà pourquoi il arrive aussi que des hommes, ne sachant quoi répondre à une question personnelle qui leur est posée, se tournent, en quête d'éléments de réponse, vers leur conjointe.
Autre script possible, observé empiriquement par la linguiste Deborah Cameron, entre autres autrice de l'ouvrage The Myth of Mars and Venus: Do Men and Women Really Speak Different Languages?, paru en 2007: «Généralement, c'était parce que les hommes ne se donnaient pas la peine de répondre et que les femmes voulaient compenser leur impolitesse.» Pas grand-chose à voir donc avec l'exemple de manswering rapporté par Mélanie.
Comportement reconnu
Problème: impossible de convoquer des chiffres pour savoir précisément et statistiquement si les hommes ont davantage tendance que les femmes à répondre à la place d'une personne du sexe opposé et quelles sont les motivations de cette élocution confiscatoire. «Je ne sais pas à quel point ce phénomène est répandu, précise la chercheuse en linguistique et féministe. Et je pense qu'il serait difficile d'enquêter méthodiquement sur ce thème.»
Pour cela, il faudrait en effet recruter des volontaires acceptant d'enregistrer leurs conversations spontanées. Envisageable. Mais ce scénario de manswering (ou de womanswering) ne peut naturellement se produire à chaque discussion entre au moins trois personnes…
En bref, «obtenir une quantité suffisante de données “naturelles” est difficile d'un point de vue logistique, il faudrait enregistrer une centaine de rencontres pour avoir juste quelques exemples». Or, pour pouvoir généraliser, il faut davantage qu'une poignée d'occurrences.
Autre possibilité: procéder à des enregistrements en laboratoire en modélisant les interactions, afin de voir à quelle fréquence surgit cette éloquente mainmise verbale. Sauf que ce cadre de simulation en laboratoire risquerait d'influencer fortement les comportements.
«Le manswering est une forme d'infraction (la règle étant, si A pose une question à B, c'est à B de répondre, pas à C) et, en laboratoire, les hommes auraient plus tendance à éviter de se mêler de la conversation que dans une situation sociale ou professionnelle plus classique», ponctue la professeure de sciences du langage et de la communication à Oxford (Angleterre). Quand on se sait observé·e, on prête davantage attention aux normes en vigueur ainsi qu'à leur respect.
On se passera donc de données chiffrées et de pourcentages, «ce qui ne veut pas dire que le manswering n'existe pas», insiste Deborah Cameron: «À ma connaissance, personne n'a réalisé d'étude sur le mansplaining non plus, pour la même raison que vous ne pouvez pas prévoir avec précision ce comportement afin de recueillir des données de manière méthodique; mais, aussitôt que cela a été nommé, les gens ont instantanément su de quoi il retournait.»
Hiérarchie stéréotypée
Pauline, 39 ans, qui travaille dans la culture, est en effet familière de ce procédé de capture verbale. «De ce que j'ai vécu, ça arrive de façon très régulière, même si je n'ai pas d'exemple précis.» Idem pour Annabel*, 28 ans, qui exerce quant à elle dans la biérologie: «Je crois qu'on a toutes une petite expérience.»
La sommelière de la bière, autre nom donné aux spécialistes de cette boisson alcoolisée, a en tête une illustration bien précise de cette attitude. C'était lors d'une dégustation, dans un grand bar. Positionnée derrière le comptoir, elle voit s'approcher un jeune couple hétéro et commence à prendre sa commande. Et l'homme de répondre pour l'entité conjugale: «Moi, je vais prendre celle-ci et, elle, elle va prendre un truc un peu fruité.»
Ambiance doublement stéréotypée, comme si, en tant que femme, on ne pouvait s'aventurer en dehors des boissons prétendument pour filles. Reste que ce jour-là, Annabel ne dispose pas de bières au goût sucré, ni rappelant la saveur d'un fruit.
Elle fait alors goûter à la femme une bière acide, pour le coup absolument pas fruitée mais qui, habituellement, «aide à convaincre ceux qui n'aiment pas la bière, parce qu'elle n'est pas du tout amère, mais plus proche d'un vin blanc sec avec des bulles». Bingo. La jeune femme revient peu de temps après, seule, au bar, lui en commander une. Preuve supplémentaire que son copain avait pris la parole à mauvais escient.
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Automatisme factuel
Pour autant, les intentions de cet homme n'étaient pas forcément mauvaises. Il peut certes s'être senti habilité à répondre pour sa compagne et l'avoir concrètement empêchée de parler, mais il a pu aussi vouloir, face à une hésitation décelée, un malaise pressenti ou une timidité bien connue, la protéger et la tirer d'embarras.
«Très souvent pour la bière, les femmes ont tendance à dire “j'y connais rien”, elles s'excusent de ne rien savoir», constate Annabel. Outre souligner un rapport asymétrique, puisqu'un appui est jugé nécessaire, cela peut aussi être un tic de langage.
Comme on le lit dans Men, Women and Everyday Talk (2003), de la sociolinguiste Jennifer Coates, professeure émérite de langue et de linguistique anglaises à l'université anglaise de Roehampton, les usages conversationnels amicaux des hommes et des femmes ne sont pas forcément les mêmes: «Toutes les discussions supposent des échanges d'information, mais, dans les discussions entre amies, l'échange d'information est moins un objectif de la conversation que l'établissement et le maintien de bons rapports sociaux.»
Entre amis et dans un groupe exclusivement masculin, c'est différent: l'information a davantage de poids et les questions sont perçues comme une demande de renseignement factuel, et non un moyen de créer du lien.
