Dans les sondages sur le caucus de l'Iowa, la première élection de la primaire démocrate pour la présidentielle de 2020 dont les résultats sont attendus, le sénateur du Vermont Bernie Sanders était au coude-à-coude avec Joe Biden. Le candidat, qui se revendique socialiste démocratique, mène également dans le New Hampshire, le deuxième État à voter pour la primaire.
Mais alors qu'il bénéficie d'un regain de popularité, Sanders est attaqué par de nombreuses personnalités démocrates qui le présentent comme un candidat sexiste et pas assez engagé sur les questions d'antiracisme.
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Privilège blanc et masculin
Un incident datant de février 2019 illustre bien cette tension: lorsque Sanders a annoncé qu'il se présentait à la présidentielle de 2020, un journaliste radio lui a demandé s'il n'avait pas peur, en tant qu'homme blanc, de ne pas être le mieux placé pour représenter le nouveau visage du Parti démocrate.
«Il faut évaluer les candidats non pas selon la couleur de leur peau, leur orientation sexuelle, leur genre ou leur âge. Nous devons tenter de passer à une société non discriminante qui considère les gens en fonction de leurs capacités», a répondu Sanders.
Cette phrase a priori peu controversée a été dénoncée par une partie de la gauche que l'on pourrait qualifier, comme le fait l'historien des idées Mark Lilla, de «gauche identitaire», soit principalement attachée à la défense des droits des femmes et des minorités (LGBT+, communauté afro-américaine, etc.) et à la représentation culturelle et politique de ces identités. Du point de vue de ses membres, dire qu'il faut juger les gens selon leurs seules aptitudes revient à nier l'impact du privilège blanc et masculin.
Ainsi, Neera Tanden, une ancienne conseillère d'Hillary Clinton, a rétorqué: «À un moment où les gens se sentent attaqués pour ce qu'ils sont, dire que l'origine ethnique, le genre, l'orientation et l'identité sexuelles ne sont pas importantes est complètement injuste.»
En octobre 2019, lorsque la députée d'origine portoricaine Alexandria Ocasio-Cortez a annoncé qu'elle ferait campagne pour Sanders, elle a dû plusieurs fois expliquer pourquoi, en tant que jeune femme latina, elle choisissait de soutenir un «vieil homme blanc».
Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez dans le quartier de Venice Beach à Los Angeles, le 21 décembre 2019. | Robyn Beck / AFP
Dynamiques de classe avant tout
Plus que tout·e autre candidat·e démocrate, Bernie Sanders défend une ligne de gauche centrée sur le combat contre les inégalités sociales. Il souhaite entre autres mettre en place une assurance-santé publique universelle, la gratuité des études dans les universités publiques, une augmentation du salaire minimum horaire et une plus forte imposition des hauts revenus.
En tant que sénateur, Sanders a toujours défendu le droit à l'avortement, les droits des personnes LGBT+, ainsi qu'un système judiciaire davantage favorable aux Afro-Américain·es.
Mais contrairement à certains courants de la gauche identitaire, le candidat a un message universel, selon lequel lutter contre les inégalités dans leur ensemble bénéficiera aux minorités. À ses yeux, les dynamiques de classe sont primordiales par rapport à celles de genre et d'origine.
Sanders mise sur le fait que ce discours est davantage rassembleur, dans l'optique de convaincre l'électorat populaire du Midwest, les personnes ayant voté pour Donald Trump dans des États décisifs comme la Pennsylvanie, l'Ohio et le Wisconsin.
Cette approche socialiste est pourtant désormais considérée comme rétrograde par une partie de la gauche américaine qui semble plus attachée à la défense des droits de certaines minorités qu'à une contre-attaque face au néo-libéralisme économique.
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Misogynie des «Bernie Bros»
Lors d'un récent débat entre candidat·es démocrates, Sanders a été interrogé sur l'importance d'avoir des femmes leaders en politique: «La question, c'est de savoir qui a le pouvoir en Amérique, et ce n'est pas blanc ou noir, homme ou femme. Nous vivons dans un pays qui ressemble de plus en plus à une oligarchie, avec des millionnaires qui achètent les élections et les représentants politiques», a-t-il déclaré.
