Culture

Brad Pitt et Tom Cruise, étoiles contraires

Temps de lecture : 6 min

Les deux acteurs entretiennent des rapports viscéralement différents à leur statut de star, ce qui s'exprime autant dans leurs films qu'en dehors.

Brad Pitt | Gregg Deguire / AFP - Tom Cruise | Ethan Miller / AFP
Brad Pitt | Gregg Deguire / AFP - Tom Cruise | Ethan Miller / AFP

Il n'y a rien de plus formaté à priori que de vouloir devenir une star. Surtout à une époque où plus personne n'est célèbre, puisque tout le monde peut le devenir en quelques hashtags ou une vidéo virale.

À l'inverse, Tom Cruise et Brad Pitt continuent d'être des stars, des vraies, de celles dont la mystique échappe aux réseaux sociaux. Les deux acteurs semblent dotés de ce pouvoir d'attraction qui fait défaut aux autres acteurs, même plus doués qu'eux, de ceux qui virent leur couple (avec Nicole Kidman pour Cruise, Angelina Jolie pour Brad Pitt) devenir un personnage à part entière et dépasser la simple addition des deux personnalités (les «Brangelina»). Et ce jusqu'à voir un long-métrage lui être consacré (Eyes Wide Shut pour l'un, Vue sur mer pour l'autre).

Pitt et Cruise nous rappellent que la magie de l'icône échappera toujours aux personnes qui essaient de la mettre en bouteille. La chose n'est pas anodine alors que le passage de Hollywood au tout-franchise se traduit aussi par le déclin du fameux star power, pour la plus grande joie des décisionnaires des studios, qui emportent sans doute plus facilement le dernier mot avec des «locataires» de personnages qu'avec des acteurs propriétaires de leur propre marque.

Or, même si l'époque n'est pas favorable à ce qu'ils incarnent, Cruise et Pitt résistent. L'un en devenant sa propre franchise avec les Mission: Impossible, l'autre en s'éloignant un peu plus des règles du jeu des blockbusters. Tom Cruise et Brad Pitt sont devenus des stars, mais en occupant chacun un terrain différent. Au premier, le divertissement de fabrication supérieure: Top Gun, Mission: Impossible, Jerry Maguire, Minority Report. Au second, la contre-proposition qui entend bousculer le statu quo (Seven, L'Armée des 12 singes, Fight Club, Inglorious Basterds…). Sans oublier Entretien avec un vampire, rencontre au sommet et au carrefour de leur deux sensibilités.

Les montagnes ne se touchent pas

Pour Alex Masson, critique de cinéma pour Cinéma Teaser, les deux hommes occupent des fonctions très différentes à Hollywood: «Ils ont très rarement été mis en compétition sur des projets, d'autant que Brad Pitt est visiblement plus porté sur des rencontres avec des sujets et des réalisateurs, là où Tom Cruise a bien plus un rôle “centrifugeur” dans la mise en chantier de ses films». Si proches, mais si loin à la fois: Cruise et Pitt ont tous deux gravi la montagne, mais sur deux itinéraires distincts, qui se répercutent dans l'image dont ils sont dépositaires.

Brad Pitt, c'est la nonchalance de celui sur qui a pris l'ascenseur jusqu'au sommet et y a trouvé un siège préchauffé. Tout semble glisser sur lui, y compris son propre statut, qu'il semble regarder avec la hauteur de celui qui est «né comme ça» et n'a qu'à être là pour que tous les regards se tournent vers sa direction.

Brad Pitt est cool parce qu'il n'essaie jamais de forcer un naturel qui s'impose comme une évidence. C'est ce que Quentin Tarantino a parfaitement su mettre en valeur dans Once Upon a Time... in Hollywood, déclaration d'amour à ces icônes qui fuient la pesanteur et impriment leur reflet dans la rétine du commun des mortels. Toutes les scènes dans lesquelles Brad Pitt déambule au volant de sa voiture dans les rues du Los Angeles des seventies font office de manifeste: être une star, c'est devenir le centre de l'attention en ne faisant rien, ou si peu. Une injustice fondamentale pour le reste de l'humanité.

Juste pour voir, essayez d'enfiler une veste en cuir rouge par-dessus une chemise à motifs douteuse et un jogging cradingue comme Pitt dans Fight Club: il y a peu de chances que vous deveniez une icône de votre époque. C'est le privilège des aristocrates du vedettariat que de renforcer leur statut en ayant l'air de le piétiner.

À l'inverse, Tom Cruise présente plutôt le profil du roturier du genre. L'acteur n'avait rien de celui qui allait graver son visage sur le Mont Rushmore des légendes d'Hollywood. Au début des années 1980, ce n'est d'ailleurs pas sur son cas que se forment les pronostics, mais sur Rob Lowe, Matt Dillon, Patrick Swayze et autres apparentés du Brat Pack, groupe composé d'une dizaine d'acteurs et d'actrices considéré·es comme les futur·es grand·es du cinéma américain.

Pour Cruise, s'octroyer un statut qui ne lui était pas destiné, ça signifiait travailler d'arrache-pied et passer son temps au téléphone avec son agent pendant les prises, pendant que les autres profitaient de l'instant présent. Si Pitt descend de l'Olympe, Cruise a dû y monter et dérober le feu prométhéen à son propre usage.

