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Ismael Qaani, une ombre jetée sur l'Iran

Temps de lecture : 11 min

Nommé chef de la Force Al-Qods par le guide suprême iranien après la mort du général Qassem Soleimani, l'homme est décrit comme plus mystérieux et moins disert que son prédécesseur.

Ismael Qaani, successeur de Qassem Soleimani, le 9 janvier 2020 à Téhéran lors d'une cérémonie d'hommage au général décédé. | Leader Office / AFP 
Ismael Qaani, successeur de Qassem Soleimani, le 9 janvier 2020 à Téhéran lors d'une cérémonie d'hommage au général décédé. | Leader Office / AFP 

On le décrit volontiers comme une ombre, comme un homme secret. L'Iranien Ismael Qaani a effectivement longtemps officié dans l'obscurité, préférant les pseudonymes et les zones d'ombre aux projecteurs plébiscités par son prédécesseur, le général Qassem Soleimani. Ce dernier ayant été tué le 3 janvier par une frappe aérienne américaine, Qaani vient d'être officiellement désigné comme le nouveau chef de la Force Al-Qods, unité d'élite du Corps des Gardiens de la révolution islamique.

Héros de la guerre Iran-Irak dans les années 1980, un temps chef adjoint de l'unité de contre-espionnage et de la Force Al-Qods, Ismael Qaani est dépeint comme un dur, un homme fasciné par le martyr et dont les rares interviews montrent une appétence pour les symboles épiques spirituels.

Comme de nombreux cadres des Gardiens, Qaani s'engage dans le corps d'élite paramilitaire au moment des premiers balbutiements de la révolution iranienne, entre 1979 et 1980. Il fait partie de ces milliers de jeunes iraniens fascinés par l'imam Khomeini et hostiles au régime du shah, jugé corrompu par la forte influence américaine.

«Ils sont fils d'épiciers ou de petits fonctionnaires. Leurs parents sont d'origine modeste et sont de bons musulmans. Ce qui rassemble les premiers Gardiens de la révolution, c'est un rejet de l'impérialisme américain, l'islam comme seule valeur morale, un très fort nationalisme et une totale fidélité au guide suprême», analyse Bernard Hourcade, chercheur spécialiste de l'Iran au CNRS.

Ismael Qaani effectue déjà son service militaire lorsque la toute fraîche République islamique fait face à ses premières contestations. Il est alors envoyé dans le Kurdistan iranien, où des rebelles mettent en péril l'unité nationale. Quelques mois plus tard, c'est l'invasion irakienne qu'il faut repousser.

Comme d'autres cadres historiques des Gardiens (Hossein Salami, Mohammad Ali Jafari ou Mohsen Rezaï), il est alors dépêché dans le sud-ouest du pays pour libérer la région du Khouzistan et la ville de Mehran, frontalière avec l'Irak.

Attaques chimiques, horreur des tranchées, offensives meurtrières: Ismael Qaani fait l'expérience d'une guerre qui fera environ 680.000 victimes (480.000 Iranien·nes, 150.000 Irakien·nes et 50.000 Kurdes). L'homme se blesse aux yeux et aux pieds, mais combat avec courage.

Le natif de Bodjnourd commande alors la brigade de l'imam Reza et la cinquième brigade Nasr. Les soldats qu'il contrôle viennent de sa région natale, le Khorassan, situé au nord-est du pays, à la croisée des frontières turkmène et afghane. Au sein de ses bataillons, il supervise également des tribus chiites afghanes. Ce rapport à l'Afghanistan va conditionner la suite de sa carrière au sein des Pasdarans.

Fascination guerrière et spécialisation afghane

Lors de la Défense sacrée (nom donné à la guerre Iran-Irak), Ismael Qaani fait la connaissance de Qassem Soleimani. «Nous sommes camarades de combat [et étions] devenus amis sur le champ de bataille. Tous les deux, nous sommes des enfants de la guerre», racontera-t-il un jour à l'agence de presse iranienne IRNA.

«Après le conflit Iran-Irak, il s'est créé des liens d'affection et d'amitié dans cette première génération des gardiens», précise Azadeh Kian, professeure franco-iranienne de sociologie politique à l'Université de Paris.

