Égalités / Culture

Les femmes méritent mieux que «Scandale»

Temps de lecture : 5 min

Malheureusement, le long-métrage de Jay Roach n'est pas vraiment le blockbuster post-#MeToo qu'on attendait.

Dans Scandale, Margot Robbie incarne le personnage fictif de Kayla Pospisil. | Capture d'écran via YouTube
Dans Scandale, Margot Robbie incarne le personnage fictif de Kayla Pospisil. | Capture d'écran via YouTube

Il a été décrit comme le premier grand film de l'ère post-#MeToo, ou comme une œuvre qui défend la cause des femmes. Scandale, sorti en salle le 22 janvier, retrace la vague d'accusations de harcèlement sexuel qui ont mené à la démission de Roger Ailes, patron tout puissant de Fox News, en 2016.

Chronologiquement, ce «scandale» précède d'un an l'affaire Weinstein et les bouleversements du mouvement #MeToo. Mais alors que le procès de Harvey Weinstein vient de s'ouvrir aux États-Unis, le sujet abordé par le film n'aurait pas pu être plus actuel.

Personnages clivants

Le plus gros atout de Scandale est son trio d'actrices principales: trois stars hollywoodiennes, qui livrent chacune une excellente performance.

Charlize Theron incarne Megyn Kelly, présentatrice vedette de la chaîne conservatrice, célèbre pour son altercation avec Donald Trump pendant la campagne présidentielle de 2016.

Nicole Kidman, elle, incarne Gretchen Carlson, ancienne employée de Fox News qui a attaqué Roger Ailes en justice et a ainsi lancé la prise de parole à son encontre.

Quant à Margot Robbie, elle joue le rôle de Kayla Pospisil, un personnage fictif censé cumuler les traits de plusieurs victimes du PDG. L'actrice tire le meilleur parti d'un rôle assez mal développé, et sa performance remarquable lui vaut d'être nommée à l'Oscar du meilleur second rôle féminin –tout comme Charlize Theron dans la catégorie de la meilleure actrice et l'équipe des maquillages et coiffures.

À travers ces trois femmes, le film décrit des mécanismes communs à la plupart des affaires de harcèlement et d'agressions sexuelles. Gretchen Carlson, en première ligne, craint d'être la seule à témoigner et de n'être suivie par personne. Megyn Kelly, la plus célèbre des accusatrices, refuse pendant longtemps de témoigner par manque de solidarité et par peur de saboter sa propre carrière.

L'effet de sidération, la honte, la peur de s'exprimer ou encore la tendance collective à minimiser les faits, tous les effets pervers du harcèlement sexuel sont représentés.

Scandale est-il pour autant à la hauteur de ses enjeux? Pas vraiment, malheureusement. Plusieurs médias regrettent notamment qu'il «érige en héroïnes féministes» des personnalités de droite très clivantes aux États-Unis, Gretchen Carlson et Megyn Kelly étant connues pour leurs remarques racistes ou transphobes.

À sa décharge, le film est assez clair sur l'orientation politique de Fox News et des accusatrices; Megyn Kelly précise dès le début du film qu'elle n'est pas féministe et Kayla assume parfaitement ses idées conservatrices.

Mais Scandale doit tenir une position compliquée: réussir à nous impliquer dans le sort de ses personnages tout en évitant d'embellir leurs personnalités ou de leur attribuer un féminisme mensonger. Coincé entre ses contradictions, le film n'arrive jamais à trouver le bon rythme ni le bon ton et reste en surface de son sujet.

Ne vous fiez pas non plus à l'alléchant teaser diffusé en octobre dernier, qui montrait les trois protagonistes réunies dans un ascenseur.

Chacune dans son coin de film, les actrices ne partagent quasiment aucune scène ensemble –peut-être pour mieux refléter l'absence de solidarité féminine à Fox News?

Le film peine à créer une cohésion d'ensemble. Nicole Kidman, en particulier, est inexplicablement écartée de l'action principale, alors que son personnage est à l'origine de toute l'intrigue.

«Male gaze» dérangeant

Certaines maladresses sont plus difficiles à pardonner, comme lorsque le film, réalisé et écrit par des hommes, tente de représenter le mode opératoire de Roger Ailes.

Dans une scène cruciale, la jeune et ambitieuse Kayla est convoquée dans le bureau du patron et y voit une opportunité inouïe de faire avancer sa carrière. Mais le rendez-vous vire au cauchemar lorsque le PDG lui demande de se mettre debout face à lui, de tournoyer puis de lui montrer ses jambes, sous prétexte que la télé est un «média visuel».

