Avez-vous remarqué qu'après 20 ans et 25 milliards de dollars de recherches subventionnées par le gouvernement américain sur le changement climatique, la controverse politique sur le réchauffement n'a jamais été aussi complexe ni aussi acerbe? Bien sûr, il y a de bonnes raisons à cela, comme le récent échec de la conférence sur le climat de Copenhague, soutenue par les Nations Unies, la partisanerie obstinée du Congrès américain, et, il y a peu, la découverte d'erreurs et de manipulations dans la soi-disant autorité du rapport de 2007 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (le fameux Giec). Mais tout cela, comme les tumeurs d'un cancer, ne sont que les symptômes d'une pathologie mortelle, et non ses causes.
Non, les progrès de la science ne résolvent pas tout
Une idée dangereuse s'est ancrée dans la politique moderne, et plus tôt on la discréditera, mieux ce sera. Selon cette idée, les désaccords politiques peuvent se résoudre par la science. Sa logique de base semble raisonnable: en tant qu'enfants légitimes des Lumières, nous devrions nous tourner vers la science pour déterminer quels sont les faits sous-jacents aux problèmes, comme le changement climatique, avant de décider quelles politiques mettre en œuvre. Pourtant, le genre de problèmes que se posent les scientifiques ne sont pas les mêmes que ceux que les politiques doivent résoudre.
Si ce point vous semble subversivement anti-rationnel, pensez à l'histoire récente de la politique environnementale des États-Unis. A la fin des années 1960 et au début des années 1970, le Congrès a fait passer une masse impressionnante de lois concernant la qualité de l'eau et de l'air, les espèces en danger, l'usage de pesticides, le nettoyage des déchets toxiques, ainsi que les impacts environnementaux des projets gouvernementaux. L'état de la connaissance scientifique était assez primitive par rapport à ce qu'elle est aujourd'hui. Mais le climat politique était favorable, et bon nombre de ces problèmes –comme la pollution des villes ou le réchauffement de l'eau des rivières– étaient évidents pour tout le monde, la science semblait donc bien suffisante pour soutenir ces actions. Des lois passèrent, des régulations furent promulguées, et la protection de l'environnement progressa. Quatre décennies plus tard, la compréhension scientifique de l'environnement s'est incroyablement améliorée, tandis que l'action politique est devenue quasiment impossible. Davantage de connaissances ont entraîné davantage d'incertitudes sur ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas, sur ce qui est un problème, et sur ce qui n'en est pas un, et a permis de mieux combattre des positions allant de la défense des espèces en voie de disparition à la régulation des produits chimiques toxiques dans l'environnement.
L'illustration la plus merveilleuse de ce décalage entre ce que la science peut nous dire et ce dont les politiciens doivent se préoccuper est à voir dans la tentative de construire un site de stockage à long terme des déchets nucléaires dans la Yucca Mountain, au Nevada. Il est probablement juste de dire qu'après 25 ans et 13 milliards de dollars de recherches financées par le gouvernement, aucune zone terrestre n'est plus étudiée que la Yucca Mountain, et pourtant toute cette science n'a absolument rien fait pour calmer l'opposition des groupes écologistes locaux et nationaux. Au contraire, cela procure continuellement des armes aux opposants en termes de nouvelles découvertes et d'incertitudes pour nourrir leurs actions politiques et judiciaires. Par exemple, les chiffres varient sur la quantité d'eau qui s'écoulerait à travers les roches du site, et soutiennent à la fois les arguments centraux de ceux pour qui la Yucca Mountain ne risque rien et de ceux qui souhaitent voir ce projet abandonné.
Ce qui fait de la Yucca Mountain un tel bourbier politique n'est pas la complexité de la science, mais le fait que le Congrès s'en est servi comme d'un couteau mis sous la gorge du Nevada en 1987 –l'exercice d'un jeu de pouvoir autoritaire qui a généré un ressentiment profond et intarissable. Et lorsque le Président Obama a suspendu les travaux sur le site, l'an dernier, il répondait non pas au poids des preuves scientifiques, mais au poids de la majorité au Sénat du gouverneur du Nevada, Harry Reid, et à l'aide électorale cruciale que l'État avait apporté dans sa victoire de 2008.