Tom Cruise est cool, parce qu'il fait ce que personne d'autre ne pourrait faire à sa place. Brad Pitt est une star sans bouger. Tom Cruise, c'est l'homme qui court, mieux et plus vite que les autres. Une star, c'est aussi celui qui accomplit ce qu'il est le seul à pouvoir faire, et dans le cas de Cruise il le fait savoir. Comme s'il fallait ne jamais effacer les traces de la somme de travail qui se cache derrière chacune de ses compositions (ce qui lui a parfois été reproché) pour montrer qu'il n'est pas là par hasard.

La récente transformation de Cruise en dernier empereur de l'action-physique à l'heure du tout-numérique (sur les Mission: Impossible notamment) appuie un peu plus cette idée. Chacune de ses cascades devient ainsi l'objet promotionnel principal du film, et ajoute au mythe d'un acteur qui s'astreint à gravir une montagne toujours plus haute que la précédente pour justifier son statut.

Jouer pour gagner

Évidemment, il convient de se méfier des évidences comme des réponses toutes faites. Surtout lorsque l'on parle d'une image qui n'a pas forcément à voir avec la réalité du travail d'acteur. C'est ce qu'Alex Masson retient de Brad Pitt: «C'est de la pure idée reçue, du moins en ce qui concerne cette idée de nonchalance, qui ne transparaît que par les films les plus connus de Pitt. Alors que sa filmographie comporte bien plus de rôles complexes, des trois Fincher au Stratège en passant par Babel, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, Fury, Cogan ou encore Ad Astra, qui sont à l'opposé de cette idée.»

C'est un trait de sa personnalité: si Pitt n'a jamais eu besoin de jouer la star pour en être une, il a fait en sorte de tester la résistance de son aura aux outrages qu'il s'amusait à lui faire subir. Ainsi, les rôles de jeunes premiers (Et au milieu coule une rivière, Légendes d'automne) occupent finalement la partie congrue, voir la plus oubliable (Rencontre avec Joe Black, Ennemis rapprochés) d'une filmographie plus riche en contre-emploi qu'en emplois.

Kalifornia, Snatch, Fight Club, Burn After Reading, Fury… Pitt s'amuse à prendre son image à contre-sens parce qu'il n'aime rien moins que de «jouer la star», comme il l'a révélé dans ses récentes déclarations concernant le tournage de Troie. On le comprend, tant Achille est finalement le rôle qui ressemble le plus à ce personnage qu'il s'emploie à défier: un guerrier naturellement surpuissant, qui surplombe les autres, nonchalant et détaché des conflits dans lesquels il s'engage. Le (non-)rôle d'une vie en somme.

Difficile en revanche de trouver un vrai contre-emploi chez Tom Cruise, qui a joué justement des Achille pour en devenir un lui-même (voir son rôle phare d'Ethan Hunt, dans Mission: Impossible). Même l'autodérision s'apparente à une prise de pouvoir chez lui, comme lorsqu'il se déguise et maquille pour jouer l'infâme Les Grossman dans Tonnerre sous les Tropiques. Toujours dans le contrôle, surtout dans la disruption.

Lâcher du lest

Pour Alex Masson, c'est essentiellement dans leur rapport au lâcher-prise que les deux acteurs divergent. «On peut le constater jusque dans leurs phases de promo. Cruise n'a pas donné une interview importante depuis des décennies, ou en tout cas rien qui ne soit pas lisse. C'est aussi le cas dans leur rapport à la médiatisation: là où on sait tout ou presque de la vie privée de Pitt, on ne sait rien de Cruise, hormis son rapport à la Scientologie et quelques rumeurs sur son homosexualité

Au fond, Tom Cruise n'a jamais l'air aussi spontané que dans les mains de réalisateurs aussi maniaques que lui (Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut ou Michael Mann dans Collatéral), ou chez ceux qui racontent justement un processus de lâcher-prise dans les creux de leur intrigue (Mission Impossible 4 et 6, Night and Day). De fait, sa prestation la plus évidente restera peut-être celle qu'il livre dans le premier Jack Reacher, réalisé par son pygmalion Christopher McQuarrie.

Bien qu'aux antipodes du personnage tel qu'il fut imaginé par le romancier Lee Child, Reacher est le plus cruisien de tous les héros joués par l'acteur: un quasi-démiurge qui déborde tout le monde par son omniscience, et commente même l'action avant qu'elle ne se déroule. Comme s'il avait atteint un tel degré de contrôle qu'il en avait dépassé l'idée pour expérimenter une forme de lâcher-prise.

Le chemin de la starification n'a rien d'un monolithe d'usine. L'icône est plurielle et se construit sur les histoires qui sont contées à travers elle. C'est pourquoi, à l'heure où tous les réseaux sociaux ont mis le quart d'heure de gloire warholien en disposition libre, Brad Pitt et Tom Cruise nous rappellent qu'une star n'est accessible que par le mythe qu'elle charrie. Cela astreint les deux hommes à la solitude: Pitt parce qu'il ne peut pas faire autrement que de regarder les mortel·les de loin, Cruise parce qu'il continue de tout faire pour.

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