Le monstre du Loch Ness puise ses origines dans le folklore écossais et la figure des kelpies, ces chevaux légendaires qui kidnappent dans leur royaume sous-marin les promeneurs peu vigilants. Quant à la première mention d'une étrange créature dans les eaux du lac, elle se trouve dans la Vie de Saint Colomba. Écrit au VIIe siècle, ce livre retrace la vie du moine éponyme, qui christianisa l'Écosse 200 ans plus tôt.
En chemin pour rencontrer le roi des Pictes, Saint Colomba aurait assisté, sur les rives du Loch, à l'enterrement d'un homme terrassé par un monstre géant sorti des eaux. Après avoir ramené le pauvre homme à la vie, Colomba, saint mais pas téméraire, ordonna à l'un de ses fidèles compagnons d'aller nager au milieu du lac.
Ce qui devait arriver arriva... N'appréciant guère que l'on ose troubler sa demeure, la créature jaillit, prête à en découdre. Le moine chassa alors tout simplement la bête d'un lapidaire mais efficace «Tu n'iras pas plus loin!». D'après le National Catholic Registrer, plus ancien journal catholique des États-Unis, cette rencontre stupéfia tous ceux qui y assistèrent, à commencer par «Nessie, qui en resta bouche bée» et s'en retourna comme il était venu. Un coup de pouce bienvenu pour la mission évangélique de Saint Colomba, qui baptisa dans la foulée le roi des Pictes.
De la rumeur à la Nessiemania
Outre quelques apparitions au cours des siècles suivants, il faut attendre les années 1930 pour que la Nessiemania prenne son envol. En 1933, la créature est aperçue par deux couples au volant de leur voiture, à seulement deux mois d'intervalle. Bientôt, curieux et journalistes affluent vers le Loch. En cette période de crise économique, la rumeur d'un monstre peuplant les contrées écossaises réjouit le public, déjà fortement marqué cette même année par l'apparition d'un autre monstre qui triomphe sur les écrans: King Kong.
À l'époque, la théorie en vogue est celle d'un animal reptile et les témoignages évoquant le plus souvent une créature à long cou, on penche pour le plésiosaure, vertébré aquatique qui vécut ses grandes heures au Jurassique. Comment a-t-on pu sciemment envisager qu'un animal éteint il y a 65 millions d'années ait élu domicile dans les eaux du Loch Ness?
Avant d'en rire, il faut se rappeler qu'au début du XXe siècle, l'on fit de nombreuses découvertes zoologiques liées à un très lointain passé. En 1938, le cœlacanthe, poisson qu'on pensait éteint depuis la fin du Crétacé, réapparut dans les filets d'un pêcheur sud-africain, provoquant la stupeur de la communauté scientifique.
Un éléphant, ça trompe énormément!
La théorie du plésiosaure se renforçait lorsqu'en 1934, Nessie, qui avait jusque-là échappé aux paparazzades, est immortalisé par un cliché qui le rendra célèbre dans le monde entier. On y voit le monstre barbotant paisiblement au milieu du lac. Il s'agit en vérité d'un canular, ce que l'on apprendra seulement des décennies plus tard.
À la théorie du plésiosaure viendront s'en ajouter de nouvelles, et Nessie sera associé pêle-mêle à une otarie, à un esturgeon géant ou à de simples effets de vagues. Plus étonnant, l'éléphant, que l'on imagine pourtant mal séjourner dans les Highlands, fut un temps envisagé. Dans les années 1930, les cirques ambulants de la région avaient en effet pour habitude de laisser leurs animaux se rafraîchir dans les lacs environnants. La trompe d'un pachyderme aurait dès lors très bien pu être confondue avec le long cou du monstre.
Corroborant cette théorie, une anecdote rapporte qu'un célèbre directeur de cirque, Bertram Mills, aurait offert une récompense de 20.000 livres [2,3 millions d'euros actuels] à quiconque capturait le monstre, certain que personne n'y parviendrait.
