Mai 2019. Anne-Laure, 30 ans, et Thomas, 27 ans, viennent de se dire «oui» au cœur d'un petit village bas-rhinois d'à peine 500 âmes. Comme pour la plupart des jeunes de leur âge, la cérémonie religieuse est rapidement balayée par l'effervescence d'une grosse fête à l'approche. Les sonorités pop, rock et RnB n'ont d'ailleurs pas tardé à faire lever quelques convives de leurs sièges. Mais c'est un genre musical en particulier qui a mis d'accord une bonne partie de l'assistance: le schlager.
Cette variété populaire allemande, avec ses paroles sentimentales et son air rythmé aujourd'hui bien identifié, a fait ses preuves dans les années 1960, avec l'émergence de chanteurs reconnus comme Roy Black ou Udo Jürgens. Passé de mode quelques années plus tard, le schlager est délaissé par les jeunes, notamment avec l'avènement du rock et la culture contestataire. «Ce qui caractérise le XXe siècle, c'est la modernité et l'enregistrement. Et avec l'enregistrement, on a le développement de plein de genres musicaux», note Gérôme Guibert, docteur en sociologie à la Sorbonne Nouvelle et spécialiste des musiques populaires.
«Dans la sociabilité des jeunes, il y a toujours un peu l'idée de marquer une distance avec les parents.»
Depuis une vingtaine d'années, le schlager semble pourtant renaître. Profitant d'une culture bilingue, les jeunes Alsacien·nes l'écoutent et surtout, le chantent. Des voix d'à peine 20 ans s'en sont emparées, dans le but de faire perdurer et de réinventer ce genre musical cher à leurs yeux. Pour Gérôme Guibert, ce regain d'intérêt s'expliquerait notamment par le retour cyclique des modes musicales.
«Le journaliste anglais Simon Reynolds explique dans son livre Rétromania qu'au niveau des courants musicaux, dans les années 1970, il y avait un revival des années 1950, dans les années 1990, un revival des années 1970, dans les années 2000, un revival des années 1980...». Il reprend: «Dans la sociabilité des jeunes, il y a toujours un peu l'idée de marquer une distance avec les parents.»
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Exit le schlager ringard
À 23 ans, Robin Leon s'impose comme la nouvelle voix du schlager en Alsace. Il y a quatre ans, le jeune homme a remporté un télé-crochet, diffusé sur la première chaîne de télévision publique allemande, ARD, et regardé par plus de deux millions de personnes. Sur scène, avec sa veste cintrée bleu céleste, sa tignasse blonde et ses traits juvéniles, Robin Leon interprète son tube «Mein Sommertraum», soit «Mon rêve d'été» devant un public conquis.
Son rêve, c'était la victoire. Celle-ci lui a ouvert les portes des tournées, des studios d'enregistrement et des autographes, surtout en Allemagne, où le schlager est encore un véritable phénomène. Une fierté pour celui qui dit avoir baigné dans la variété allemande depuis l'enfance. «J'ai commencé la trompette à 7 ans et demi, puis j'ai écouté et joué de cette musique. Je faisais aussi des reprises et je jouais sur les CD de mes idoles», raconte-t-il.
Exit alors le schlager de l'ancienne génération, celui d'Heino ou de Peter Alexander. «C'est un rendu plus moderne», souligne Robin Leon. L'interprète le décrit aujourd'hui comme «de la pop allemande, une musique populaire germanisée, avec des sons rétro», qu'il compare notamment à «Patrick Bruel» et à «Patrick Sébastien» pour sa variante électro, le ballermann.
Représenté notamment par Peter Wackel ou Mickie Krause, le ballermann, aussi surnommé le «schlager des DJs», se consomme à outrance sur les plages et les boîtes de nuit de Majorque, d'où il tire son nom.
Thomas, le jeune marié, s'y est d'ailleurs déjà rendu à deux reprises. «J'ai découvert le ballermann à 16 ans, lors d'une soirée avec mon club de foot. J'ai adoré, c'est vraiment festif. Rien à voir avec les boîtes de nuit BCBG. C'est vraiment une ambiance campagne», rigole-t-il. Pour Robin Leon, le schlager ne risque d'ailleurs pas de s'éteindre de sitôt, notamment grâce au ballermann: «Il y a encore un grand public potentiel», précise-t-il.
Jeunes et dynamiques
Le schlager, qui a sa propre cérémonie de trophées, est aujourd'hui fièrement remixé en club et au centre d'un festival réunissant des milliers de fans à Hambourg. En Alsace comme en Allemagne, les jeunes apprennent à se le réapproprier.