En fait, la science aide le plus la politique quand peu de monde s'y intéresse. Voyez l'exemple du Bisphenol A, le produit chimique. Des études sur l'effet sanitaire de ce composant courant de matières plastiques suggère un lien probable avec des lésions neurologiques sur les fœtus et les enfants. Mais l'incertitude qui demeure est bien assez suffisante pour alimenter un long débat sur l'innocuité de la substance. Pendant ce temps, de nombreuses entreprises utilisant le BPA dans des produits de grande consommation, comme des bouteilles en plastique ou des aliments en boîte tentent de leur plein gré de réduire ou d'éliminer tout usage du produit chimique. Pourquoi? Parce que de rusés militants pour la santé publique ont orienté l'attention du secteur privé sur les risques d'un boycott des consommateurs contre des produits qui pourraient faire du mal aux enfants, et parce que des alternatives bon marché au BPA existent déjà. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette histoire, c'est que les fabricants prennent déjà des mesures même si le gouvernement américain continue toujours à subventionner des recherches, ce qui devrait soi-disant devenir la norme future des réglementations. La leçon à tirer du BPA est que la mise en place de mesures politiques est bien plus importante que les progrès scientifiques.
La science sert toujours les deux parties d'un conflit
Quand les gens ont des valeurs, des intérêts et des croyances contradictoires, il n'y a pas grand-chose que la science puisse faire pour pousser à l'action. En effet, des recherches et des faits plus nombreux aggravent en général un conflit en fournissant un appui à chaque force en présence, et en détournant l'attention des preneurs de décision et du public du désaccord politique sous-jacent. Dans de telles situations, chaque compétiteur prétendra avoir la science de son côté.
Écrivant dans le New York Times lae 27 février dernier, Al Gore a précisément soutenu cet argument sur le changement climatique en notant que «la science devient de plus en plus précise». Oui, il existe un consensus scientifique robuste selon lequel l'activité humaine est à l'origine du réchauffement de l'atmosphère. Et alors? Les preneurs de décisions ont besoin de savoir comment le changement climatique va affecter des décisions politiques précises et, plus important, quel genre d'interventions fera la différence, au bout de combien de temps, et à quel prix, qui en profitera –et qui en pâtira.
Quand il s'agit de questions comme celles-ci, les croyances politiques peuvent facilement modéliser différentes façons de sélectionner, d'assembler, et d'interpréter la science. Si vous pensez que le gouvernement doit intervenir sur les marchés pour pousser à une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre, vous pouvez justifier vos préférences par des données, des théories et des modèles qui prédisent la multiplication d'événements météorologiques extrêmes tels les ouragans, les sécheresses et les inondations. Et si vous croyez, comme tant de conservateurs, que l'intervention du gouvernement sur les marchés et dans les arrangements sociaux doit être réduite au minimum, vous pouvez trouver de quoi soutenir votre point de vue dans l'imprédictibilité à long terme du comportement climatique local, les coûts sociaux et économiques importants associés au passage à des énergies plus chères, et l'échec historique des efforts du gouvernement pour diriger à grande échelle tout changement social et économique.
Il n'est pas question, en politique, de maximiser la rationalité, mais de trouver des compromis avec lesquels suffisamment de gens pourront vivre et qui permettra à la société d'aller dans le bon sens. A l'inverse de toutes nos intuitions modernes, donc, le progrès politique sur le changement climatique ne demande pas de mettre plus de science dans la politique, mais moins. Les conflits de valeurs qui se cachent derrière les arguments et les contre-arguments scientifiques doivent être débusqués et éclairés du feu des délibérations démocratiques. D'ici là, le système politique restera bloqué, et tout le monde sera convaincu d'être du bon côté de la vérité.
Daniel Sarewitz
Traduit de l'anglais par Peggy Sastre
SI VOUS AVEZ AIMÉ CET ARTICLE, VOUS APPRÉCIEREZ PEUT-ÊTRE:
«L'homme peut s'adapter au changement climatique», ou «Copenhague n'est surtout pas un échec»
Photo: Iceberg / par markcbrennan via Flickr