Peut-être alors que, par automatisme, des hommes, entendant une question qui ne leur est pas adressée et dont ils ont (ou pensent détenir) la réponse, se permettent d'intervenir. Après tout, si l'essentiel est que l'information soit donnée…
Rapport de pouvoir
Reste que, même si cette prise de parole a eu lieu sans arrière-pensée, cela peut être perçu comme désobligeant. «Ça m'a vraiment choquée», ponctue Annabel. «On considère que la personne à côté est moins importante que la réponse, c'est dévalorisant», résume la psychosociologue Dominique Picard, notamment autrice du «Que sais-je?» Politesse, savoir-vivre et relations sociales, dont la sixième édition est parue en 2019.
S'il est déplacé et inconvenant de répondre à la place de quelqu'un d'autre, comme le signalait Deborah Cameron, parler de quelqu'un à la troisième personne du singulier en sa présence amplifie le caractère déplaisant de cette attitude.
«On prend le pouvoir et on rabaisse l'autre, on institue un rapport de places hiérarchique, détaille Dominique Picard. Dans le cas où un homme et une femme sont dans une pièce et où une troisième personne s'adresse à la femme en lui disant “Que puis-je pour vous?”, si l'homme répond “elle cherche les toilettes”, “elle voudrait un whisky-soda” ou “elle a rendez-vous avec X”, c'est une situation dévalorisante: cela signifie soit que la femme n'est pas capable de répondre elle-même, soit qu'elle a tellement peu d'importance qu'il est incongru d'attendre qu'elle réponde elle-même et qu'elle a donc besoin d'un tuteur. Que ce soit conjoncturel, sur un point où la personne n'est pas jugée légitime, ou d'une façon générale, c'est le signe d'un rapport de pouvoir.»
Pas étonnant que, dans une société encore très patriarcale, les hommes, en position de pouvoir, commettent cette soustraction expressive.
«Non-personnes»
Il ne s'agit pas de rabaisser volontairement. Mais cette réaction automatique en dit long: cela revient à agir comme si l'on était la seule personne en présence, à considérer spontanément dans cette optique que, si une question est posée, elle s'adresse à nous et qu'il convient d'y répondre, comme si l'autre, tout compte fait, ne se trouvait pas à côté et n'existait pas.
Or, «quand quelqu'un est présent mais considéré comme absent, c'est ce qu'on appelle en psychologie sociale une “non-personne” –un concept inventé par Erving Goffman», précise la spécialiste des relations sociales, qui est également co-autrice de l'ouvrage Relations et communications interpersonnelles (dont la dernière édition date de 2015).
C'est parfois le cas des enfants, qu'on croit souvent imperméables aux conversations entre adultes. C'était autrefois le lot des domestiques dans les grandes maisons –on n'allait pas les remercier de servir à table, on agissait comme si le plat apparaissait par magie. C'est encore la situation dans de nombreux métiers de service, au restaurant comme dans les taxis, où les conversations se poursuivent sans gêne en présence des personnes employées.
Dans ces configurations, ce n'est, par convention, pas insultant: on ne tient pas compte de ces individus en raison de leur fonction, «c'est lié à leur statut» et non à leur individualité.
En revanche, quand ce n'est ni l'uniforme ni le service effectué qui conduit à agir de la sorte, «on se sent ignoré·e: c'est une négation de ce qu'on est et c'est très violent, parce que l'image et la conscience que l'on a de soi, son identité, on se la fabrique toute sa vie en partie à travers le regard des autres», spécifie la psychosociologue.
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Expertise discréditée
C'est bien ce qu'a éprouvé Mélanie lorsque son conjoint a redonné la direction au passant la lui ayant demandée à elle: «Ça annihilait ma personne. C'était comme si je m'étais exprimée en chinois et que le mec n'avait rien compris, comme si ce que je venais de dire n'était pas digne d'être formulé ou entendu par la personne et n'avait aucune valeur. C'est comme ça que je l'ai ressenti: ça délégitimait ma parole, et effectivement un peu ma personne.»
Pauline en a la même interprétation. «Je pense que c'est lié à la valeur qu'on accorde à la parole d'une femme, qui est souvent discréditée: on estime qu'elle n'a pas le même sérieux que la parole de l'homme, qui sera posée et réfléchie, qu'elle a une forme de frivolité. Puisque l'on ne serait pas sur le terrain de la raison, on est invalidées comme personne ayant une autonomie. Si moi je parle, je ne serai entendue que lorsqu'un homme à côté de moi aura reformulé. C'est comme si la bande passante était mauvaise.»
Si Pauline a commencé par se remettre en question et a interrogé sa façon de communiquer, elle a réalisé que ce manswering était, chez certaines personnes, «systématique» quand des femmes s'exprimaient, «et par ailleurs allait de pair avec quelques remarques sexistes».
Annabel remarque aussi que le sujet de la conversation peut jouer. «Les hommes ont tendance à croire qu'ils sont experts en alcool, il y a beaucoup de mansplaining dans ce milieu.» Ce qui est propice au surgissement du manswering aussi.
Dans le cadre de formations sur la bière qu'elle donne à de futur·es cavistes, il est arrivé que quelqu'un lui pose une question à laquelle elle n'a même pas eu le temps de répondre, un homme parmi la dizaine de personnes suivant la formation l'ayant déjà fait à sa place. Et jamais une femme. «Bien souvent, il est lillois ou belge. Et en plus c'est souvent pour dire des conneries. C'est très déstabilisant.»
Preuve que le contexte sociétal et ses relents misogynes sont un bon terreau pour faire éclore cette posture. Et que, loin d'être de banales et parfois factuelles réponses, ces répliques montrent, en pointillé, qui a voix au chapitre.
* Le prénom a été changé.