Une traque mondiale
Malgré l'utilisation de sonars et de satellites, Nessie allait rester introuvable. Mais il en faudrait plus pour décourager les chasseurs du monstre, dont la communauté s'étend aujourd'hui de l'Écosse au Japon et qui peuvent observer le lac depuis leur ordinateur grâce à des webcams branchées vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Face aux démentis scientifiques, les chasseurs de Nessie ne sont jamais en mal d'explications. L'absence de carcasse? Simplement due à la froideur du lac et à la forte pression qui maintient les corps au fond. Une nourriture insuffisante? Plus grand lac d'Écosse, la biomasse du Loch Ness n'a jamais été formellement établie. Impensable qu'à l'ère des smartphones, personne n'ait pu prendre une photo authentifiable? La faute au réchauffement climatique, qui a réduit drastiquement la population de saumons et de truites et, partant, celle du monstre.
Il n'était donc pas étonnant que l'étude néo-zélandaise laisse les chasseurs incrédules. Sur internet, on souligne l'oubli dans les relevés ADN d'espèces dont la présence est pourtant attestée dans et autour du Loch, notamment les tritons, les gardons et les loutres. Cette taxinomie incomplète n'inclut pas non plus suffisamment d'échantillons prélevés dans les profondeurs du lac, alors que c'est précisément là que le monstre vivrait...
Parmi tous les chasseurs de Nessie, aucun n'a jamais fait montre de plus de dévouement et de ténacité que l'Écossais Steve Feltham. Cet homme, qui a consacré près de trente ans de sa vie à la poursuite du monstre, a accepté de répondre à nos questions.
L'appel du lac
Steve Feltham a 7 ans lorsqu'il croise la route de Nessie pour la première fois lors de vacances dans les Highlands. Sur la rive du Loch Ness, le petit garçon est intrigué par un camp de fortune: «Je me souviens encore de ce que j'ai ressenti en voyant la station d'observation et l'immense lentille de l'appareil photo.»
«Ces grandes personnes parties à la chasse au monstre» sont toutes membres du Loch Ness Investigation Bureau, un organisme d'enquête composé de volontaires chevronnés et qui fermera ses portes après dix ans d'existence, en 1972.
Nous sommes deux ans plus tôt et la famille Feltham s'apprête à quitter les Highlands pour prendre le chemin du retour. Afin d'occuper le petit Steve durant le long trajet, son père lui offre le dossier d'information édité par le Bureau. Une mine de photos et de témoignages, trésor inestimable que Steve Feltham conserve toujours «précieusement» près de cinquante ans plus tard.
«J'ai pensé que ça allait être facile, que je le reverrais bien assez tôt. J'ignorais seulement qu'il faudrait attendre vingt-sept ans.»
Alors que nombre de passions enfantines nouées au cours d'un été se défont la saison passée, celle de Steve ne cessera de grandir avec les années. Adulte, il travaille un temps comme potier, puis devient relieur, plus tard graphiste et «se plaît bien à ces métiers créatifs». Son cœur pourtant est ailleurs et dès que le calendrier l'y autorise, Steve prend la direction du Loch Ness.
À 25 ans et dans une relation «sérieuse» lui vient l'idée de «gagner un peu d'argent, afin d'acheter une maison, s'installer...» Il décide de rejoindre l'entreprise de son père, spécialisée dans les systèmes d'alarme. Mais voilà, il déteste le job: «Pendant mes tournées, il arrivait souvent qu'on m'invite à prendre le thé. La plupart de nos clients étaient âgés, ils me parlaient de leur jeunesse passée, de leurs rêves inassouvis, des choses qu'ils auraient aimé faire et m'encouragaient à trouver ma voie.» Ces confidences recueillies au hasard de sa tournée font forte impression sur le jeune homme. «J'ai eu peur d'avoir moi aussi des regrets. Je ne voulais pas passer à côté de ma vie et je savais que pour cela, il fallait que je consacre mon temps à faire ce qui me rend heureux.»
«Go find yourself a monster!»
Steve sait parfaitement ce qui le rendrait heureux. Et après trois années passées à installer des alarmes anti-cambriolage, il quitte sa copine, son job, vend sa maison et, un matin de juin 1991, prend la route à bord de son van, direction l'aventure. Le documentaire Desperately Seeking Nessie, diffusé en 1992 sur la BBC, suit Steve au cours des premières heures de son voyage. On y voit un jeune homme déterminé et enthousiaste, encourageant les gens qui le regardent «à partir, eux aussi, à la recherche de leur monstre».
