Culture

Spike Lee, l'échec à Cannes et la batte de base-ball

Temps de lecture : 4 min

Le cinéaste n'a toujours pas digéré l'absence de «Do the Right Thing» au palmarès 1989.

Spike Lee dans Do the Right Thing (1989). | Capture d'écran via YouTube
Spike Lee dans Do the Right Thing (1989). | Capture d'écran via YouTube

«Je porterai toujours dans mon cœur cette relation particulière. Peace and Love, Spike Lee.» C'est par ces mots que se termine la déclaration publiée ce mardi 14 janvier, dans laquelle le réalisateur new-yorkais officialise sa nomination à la présidence du 73e Festival de Cannes et en profite pour faire le point sur son parcours cannois.

Celui-ci a démarré en 1986, avec la sélection à la Quinzaine des réalisateurs de Nola Darling n'en fait qu'à sa tête, le premier-long métrage du cinéaste, qui repartit avec le Prix de la jeunesse. Mais c'est réellement avec son incursion cannoise suivante que Spike Lee est entré dans la légende.

Situé dans le quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn, Do the Right Thing s'inspire d'une tragédie parmi tant d'autres: la mort de l'artiste de rue Michael Stewart, jeune homme noir tué par la police en 1986, à l'occasion d'un contrôle censé être une formalité. L'un des personnages du film connaîtra effectivement une fin similaire, ce qui créera un vent de révolte parmi les jeunes gens de son quartier.

Le film se déroule durant la canicule, idée inspirée à Spike Lee par un épisode de la série Alfred Hitchcock présente, dont les protagonistes insistaient sur le fait que de fortes températures favorisent les tensions et alimentent les comportements violents. Les événements filmés dans Do the Right Thing se déroulent le plus souvent aux alentours de la pizzeria tenue par Sal. Danny Aiello, mort en décembre 2019, fut nommé à l'Oscar pour le rôle de ce restaurateur travaillant avec ses deux fils, dont l'un (joué par John Turturro) est ouvertement raciste alors que la quasi-totalité de la clientèle de Sal est noire.

Au sein de la galerie de personnages qui fréquentent la pizzeria ou y travaille, il a aussi Mookie, livreur de pizzas un peu tire-au-flanc interprété par Spike Lee lui-même. Do the Right Thing aurait pu se contenter d'être un film choral, aussi nerveux que joyeux, mais c'est sans compter l'irréversible escalade de violence qui se déploiera dans le dernier acte, faute d'apaisement possible.

Une compétition de haut vol

En 1989, Spike Lee apprend que Do the Right Thing concourra pour la Palme d'or qui sera décernée le 23 mai. Parmi les autres films sur lesquels statueront le président Wim Wenders et son jury, on compte Trop belle pour toi de Bertrand Blier, Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore, Mystery Train de Jim Jarmusch, Monsieur Hire de Patrice Leconte, Le Temps des Gitans d'Emir Kusturica, et deux premiers longs-métrages: Sweetie, d'une réalisatrice australienne nommée Jane Campion, et Sexe, mensonges et vidéo, signé par le jeune Américain Steven Soderbergh.

C'est ce dernier qui reçoit finalement la Palme d'or, ainsi que le prix d'interprétation masculine pour James Spader. Un cumul désormais interdit par le règlement du festival, sauf dérogation exceptionnelle. Rien pour Campion, ni pour Jarmusch, ni pour Leconte... ni pour Lee, qui semblait pourtant persuadé que son film allait tout simplement être palmé.

Peu après la remise de la Palme à Soderbergh, Spike Lee affirma que la récompense suprême lui avait été «volée», comme le rappelle le Hollywood Reporter. Le responsable? Wim Wenders. Lee en demeure persuadé aujourd'hui encore, et sa colère est toujours palpable. Ainsi expliquait-il en 2018 au site américain: «Avec Steven [Soderbergh], on est toujours en bons termes. On l'a toujours été. Mais tout cela a été commandité par Wim Wenders, qui a affirmé que Mookie n'était pas assez héroïque.»

D'après le journaliste Alex Patterson, qui lui a consacré un ouvrage en 1992, Spike Lee a même fait graver le nom de Wenders sur sa batte de base-ball fétiche. Gravée ou non, la fameuse batte est en tout cas entrée dans la légende, et continue d'ailleurs de suivre le cinéaste. Dans son livre Spike Lee – American Urban Story, publié en 2015, l'auteur Karim Madani évoque d'ailleurs l'objet à deux reprises. On y trouve notamment cette citation du producteur Bob Weinstein (frère de vous-savez-qui):

«J'avais dans mon bureau ce petit gars qui avait menacé Wim Wenders avec une batte de base-ball, se rappelle le producteur Bob Weinstein, alors que Spike était pressenti pour une adaptation de la comédie Rent, en 2001, que la Miramax devait produire. Il ne manquait pas d'air, nous a mis, à mon frère Harvey et moi, un coup de pression pour une avance colossale. On lui avait expliqué que nous aussi, on en avait, des battes de base-ball! On est des gars des blocks aussi! La grande gueule de ce réalisateur est proportionnelle à son talent. C'est un innovateur, un visionnaire. Dans chaque film, passez-moi cette expression, il pose ses couilles sur la table.»

Juste une mauvaise année

La journaliste du Hollywood Reporter Tatiana Siegel a tenu à interroger Wim Wenders pour connaître sa version des faits. Celui-ci nie bien évidemment avoir manœuvré en défaveur de Do the Right Thing: «Il a dit qu'il comptait m'attendre dans une allée avec une batte de base-ball. En fait, il aurait dû attendre tout le jury, puisque ce n'était pas ma décision. Le film n'avait juste pas le soutien du jury. Ce n'est pas un mauvais film; il a juste eu la malchance de faire partie d'une année exceptionnelle.»

Pour la petite histoire, le réalisateur allemand évoque ensuite Sexe, mensonges et vidéo, Pluie noire de Shohei Imamura, et Un ange à ma table, film de Jane Campion réalisé en 1990, qu'il confond en fait avec Sweetie. «J'ai passé des nuits sans pouvoir dormir, raconte Wenders à propos de son statut du président du jury. Je regrette que Spike l'ait pris aussi personnellement.»

Lee ne semble en tout cas nourrir aucun grief à l'encontre du Festival de Cannes lui-même. Il y est d'ailleurs revenu à maintes reprises, comme il le rappelle dans le communiqué publié ce mardi: «Pour ceux qui tiennent les comptes, cela fait sept “Spike joints” à avoir été sélectionnés». «A Spike Lee Joint»: c'est ainsi que le réalisateur est crédité sur la majorité de ses films, en lieu et place du «un film de» habituel.

Le Grand prix décerné en 2018 par le jury de Cate Blanchett à son BlacKkKlansman a sans doute achevé de réconcilier Lee avec le festival, et c'est peut-être même ce prix qui l'aura convaincu d'accepter d'enrôler le costume de président du jury 2020. «Je suis honoré d'être la première personne de la diaspora africaine (États-Unis) à assurer la présidence du jury de Cannes et d'un grand festival», peut-on lire dans le communiqué. Aucun film signé Wim Wenders ne devrait figurer en compétition.

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