Sous-entraînés, sous-équipés, les volontaires des Gardiens de la révolution apprennent l'art de la guerre sur le tas. Leur détermination et leur patriotisme font des merveilles contre l'armée irakienne réputée, à l'époque, pour être la plus puissante du monde arabe. «[Nos hommes] voyaient tous les autres se faire tuer mais quand on leur ordonnait d'y aller, ils n'hésitaient pas. Un chef considère ses soldats comme ses enfants et le soldat considère que l'ordre qu'il reçoit vient de Dieu et qu'il doit l'exécuter», déclare Qaani lors d'une rare interview accordée à un organe de presse iranien.

Ce sont en grande partie les Gardiens qui empêchent alors une invasion de Saddam Hussein. À la fin de la guerre, les survivants sont érigés en héros. Ismael Qaani ressort grandi de ces huit années de conflit. Selon Ali Khamenei, l'actuel guide suprême, «il a été parmi les commandants des Gardiens les plus distingués pendant la Défense sacrée».

Peu diplômée, peu ouverte sur le monde extérieur, mais profondément aguerrie militairement et stratégiquement après ces années éprouvantes, la première génération des Pasdarans grimpe dans la hiérarchie interne et étend son influence dans le pays.

Les religieux, au pouvoir depuis presque dix ans déjà, se méfient du retour à la vie civile de ces héros devenus puissants. «Ils les ont dissuadés de faire de la politique en échange d'une partie de l'industrie nationalisée à l'époque du shah», révèle Bernard Hourcade.

À mesure que l'Iran se crispe avec Israël, une partie de l'Occident et un monde arabe sunnite qui craint de probables exportations de révolutions chiites, les Gardiens se structurent. C'est ainsi qu'en 1990, la Force Al-Qods [appellation arabe de Jérusalem, ndlr] voit le jour. Cet ensemble de brigades spécialisées dans les opérations à l'étranger est chargé d'exporter la révolution iranienne en Orient, et de créer des réseaux terroristes et de propagande dans le monde afin de servir les intérêts du pays.

En 2007, Ismael Qaani rejoint la Force de Jérusalem, appelée ainsi pour rappeler l'objectif d'une reprise de la ville sainte aux sionistes. Alors que son supérieur, le général Qassem Soleimani, se charge de l'axe Irak-Syrie-Liban, Ismael est sommé de défendre les intérêts iraniens au Pakistan et en Afghanistan.

À la fin des années 1990, les talibans ont pris le pouvoir alors qu'Al-Qaida fait la navette entre les deux pays. L'intervention de l'OTAN n'a pas pacifié l'Afghanistan, et une branche de l'organisation État islamique appelée Wilayat Khorasan s'implante aux frontières de l'Iran dès l'automne 2014.

«Leur porte-parole, Al-Adnani, déclarait que ses militants étaient prêts à “transformer l'Iran en bain de sang”», raconte Jonathan Piron, historien, spécialiste de l'Iran au sein du think tank Etopia. «La présence d'un groupe de l'EI-Khorasan en Afghanistan est vu comme une menace, rejoignant des objectifs défendus par les talibans.»

En parallèle, à mesure que les puissances étrangères quittent l'Afghanistan, les États-Unis maintiennent des bases et une forte présence militaire. À l'est, l'Iran se retrouve alors potentiellement menacé par les États-Unis et Daech.

Rapprochement avec les talibans et maintien de Bachar

Ismael Qaani et Al-Qods actent alors un rapprochement pragmatique avec les talibans, qui font front contre les deux ennemis iraniens. L'approche de Téhéran envers le groupe insurrectionnel sunnite change en 2007, année de l'arrivée du natif de Bodjnourd au sein de la Force Al-Qods.

«C'est en décembre 2018 que l'Iran a officiellement reconnu entretenir des relations avec les talibans, ce qui était un secret de polichinelle. Mais en réalité, c'est en 2007, après la signature par les États-Unis d'un partenariat avec Kaboul permettant aux forces américaines de rester dans le pays, que l'Iran s'en rapproche», confirme l'historien Jonathan Piron.

Le chef adjoint d'Al-Qods aurait alors organisé des convois d'armes à destination des talibans et aurait facilité l'ouverture d'une représentation du groupe insurrectionnel dans la ville iranienne de Zahedan dès 2012.

«Le soutien aux talibans permet à l'Iran de continuer à malmener les États-Unis tout en obligeant Washington à maintenir sa présence, un Afghanistan dysfonctionnel sans loi et chaotique n'étant pas dans l'intérêt de l'Iran. Ensuite, l'Iran suit une dynamique lancée par d'autres acteurs. Le Pakistan, l'Arabie saoudite, les États-Unis et la Chine ont tous ouvert des voies de communication clandestines avec les talibans. Téhéran ne souhaite donc pas être marginalisé», analyse Jonathan Piron.