Dans son entourage, la décision de Steve ne surprend pas vraiment. «Mes amis ont toujours su que je finirais par tout plaquer et partir. Ils s'étonnaient seulement que je prenne tant de temps à me décider.» Sa famille le soutient mais se montre tout de même un peu plus circonspecte: «Mes parents étaient persuadés que je ne passerais pas l'hiver.»
Une fois l'autorisation de se garer sur la rive du Loch obtenue, Steve, dans l'euphorie de l'été, savoure la nouvelle vie qui s'offre à lui: «J'étais libre, l'aventure pouvait commencer.» Ce qu'il aime par-dessus tout? «L'imprévisibilité. Les jours qui se suivent et qui ne se ressemblent pas.» Un sentiment qui perdure jusqu'à aujourd'hui. «Je n'ai pas vraiment de routine, confie le chasseur de monstre, en règle générale, je me lève vers 9-10 heures et si la météo le permet, je prends mon petit-déj' dehors en contemplant le lac.» Lorsque la brume ou le brouillard entrave sa visibilité, Steve fabrique des figurines de Nessie, qu'il vend ensuite aux touristes ou sur son site internet. Grâce à elles et à quelques donations, il arrive à financer son train de vie, plutôt frugal. Il n'a ni l'eau courante ni l'électricité.
Peu de temps après son installation, Steve aperçoit des gerbes d'eau intrigantes à la surface du lac. «J'étais médusé. À ce moment, j'ai pensé que ça allait être facile, que je le reverrais bien assez tôt. J'ignorais seulement qu'il faudrait attendre vingt-sept ans», explique-t-il en riant.
Son matériel lui a été recommandé et fourni par la BBC dès son arrivée. En contrepartie, il tournera une série de journaux de bord, diffusée sur la chaîne britannique et disponible aujourd'hui sur son site. Quand cela est possible, il part en vadrouille sur le lac. Après quelques années d'itinérance, il a choisi de s'installer au village de Dores, sur la rive sud, depuis lequel il estime avoir la meilleure vue possible.
Steve entretient avec la communauté scientifique des relations cordiales, notamment avec le fringant Adrian Shine, un biologiste marin qui a consacré de nombreux travaux au monstre du Loch Ness. Après tant de temps, il s'est attiré la sympathie des habitant·es, mais aussi de l'office du tourisme qui le nomme ambassadeur de l'année en 2016. «Je ne peux démentir que le monstre du Loch Ness est l'un des grands symboles de l'Écosse, à côté du whisky et des kilts. Qu'on me donne un prix, pourquoi pas, mais le soir de la cérémonie, j'ai bien insisté: je suis un chercheur indépendant avant tout.»
Ces années de chasse ininterrompues vaudront à Steve de recevoir un Guinness Record. «Je l'ai appris par hasard. Ça me fait plaisir, surtout que je peux dormir tranquille, je ne suis pas près d'être égalé.» Dernièrement, c'est RSA, une boîte de production cofondée par Ridley Scott, qui s'est prise d'intérêt pour l'histoire de Steve. Un clip TV serait en préparation.
Qu'avons-nous fait de nos monstres d'enfant?
Comme la formule des vies romanesques s'écrit souvent au fil d'événements contradictoires, à mesure que la passion de Steve Feltham grandit, le monstre, lui, rétrécit. Si le quinquagénaire ne s'aventure pas à certifier l'espèce de la créature (exit l'hypothèse du saurien dinosauresque), il penche désormais pour le gros poisson, plus précisément le silure glane, dont les plus beaux spécimens peuvent atteindre 2,5 mètres de long.
Comment expliquer que nous ne l'ayons jamais aperçu? «Plutôt que de parler d'un seul et unique monstre, il faudrait parler “des” monstres. Un groupe de femelles et de mâles, très timides, effrayés par le bruit et qui ne remontent que rarement à la surface.» Quant aux révélations de l'équipe néo-zélandaise, elles ne bouleversent pas la donne: «J'estime qu'on se trouve à mi-chemin. Parmi les échantillons d'ADN, 25% n'ont pu être identifiés. Voilà ce qui m'intéresse!»