De bonne foi, la jeune femme s'exécute, tente de le prendre sur le ton de la rigolade. Sauf que son chef lui demande alors de relever sa jupe, toujours un peu plus, jusqu'à ce que sa culotte soit visible.

Dans ce qu'elle raconte, cette scène est particulièrement dure. Mais la réalisation maladroite de Jay Roach (Austin Powers, Mon beau-père et moi) ne fait pas honneur à son propos. En zoomant sur les jambes et la petite culotte de Kayla, le réalisateur adopte la perspective lubrique de l'agresseur plutôt que de nous mettre dans la peau de la victime.

La scène, joliment éclairée, en devient presque sensuelle, alors qu'il s'agit d'une situation de harcèlement, traumatisante pour Kayla. La caméra qui descend langoureusement sur le corps de l'héroïne est en fait une représentation typique de ce qu'on appelle le male gaze, ce regard masculin que l'on retrouve partout au cinéma.

Ce travers de réalisation est aussi courant à la télévision: les réalisateurs de Game of Thrones ont essuyé de nombreuses critiques au fil des années, à force de filmer des scènes de viol émoustillantes ou graveleuses –une manière de traiter les femmes comme des objets particulièrement dérangeante lorsqu'il s'agit de mettre en scène une agression, puisqu'elle contribue à flouter (encore plus) les barrières entre rapport sexuel consenti et agression sexuelle.

La journaliste Morgane Giuliani raconte que lors de sa projection de Scandale, un critique masculin a commenté à voix haute le physique de Margot Robbie pendant la scène où son personnage est harcelé: «Derrière moi, un vieux monsieur dit, spontanément: “C'est vrai que c'est une belle femme.” Pas d'un air pervers, mais comme s'il disait: “Ah oui, cette tomate est rouge.” Mais comme s'il ne comprenait absolument pas l'horreur de ce qui était en train d'être montré. Il n'a fait aucun autre commentaire, mais c'était suffisant pour me rester en travers de la gorge.»

Voilà tout le problème d'une réalisation déshumanisante: si la scène est incapable de présenter son héroïne comme autre chose qu'un objet de fascination, c'est exactement ce que le public en retiendra.

Marketing décevant

Cette absence de vision claire empêche Scandale d'avoir l'impact qu'on attendrait d'une œuvre emblématique de l'ère #MeToo, et cela se ressent jusque dans son marketing. L'affiche du film, par exemple, juxtapose les visages des trois personnages féminins en gros plan, nous invitant à nous focaliser sur leur physique.

Selon Hélène Laurichesse, Professeure des universités à l'École nationale supérieure d'audiovisuel de Toulouse, le marketing du film semble bien refléter cette contradiction entre le sujet abordé et la manière dont il l'aborde: «C'est assez paradoxal d'une certaine manière, parce qu'il est présenté comme le premier film du mouvement #MeToo, qui dénonce le harcèlement le sexisme dans une société patriarcale, et en fait, on vend le film avec des arguments qui sont à l'inverse de la défense de cette cause. [...] Tous ces ingrédients un peu bling bling, ce n'est pas forcément le meilleur traitement pour défendre une cause de façon sobre et un peu plus en phase avec les enjeux féministes.

Encore plus gênant, à force de mettre en avant le physique de ses personnages, le marketing du film suscite lui-même des réactions sexistes: «Cela engendre des commentaires sur la chirurgie esthétique des actrices, ça dévie assez vite sur un truc “people”, bien que le sujet abordé soit grave.»

Malgré tous ses défauts, Scandale fait son effet –non seulement grâce à ses performances, mais aussi parce qu'il a le mérite d'être l'un des rares films de ce calibre à aborder la question du harcèlement sexuel.

Reste que ce sentiment de «peut mieux faire», cette façon qu'on a de se contenter d'œuvres moyennes juste parce qu'elles nous offrent un semblant de représentation, est malheureusement trop courant. Difficile de ne pas rapprocher Scandale d'Ocean's 8, un projet calqué sur Ocean's Eleven au casting alléchant, qui n'avait aucune idée de ce qu'il voulait raconter et se contentait de vendre une idée réductrice du girl power.

Espérons qu'à l'avenir, les grands studios trouveront de meilleurs moyens de raconter l'expérience féminine et que des films à la fois grand public et politiques comme Les Filles du docteur March ne resteront pas une exception.

Scandale

de Jay Roach, avec Charlize Theron, Nicole Kidman, Margot Robbie, John Lithgow

Durée: 1h49.

Séances

Sortie le 22 janvier 2020

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