Si Ismael Qaani se concentre sur les frontières est de l'Iran, il s'investit également en Syrie, où l'homme paraît déterminé à intervenir davantage militairement que son prédécesseur Qassem Soleimani. En 2012, il est d'ailleurs l'un des premiers à vendre la mèche de l'officieuse présence iranienne pour maintenir Bachar el-Assad, à l'époque en grande délicatesse.

À l'Agence de presse des étudiants iraniens (ISNA), il déclare que «si la République islamique n'avait pas été présente en Syrie, les massacres de son peuple auraient été beaucoup plus nombreux». Ces confessions ne sont cependant pas restées très longtemps sur le site web de l'ISNA, Ismael Qaani ayant en effet révélé, par mégarde, la dimension militaire de la présence iranienne en Syrie, contredisant ainsi le discours officiel qui assurait n'avoir jusque-là qu'un rôle «consultatif».

Une bévue apparemment sans conséquence, puisqu'Ismael Qaani obtient par la suite un rôle important dans le maintien de Bachar el-Assad en Syrie. Même si Qassem Soleimani est dépêché au plus près des combats de ses forces, établissant les stratégies avec la Syrie et Vladimir Poutine, comme lors de sa visite décisive à Moscou en 2015, Ismael Qaani contribue lui aussi à la formation de la Brigade des Fatimides.

«La Force Al-Qods a recruté dans la communauté hazara (composée de chiites afghans) réfugiée en Iran, et même parfois directement en Afghanistan chez les Hazaras. Cette unité, aujourd'hui de la taille d'une division, a engagé des milliers d'hommes en Syrie: elle est toujours présente dans l'est du pays, dans le désert et autour de la ville d'Al-Boukamal près de la frontière irakienne», expose Matteo Puxton, analyste du conflit syrien et du conflit irakien, spécialiste de la propagande militaire du groupe État islamique.

Aujourd'hui, ces chiites hazaras recrutés en Iran et en Afghanistan formeraient un contingent d'environ 30.000 hommes. Après le Hezbollah, c'est la milice étrangère, pro-régime Assad, la plus imposante en Syrie.

Dans une interview accordée en 2017 au média iranien Young Journalists Club, Ismael Qaani ne cache pas son admiration pour la milice afghane hazara: «Les Fatimides sont un groupe d'hommes courageux, qui ne voient aucune limite à la défense des valeurs islamiques. Ils font partie des combattants qui se sont battus pour défendre l'islam à divers endroits. Partout où l'appel de Fatima Zahra (fille du prophète) a résonné dans leur cœur, ils se sont levés et ont ignoré la géographie, la terre, les frontières, l'ethnicité, le nom, le statut pour défendre les valeurs [de l'islam].»

Un profil encore plus conservateur

La parole d'Ismael Qaani est plutôt rare et ses apparitions médiatiques très sporadiques. Contrairement à son prédécesseur, il ne se distingue pas par son aisance face aux caméras et aux objectifs.

Quand son supérieur hiérarchique s'affichait, tout sourire, sur des selfies de miliciens en Syrie et en Irak, Ismael Qaani reste quant à lui terré dans l'ombre, préférant son bureau orné de visages d'inconnus morts en martyrs.

Lors des ses déplacements en Afghanistan, il lui arrive d'ailleurs d'emprunter une fausse identité, préférant faire preuve de discrétion. En 2018, à l'occasion d'un voyage secret dans la province afghane de Bâmiyân, à majorité hazara, l'homme est photographié à plusieurs reprises aux côtés de Mohammad Tahir Zuhair, le gouverneur. Contacté le 9 janvier dernier par Radio Free Afghanistan, le responsable local assure que le général s'est présenté comme un certain Ismaili, ambassadeur adjoint d'Iran en Afghanistan. L'homme dit ignorer que cet Ismaili est bel et bien le chef adjoint de la Force Al-Qods.

«Nous avons été informés par Kaboul qu'une délégation iranienne venait à Bâmiyân pour visiter un hôpital qui était en train d'être construit avec des fonds iraniens», a révélé Zuhair à Radio Free Afghanistan. «Ils sont allés directement de l'aéroport à l'hôpital où ils sont restés pendant environ quarante-cinq minutes, puis ils sont venus à mon bureau. J'ai eu des entretiens avec eux pendant environ dix minutes. Ils nous ont assuré que la construction de l'hôpital s'achèverait rapidement.»

