Égalités / Culture

Ce que les anciennes coutumes de dépucelage par un tiers disent de nous (et de la virginité)

Temps de lecture : 7 min

Rester vierge jusqu'au mariage n'a pas toujours été une prescription: des coutumes de «défloration par un tiers» ont été rapportées, qui éclairent notre rapport à la «pureté» féminine.

La notion de chasteté a été créée sous l'Antiquité romaine. | Lana Abie via Unsplash
La notion de chasteté a été créée sous l'Antiquité romaine. | Lana Abie via Unsplash

«Il fut un temps où le mari ne considérait ni comme un avantage, ni comme un gage de bonheur futur, le fait d'avoir défloré sa femme. Toutes les coutumes de dépucelage par un tiers en témoignent», écrivait en 1968 dans La condition masculine Catherine Valabrègue, cofondatrice du Mouvement français pour le Planning familial.

Et de lister diverses façons de «sacrifier la virginité» des filles, chez les Babyloniens, où il s'agissait de «[coucher] pour la première fois dans le temple de leur déesse protectrice, avec un inconnu; parfois les prêtres se chargeaient de la tâche», comme chez les Phéniciens, qui «faisaient dépuceler les filles par des valets», ou encore les Arméniens. «Ailleurs, c'était une obligation pour les chefs de tribu de procéder à la défloration des jeunes filles ou bien encore cet acte était exécuté manuellement devant le fiancé, par les parents, un frère ou toute autre personne de la famille, avec laquelle la fiancée n'aurait par la suite aucune relation sexuelle.» Perdre sa virginité et l'offrir à son époux lors de la nuit de noces est donc loin d'avoir été une prescription universellement répandue remontant à Mathusalem.

Le problème, c'est que «les peuples censés avoir ces coutumes n'en parlent pas; du moins, les textes ne sont pas parvenus jusqu'à nous», précise Jean Claude Bologne, spécialiste de l'histoire des mœurs et notamment auteur de l'Histoire de la conquête amoureuse. De l'Antiquité à nos jours (éd. du Seuil, 2007) ainsi que d'une Histoire du couple (éd. Perrin, 2016). Résultat: «On a toujours un regard extérieur.»

Ainsi, les pratiques des Lydiennes sont mentionnées dans les écrits de l'historien grec Hérodote; l'historien romain Valère Maxime, qui vécut au Ier siècle après J.-C., consigne également les us des Carthaginoises, dont il était, en outre, loin d'être contemporain, la civilisation carthaginoise s'étant déployée entre le IXe et le IIe siècle avant J.-C. Or, «le regard des historiens est tout aussi important que les témoignages qu'ils invoquent», souligne Jean Claude Bologne. En réalité, la façon dont ces rites sexuels présumément en vigueur ont été relatés et interprétés nous renseigne avant tout sur la construction de notre imaginaire virginal au cours des siècles.

Sacrée dot

D'abord, rappelle l'historienne Virginie Girod, autrice de l'ouvrage Les femmes et le sexe dans la Rome antique (éd. Tallandier, 2013), évoquer des jeunes filles se dévirginant dans des temples à Babylone ou ailleurs en Mésopotamie n'est pas tout à fait exact. Il était davantage question de «prostitution sacrée» –et encore, les historien·nes sont divisé·es sur le sujet. «Dans l'Orient antique, il y aurait eu des prêtresses, nommées “hiérodules”, dont le travail était de pratiquer cette prostitution sacrée; des femmes seraient aussi venues ponctuellement se prostituer pour rendre un culte à la déesse Ishtar», détaille la spécialiste de l'histoire des femmes et de la sexualité.

La déesse Ishtar. | davideferro.net via Wikimedia

Les plus anciens récits de ces traditions supposées des trois premiers millénaires avant notre ère se trouvent sous la plume d'historiens grecs comme Hérodote (env. 480-425 avant J.-C.) ou Strabon (env. 60 avant J.-C.-20 après J.-C.).

«L'accent n'est alors pas mis sur le dépucelage ni l'abandon de la virginité au profit d'une déesse», confirme Jean Claude Bologne. Selon ces commentateurs de l'Antiquité grecque, la justification de ces pratiques prostitutionnelles répétées serait… la constitution de la dot et donc de pouvoir, à terme, choisir elles-mêmes leur époux –c'est cela qui étonne les chroniqueurs antiques. Au Ier siècle après J.-C., l'explication évolue. Pour les premiers Pères de l'Église, c'est d'idolâtrie dont il est question, relève l'historien. «Les auteurs chrétiens comme Athanase insistent sur le côté sacré de la prostitution, ils parlent de dévotion à une déesse, une Vénus de la prostitution, pour la rendre favorable.» C'est là que l'on retrouve l'exemple d'Anahit, déesse arménienne primitive de la fécondité, à laquelle faisait notamment référence Catherine Valabrègue dans son essai. La défloration et la sexualité sont ramenées non à un moment qui relève de l'intimité mais à «un acte cultuel, mise en scène par des codes religieux et qui sort de la sphère privée», pointe Virginie Girod, dans l'idée que «le rapport sexuel peut être une porte sur le divin».

Péril virginal

Qu'il s'agisse d'argent ou d'idolâtrie, la condamnation morale est systématique dans la bouche des auteurs rapportant ces faits. Pas étonnant que le culte d'Aphrodite avec des hiérodules arrivé du côté de Rome dans le courant des IIe et Ier siècles avant J.-C. ait été romanisé, poursuit l'historienne de l'Antiquité romaine. «Que des prêtresses offrent leur corps choque les Romains.» Le culte, sur le mont Érix, en Sicile, est supprimé. Et une Vénus dite verticordia, «littéralement qui tourne les cœurs, sous-entendu sur le bon chemin», à savoir de la luxure vers la chasteté, est alors créée.