Tom Mathis fait lui aussi partie de cette nouvelle génération qui offre aujourd'hui à ses fans un schlager dépoussiéré. En français d'abord, puis en allemand. À 30 ans, ce jeune papa originaire du nord de l'Alsace a un véritable fan-club. Avec près de 15.000 abonné·es sur sa page Facebook, deux albums à son actif et plusieurs dizaines de concerts en France et en Allemagne, il a su conquérir un large public. Musicien depuis son plus jeune âge, Tom Mathis s'est mis à pousser la chansonnette grâce à une opportunité proposée par l'orchestre dont il fait partie. Il est alors repéré par un journaliste allemand. Tout s'enchaîne. Comme Robin Leon, il participe à l'émission «Immer Wieder Sonntags», en 2012. Il atteint la finale, avec son titre «Chanson d'Amour in Saint-Tropez», qu'il ne remporte pas. Peu importe, cette place lui suffit à être propulsé.
«Finalement, la variété française d'aujourd'hui ressemble beaucoup plus à la variété allemande actuelle», analyse Tom Mathis, qui indique tirer ses influences d'artistes francophones «comme Amir, Roch Voisine ou encore Claudio Capéo. Ce que j'aime le plus dans cette musique, c'est le rythme. C'est quelque chose d'entraînant et de festif. À l'époque, lorsqu'on parlait de schlager, c'était souvent ringard, une musique un peu “vieillotte”. Aujourd'hui, on est beaucoup plus dynamique».
Ouvrir certains codes
Robin Leon et Tom Mathis ne sont pas les seuls à avoir fait le pari du schlager en Alsace. Des artistes, parfois plus jeunes encore, ont choisi de faire (re)vivre ce genre musical oublié de la jeune génération alsacienne. C'est le cas notamment de Nico Names, 18 ans. Pour Gérôme Guibert, cela peut s'expliquer par la «situation de crise au niveau international» que nous traversons.
«Il y a un certain nombre de bouleversements, les gens n'ont plus trop de repères. Manuel Castells, sociologue espagnol, explique qu'une solidarité existe toujours entre les gens, mais qu'elle est redevenue locale. La manière de lutter contre cette hostilité de l'international, du point de vue culturel, c'est en redéveloppant un certain nombre de traditions qui permettent notamment de créer des liens intergénérationnels.»
«C'est un long travail pour remettre cette musique au goût du jour en France.»
Dans les pays germanophones, le schlager d'aujourd'hui est incarné par d'autres jeunes à la carrière prometteuse. C'est notamment le cas pour Anna-Carina Woitschack, 27 ans, ou Vincent Gross, 23 ans. En France, le schlager reste méconnu en dehors des frontières alsaciennes et lorraines. Tom Mathis et Robin Leon ne désespèrent pas de voir leur genre musical un jour s'exporter. «Le problème, c'est que ça ne va pas être très médiatisé en France, parce qu'on n'a plus forcément les émissions télé ou radio qui suivent, sauf les locales. Il y a énormément de personnes qui suivent ma carrière depuis la sortie de mon album et qui m'écrivent de Corse, de Bretagne... J'étais même en interview avec Liane Foly sur Sud Radio pour présenter l'album! Finalement, il y a quand même un petit créneau», estime Tom Mathis.
Pour espérer conquérir d'autres régions françaises, les deux artistes ont respecté une condition sine qua non: chanter en français. «C'est un métier où il faut satisfaire le public à 99%. Il faut faire en sorte que chaque personne puisse s'identifier aux chansons», se justifie Robin Leon. Le jeune homme prévoit, au cours de l'année 2020, des apparitions sur des plateaux de télévision français. Et il se produira à plusieurs reprises dans l'Hexagone. «Vers Lille, la Savoie... Lyon et Paris, ce n'est pas pour tout de suite! C'est un long travail pour remettre cette musique au goût du jour en France», regrette-t-il.
«Même s'ils ne touchent pas un public de grande ville, le fait de chanter en français peut permettre de toucher tous les Alsaciens qui ne parlent que le français, tempère Gérôme Guibert. On peut développer une culture en la rendant plus accessible, en ouvrant certains codes. Mais jusqu'au moment où ça sera tellement dilué que ça ne ressemblera qu'à de la variété.» Il prévient: «Il faut que ça reste ancré dans le local.»
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«C'est l'illustration de la puissance d'une tradition locale ancrée territorialement et en même temps l'expression d'une génération par rapport aux autres», ajoute le sociologue. Une génération qui n'a pas peur d'être dépareillée ou moquée pour ses choix. Robin Leon l'affirme: «Tant que ça marche et que les gens suivent, il n'y a pas vraiment de questions à se poser.»