Deux jours avant, l'ancien ministre des Affaires étrangères par intérim, Idrees Zaman, faisait savoir par un communiqué que Kaboul enquêtait sur les raisons d'une telle visite occultée: «À ce stade, je peux vous assurer qu'il n'a jamais été ambassadeur adjoint en Afghanistan.»

Secret et plus effacé, Ismael Qaani laisse entrevoir également une autre différence avec Qassem Soleimani. Alors que le défunt général n'avait pas de mal à s'afficher avec le camp des réformateurs, entretenant une relation cordiale avec Mohammad Djavad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères et symbole du camp adverse, son successeur paraît moins ouvert à la cohabitation.

C'est d'ailleurs lui qui, en février 2019, planifie la venue surprise du président syrien Bachar el-Assad à Téhéran. Pas prévenu par la Force Al-Qods, Zarif démissionne temporairement du gouvernement en signe de protestation. Interrogé, Ismael Qaani répond avec véhémence: «Ceux qui devaient en être informés le savaient, et ceux qui ne devaient pas ne l'ont pas été.»

En 1999, lors des manifestations étudiantes, le nouveau général de la Force Al-Qods exprimait déjà son hostilité envers les réformateurs en signant, avec vingt-quatre autres commandants des Gardiens de la révolution, une lettre adressée au président Mohammad Khatami, jugé selon lui trop proche des contestataires. Le document menaçait d'une plus dure répression et comportait ces lignes: «Nous manquons de patience.»

En 2011, dans une nouvelle lettre cosignée, il avait également pointé du doigt le responsable du secteur maritime des Gardiens de la révolution, Hossein Alayi, coupable selon lui «d'alliance et de sympathie» avec les «ennemis». Ce dernier avait osé critiquer la politique répressive de la République islamique dans un article d'opinion devenu populaire.

Au sein des dirigeants des Gardiens de la révolution, la tendance reste «conservatrice, voire ultra-conservatrice», selon la sociologue Azadeh Kian. «Ils ne sont jamais allés en Occident pour la plupart, en raison de leur présence sur la liste noire. Beaucoup ayant une totale méconnaissance du monde, il leur est plus facile de dire “à bas les Américains” qu'autre chose», constate Bernard Hourcade, chercheur au CNRS.

Cependant, les Pasdarans n'ont rien d'un corps monolithique. En 2009, lors de la sanglante répression des manifestations qui ont suivi la réélection présidentielle du conservateur Ahmadinejad, le corps des Gardiens de la révolution est secoué par de violentes tensions internes. Des enfants de certains cadres ayant participé aux manifestations sont arrêtés. Ce serait le cas du fils d'Ismael Qaani, même si l'intéressé nie l'information.

«Les gardiens les plus âgés ont dit: “On n'est pas là pour réprimer notre peuple, mais pour préserver l'intégrité territoriale de l'Iran.” Il y a eu une friction en leur sein», se rappelle Azadeh Kian. Impossible de savoir quelle fut la position de la nouvelle figure des Pasdarans.

«Si Qaani a obtenu ce poste maintenant, c'est pour ce qu'il a fait pour notre pays. Il a des valeurs qui ont compté et qui ont été remarquées chez nous. On ne promeut jamais au hasard quelqu'un à ce poste. Dans les années qui ont suivi la révolution islamique, nous avons gouverné et su maintenir la révolution alors que nous avions tant d'ennemis. Qaani y a contribué, et c'est logique qu'il soit récompensé», confie un haut cadre des Gardiens de la révolution à Slate.fr.

Alors qu'Hossein Salami, commandant en chef des Pasdarans, fait partie du camp très conservateur, et tandis que Hossein Taeb, à la tête du service renseignement de l'institution, est lui aussi perçu comme un dur, on voit mal comment Ismael Qaani pourrait être un hors-sol. À l'heure où le camp des réformateurs, incarné par le président Hassan Rohani, traîne comme un boulet l'échec des négociations sur le nucléaire, un retour en force sur l'échiquier politique des conservateurs et de certains Pasdarans est à redouter.

Les élections législatives prévues à la fin février pourront donner un ordre d'idée de la situation. Le choix d'Ismael Qaani par le guide suprême Ali Khamenei est en tout cas fidèle à l'actuelle conjoncture politique iranienne.

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