Venus Verticordia par Dante Gabriel Rossetti. | freeparking via Wikimedia

La mention de ces cérémoniaux «barbares» a un objectif: rappeler que la virginité est un trésor précieux à sauvegarder, tout simplement pour s'assurer des liens de filiation et ne pas déstabiliser le modèle patriarcal de la société gréco-romaine. «La citoyenne a un rôle social: perpétuer Rome à travers sa descendance», ponctue Virginie Girod.

C'est en fait sous ce prisme d'une virginité au sommet de la hiérarchie morale (et au fondement de la société) qu'il faut analyser les exposés lointains de ces dépucelages par un tiers. Ainsi des récits de voyageurs et d'explorateurs comme Marco Polo ou Jean de Mandeville. Le premier cite des coutumes tibétaines, selon lesquelles on craint à tel point le dépucelage que l'on demande à un étranger de passage de s'en charger; en échange, les femmes reçoivent un bijou, qui n'est pas un paiement mais une preuve de la défloration. Reste que, retrace Jean Claude Bologne, les femmes qui ont le plus de bijoux sont ensuite les plus convoîtées…

«Il est très difficile de se faire une idée de la réalité de peuples qui n'ont pas décrit leurs coutumes ou n'ont pas de tradition écrite.»
Jean Claude Bologne, historien

Quant à Jean de Mandeville, il fait allusion à une île de l'Asie où l'on confierait à un serviteur le soin de dépuceler une femme afin de s'éviter le danger, mortel, d'être mordu par le serpent que celle-ci aurait dans ses entrailles. Sauf que, reprend l'historien des mœurs, les anthropologues du XXe siècle ont bien retrouvé ce mythe de la jeune fille venimeuse: il n'avait rien à voir avec le dépucelage mais avec une légende dans laquelle on nourrissait la femme de poison avant de l'offrir à un roi ennemi… et où l'on se servait donc du sexe féminin comme d'une arme contre son adversaire. «Il est très difficile de se faire une idée de la réalité de peuples qui n'ont pas décrit leurs coutumes ou n'ont pas de tradition écrite.»

Pathologie à endiguer

Que ces offrandes sexuelles de jeunes filles aux explorateurs aient été répandues et systématiques ou que ce fût une forme d'hospitalité de passage, le péril funeste représenté par la virginité est toutefois une caractéristique commune de ces deux récits de voyage. Qui ne sort pas de nulle part. «À travers l'histoire, plus particulièrement occidentale, les signes putatifs de la virginité prolongée étaient problématiques et toujours inscrits dans une compréhension de la maladie», appuie Eftihia Mihelakis, professeure de littérature et d'histoire de la sexualité à l'université de Brandon (Canada). Dès Hippocrate (env. 460-377 avant J.-C.), la virginité après l'âge de 14 ans est associée à des «maladies de vierges» (comme l'aménorrhée ou l'anémie): il est question dans ces traités du père de la médecine d'accumulation dans le corps pouvant générer des débordements comportementaux, lesquels pouvaient être contagieux.

En résumé, être vierge trop longtemps était pathologique et se devait d'être contrôlé pour éviter toute contamination, vulgarise l'autrice de La virginité en question ou les jeunes filles sans âge (Presses de l'Université de Montréal, 2017). C'est dans ce cadre que «la puissance latente de la virginité doit être contrôlée par le régime social, sinon le corps n'a pas d'objectif (re)productif pour la cité». La pureté (dont l'époux est le bénéficiaire comme propriétaire) n'est pas sans finalité.

Quand ces rituels de défloration sont exhumés, c'est toujours avec un biais: celui accordant à la virginité un statut spécial entre l'enfance et l'âge adulte.

Ainsi, quand le médecin et sexologue Nicolas Venette parle au XVIIe siècle de l'intérêt de dépuceler les jeunes filles avant le mariage «comme nous prions un serrurier de faire mouvoir les ressorts d'une serrure neuve qu'il nous apportera, pour éviter la peine que nous prendrons le premier jour», ce n'est pas sous le prisme du plaisir mais dans une perspective «générationniste», explicite Jean Claude Bologne. «Il considère que l'étroitesse de certaines femmes peut être un obstacle à la descendance et qu'il faut donc les préparer physiologiquement à la cohabitation. Selon son interprétation, des préparateurs s'assuraient que la femme était apte à recevoir un homme et faire des enfants.»

On est bien loin de l'interprétation de Catherine Valabrègue dans La condition masculine, où il est question de la potentielle douleur de la (première) pénétration vaginale. «Si la défloration a été douloureusement ressentie par la femme, les premiers rapports sexuels sont entachés de souvenirs pénibles, et il peut arriver que l'homme porte par la suite le poids de l'hostilité instinctive de la femme, lors du premier rapport, rédige-t-elle. C'est bien là, d'ailleurs, ce que l'homme a toujours plus ou moins confusément redouté et qu'il cherchait à éviter, lorsque la coutume voulait que la jeune fille soit dépucelée par un tiers.»

Au fond, à chaque fois que ces rituels de défloration sont exhumés, c'est pour servir un propos et toujours avec un biais: celui accordant à la virginité un statut spécial, hors norme, entre l'enfance et l'âge adulte. Et, que celle-ci soit finalement concédée à l'époux dans le mariage bourgeois ou à une tierce personne (un valet, un prêtre, un chef de tribu, un officier public, un explorateur étranger…) suivant un usage codifié, c'est surtout le signe que la sexualité des femmes a été inscrite depuis des siècles dans un cadre sexuel hétéronormatif et phallocentré.

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