On aurait pu croire qu'après toutes ces années de chasse infructueuse, Steve Felthman, perpétuel bredouille, soit gagné par la lassitude, le regret. «Jamais, pas une seule seconde, j'adore ma vie», rétorque-t-il, toujours enthousiasmé par le mystère, la liberté et la splendeur du paysage. Un rêve d'autant plus solide que ses racines remontent à l'enfance: «Il m'arrive encore, quand il se fait tard, de sortir du van, de m'asseoir pour contempler la brume sur le lac. Parfois, on peut entendre les cris des balbuzards et je dois me pincer pour me rappeler que tout cela est réel. Alors, je repense au petit garçon de 7 ans, à ce qu'il penserait en me voyant. Jamais il n'aurait pu imaginer... Et pourtant, je l'ai fait, je vis mon rêve.»
«J'essaie de lancer la rumeur qu'une créature lacustre hante la lagune de Venise... On verra bien si ça prend!»
Steve Feltham en est bien conscient: son choix de vie attise au mieux la curiosité, au pire l'incompréhension voire la moquerie. «Je ne m'attends pas à ce que les gens comprennent mon mode de vie, mais j'aimerais qu'ils sachent que, monstre ou pas monstre, ce n'est pas le plus important. En fin de compte, la seule chose que je voudrais qu'on retienne de mon expérience, c'est que si vous avez un rêve, aussi fou semble-t-il, ne le laissez pas s'envoler. Parfois des gens passent me voir pour me dire combien ils me sont reconnaissants. Mon histoire a été pour eux comme un déclic pour trouver le courage de mener la vie dont ils ont toujours rêvé.»
Lorsqu'on lui demande si la découverte de Nessie marquera la fin de l'aventure, Steve Felthman répond que «nullement, loin de là. Il y a plein de monstres sur la planète, j'ai d'ailleurs un petit faible pour Ogopogo [cousin canadien de Nessie, ndlr]. Quoiqu'à y réfléchir, je me verrais bien finir ma vie sous des cieux plus cléments. J'essaie de lancer la rumeur qu'une créature lacustre hante la lagune de Venise... On verra bien si ça prend!»
Monstres et compagnie
Et ce ne sont pas les monstres qui manquent... «Approche plutôt que science», la cryptozoologie est l'étude des animaux cachés, comme le rappelaient au micro de France Culture le biologiste Benoît Grison et le paléontologue Éric Buffetaut en octobre 2016. Au carrefour de la mythologie, de la zoologie et de la psychologie sociale, la cryptozoologie permet de tirer un trait d'union entre savoirs scientifiques et récits populaires. Au cours de l'histoire, de nombreux monstres se sont ainsi révélés être des espèces encore non répertoriées par les Occidentaux: l'okapi, l'ornithorynque, le gorille ou, plus récemment, la pieuvre géante qui se cache derrière le légendaire kraken...
Certains sont encore en phase d'élucidation. C'est le cas de nombreux hominidés tels les célèbres yéti et bigfoot. Dans nos contrées, où sévit jadis la cruelle Bête du Gévaudan, on rencontrerait encore les très poilus Basajaun et Basandere, qui ont élu domicile dans la forêt d'Iraty en Pays basque. Nettement moins sympathique, le mothman (l'homme «papillon de nuit») a terrifié la Virginie-Occidentale au cours des années 1960. Il s'agirait plus vraisemblablement d'une chouette lapone ou d'un hibou grand-duc. Mais celui dont on vous souhaite de ne jamais croiser la route reste l'olgoï-khorkhoï, un ver géant et écarlate qui peuple le désert de Gobi.
D'autres, malheureusement, n'ont pas su résister à l'épreuve du temps et sont passés aux oubliettes. C'est le cas du non moins truculent évêque de mer, mi-poisson, mi-homme d'Église, qui avait pour coutume d'exercer ses fonctions ecclésiastiques auprès de la grande communauté de tritons et de sirènes. Mais, qui sait, peut-être réapparaîtra-t-il? D'après de récentes rumeurs, on l'aurait vu prêcher du côté de la cité des Doges...