De même, dans une interview avec le magazine GQ en 2019, il avait indiqué qu'«il y a des gens qui sont des grands défenseurs de la diversité mais dont les points de vue ne sont pas particulièrement favorables aux membres de la classe ouvrière, qu'ils soient blancs, noirs ou latinos. Je crois que nous devons former une coalition de personnes –noires, blanches, latinos, amérindiennes, asiatiques– autour d'un programme de gauche qui affronte la puissante classe dirigeante de ce pays.»
L'autre problème pour Sanders est que nombre de ses fans tiennent des propos misogynes en ligne –ils sont appelés les «Bernie Bros», soit les «mecs de Bernie». Même si le sénateur a plusieurs fois condamné leur comportement, il est régulièrement accusé d'en être responsable.
Dans une interview du 21 janvier 2020, Hillary Clinton, qui a remporté les primaires contre Sanders en 2016, a accusé le sénateur du Vermont d'avoir non seulement «permis» mais aussi «soutenu» une culture sexiste «d'attaques en ligne contre ses opposants, particulièrement les femmes».
Clinton a ensuite rappelé sa dispute avec la candidate démocrate Elizabeth Warren, qui a dit que Sanders lui avait confié en 2018 qu'une femme ne pourrait pas gagner en 2020 –ce que l'intéressé a nié.
Elizabeth Warren et Bernie Sanders après le débat de la primaire démocrate du 14 janvier 2020 à Des Moines, dans l'Iowa. | Robyn Beck / AFP
Détresse sociale et racisme
Au-delà du sexisme, on reproche également à Bernie Sanders de ne pas savoir aborder la question du racisme de façon satisfaisante.
Dans une interview avec le comité éditorial du New York Times publiée début janvier, le candidat a avancé que selon lui, le vote Trump s'expliquait en partie par la détresse sociale des classes ouvrières blanches.
Un éditorialiste du quotidien lui a alors demandé si le racisme des fans de Trump pouvait lui aussi être expliqué par ces conditions économiques, et Sanders a précisé comment des démagogues comme Trump attisaient le racisme en donnant des boucs émissaires aux classes populaires.
Sanders ne prétendait pas apporter une réponse définitive à cette question complexe, mais il a été critiqué pour son absence de prise en compte des dynamiques raciales. Il est par ailleurs régulièrement pointé du doigt pour avoir manifesté trop d'empathie envers l'électorat de Trump.
Ces deux courants politiques –défense des minorités, lutte contre les inégalités sociales– ne s'excluent pas mutuellement, mais une controverse récente montre à quel point ils peuvent entrer en conflit.
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Soutien polémique
Le 23 janvier, le comédien Joe Rogan, qui anime le podcast le plus écouté aux États-Unis (sa chaîne YouTube compte plus de sept millions d'abonné·es), a annoncé qu'il voterait probablement pour Bernie Sanders.
Rogan, qui est libertarien, a pour style de prédilection la provocation anti-politiquement correct. Il lui est arrivé de faire des blagues racistes, ainsi que des commentaires homophobes et transphobes. L'animateur a en outre invité dans son émission des personnalités d'extrême droite comme Gavin McInnes, Milo Yiannopoulos ou Alex Jones.
Plutôt que de condamner cette association avec Rogan, le compte Twitter officiel de Bernie Sanders a retweeté la vidéo du podcasteur en train d'expliquer pourquoi il soutenait le candidat socialiste.
Cette décision a lancé un débat houleux, avec d'un côté l'idée qu'il faut attirer un maximum d'électeurs et d'électrices (même avec des points de vue douteux) et de l'autre la nécessité de condamner une personnalité publique ayant tenu des propos racistes et transphobes.
Des organisations LGBT+ ont demandé à Sanders de renier Rogan. La porte-parole du sénateur, Briahna Joy Gray, a rétorqué que leur mouvement impliquait «d'inclure ceux qui ne partagent pas toutes nos convictions, tout en disant clairement que nous ne ferons pas de compromis en ce qui concerne nos valeurs».
Plusieurs éditorialistes ont soutenu la logique de Sanders, comme Michelle Goldberg du New York Times: «Bernie n'est pas mon candidat, mais il semble évident qu'il a eu raison d'accepter le soutien de Joe Rogan. Une des prémisses de sa campagne est qu'il peut attirer à gauche de nombreux hommes aliénés qui ont des points de vue réactionnaires sur certaines questions sociales.»