Dix-sept nouveaux longs-métrages sur les écrans français ce mercredi 15 janvier, c'est à la fois la norme et une aberration. Parmi elles, le tout-venant de films d'horreur, de comédies bien de chez nous, possiblement de précieuses propositions perdues dans cette jungle que cache le baobab spectaculaire et parfaitement sans intérêt 1917, transposition high-tech d'un jeu vidéo dans un décor entièrement faux de la guerre de 1914 exhibant ses exploits techniques comme un culturiste fait rouler ses muscles à une compétition de Mr Univers.
Et puis trois pépites, qui pour n'avoir pas, ensemble, le centième du budget promotionnel du précédent, n'en méritent pas moins chacune cent fois plus d'attention. Un conte réaliste français, un poème chinois en trois strophes, un documentaire suisse en Palestine témoignent, dans trois directions complètement différentes, de la vitalité et du renouvellement de cet art qui est aussi un moyen d'expression dont celles et ceux qui ne l'aiment pas envisagent, comme depuis cent-vingt ans, d'écrire la nécrologie: le cinéma.
Il ne sera pas question ici de chefs-d'œuvre, simplement de manifestations singulières des innombrables possibilités d'attention au monde, aux êtres vivants, aux histoires et aux sentiments.
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«Douze Mille», économie érotique
Ils s'aiment avec beaucoup d'effusion, mais la situation est compliquée. Il a perdu son travail. On peut prendre comme un ressort de fable l'affirmation sur laquelle repose la dynamique du film: Franck doit gagner autant que Maroussia pour que leur couple continue de s'épanouir –soit, en un an et en euros, la somme mentionnée par le titre –on n'est pas au CAC40.
On peut aussi prêter attention à cette mise en écho des enjeux affectifs, et érotiques, et des conditions matérielles d'existence. Cela nous éloignera un peu du crétinisme romcom, mais tout le monde sent bien à quel point, d'une façon ou d'une autre, cela touche juste.
Nadège Trebal ne perd pas une seconde à justifier ce point de départ plus ou moins fictionnel (je t'aime mais notre amour ne durera que si je gagne autant que toi), elle lâche ça comme un renard dans le poulailler des bons sentiments et des contes de fées débiles, et elle fonce.
Fonce, bosse, fait l'amour et fait la tête et fait la fête. Mais si elle est en quelque sorte le personnage central du film, en étant à la fois la scénariste, la réalisatrice et l'excellente actrice principale, elle n'en est pas l'héroïne.
Le héros, c'est Franck. Franck est parti par les routes et les embûches de la France néolibérale contemporaine conquérir cette toison d'or qui n'a pourtant rien d'un pactole. Il va falloir inventer, se battre, danser, voler, trouver des alliés, qui seront surtout des alliées.
Et là, Douze Mille explose le symétrique du sentimentalisme à l'eau de rose qui plombe un bon tiers de la production de fiction mondiale, à savoir le misérabilisme sûr de lui et accusateur du «cinéma social à la française».
Loin des typages convenus, la réalisatrice déploie avec son premier long-métrage de fiction un enthousiasmant jeu de l'oie, où chaque case est l'occasion d'une émotion, d'une sensation, d'une expérience tour à tour comique, musicale, violente, sensuelle, incisive, fantastique.
Les Amazones du port, danseuses cambrioleuses et rebelles (au centre, Liv Henneguier). | via Shellac
Ensemble, ces facettes composent un récit dont l'argument à la fois concret et troublant, l'argent et l'amour l'un et l'autre considérés de manière très physique, sont loin d'être seulement un ressort dramatique réinventés, mais questionnent au plus juste la nature des rapports entre ces sœurs et frères humains qui avec nous vivez.
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«Trois aventures de Brooke», dans les miroirs du romanesque
Autre premier long-métrage d'une jeune femme, Trois aventures de Brooke est menacé de disparaître sous la formule qu'on lui accole –que le film est une variante asiatique et féminine du cinéma d'Éric Rohmer. Non que le rapprochement soit inexact, il est même aussi évident que d'ailleurs tout à l'honneur de Yuan Qing. Mais il ne rend pas justice à la singularité et à la justesse du jeu avec les histoires et les sensations qu'elle propose.
Elle a crevé, la pauvre Brooke. Jeune Chinoise en visite touristique en Malaisie, qu'elle parcourt à vélo, la voilà au milieu d'un par ailleurs sublime paysage de rizière, avec un pneu à plat. Elle va même crever trois fois, au même endroit, et au même moment. Chaque fois, cet incident sera le point de départ d'un récit.
Le mot «aventure» dans le titre renvoie bien sûr aux tribulations de Rainette et Mirabelle, mais en fait d'aventures il s'agit plutôt de rencontres, de moments, de découvertes de lieux, de rythmes, et d'idées de la vie.
Rien de mièvre ni de décoratif dans ces compositions où il est entendu qu'il n'y aura ni outrance ni violence: par petites touches, qui recourent à l'occasion au graphisme, ou au rêve, la cinéaste explore de multiples facettes très bien définies des comportements humains, sans jamais avoir besoin de les dramatiser à outrance.
Dans le cristal très pur du cinéma de Yuan Qing, une irisation de possibles pour Brooke (Xu Fang-yi) et une de ses rencontres (Ribbon). | via Les Acacias
Pour un spectateur occidental, le caractère à la fois indéniablement asiatique des personnages, des habitats et des paysages, des mœurs et des rituels, est remis en jeu et stimulé par l'écart entre l'héroïne (Xu Fang-yi, remarquable de présence gracieuse et réactive) et ceux chez qui elle se trouve.
Ces Malaisiens de la campagne sont des étrangers pour cette jeune femme de Pékin –sans parler évidemment du Français (Pascal Greggory, parfait comme toujours). Et le cosmopolitisme culturel, linguistique et religieux qui caractérise la population malaisienne démultiplie cette impression que les codes sont en permanence à redéfinir, fût-ce en douceur. Comme si l'idée même d'étrangeté était diffractée en un nombre illimité de facettes dont aucune ne s'impose.
Gracieux, rêveur, souvent allègre, Trois Aventures de Brooke n'est sûrement pas une bluette décorative et orientalisante. C'est au contraire, avec une très grande finesse de touche et un sourire élégant, une manière de mobiliser les possibles approches des rapports au temps, aux autres, à la nécessité et à la contingence des événements de l'existence.
«L'Apollon de Gaza», la trace d'un dieu
Une antique statue de la divinité a été trouvée à Gaza. Enfin… disons plutôt: de nombreuses personnes affirment que ce bronze est apparu dans l'enclave palestinienne.
Voilà qui est certain. Où? Quand? Par qui? Où se trouve-t-elle? Que conviendrait-il d'en faire? Autant de questions qui circulent au long de cette enquête menée avec une précision aussi implacable que non dépourvue d'humour du documentariste suisse Nicolas Wadimoff.
Sur la piste du dieu, auquel sont prêtés en voix off des commentaires qu'on dira à bon droit sibyllins, apparaissent ainsi une multitude de personnages impressionnants, truculents, inquiétants, comiques ou émouvants.
Il y aura le pêcheur qui aurait sorti la statue des flots et le moine archéologue qui a dédié sa vie à l'étude des antiquités de la région, le faussaire qui déclare fausse la chose qu'il n'a pas vue et l'employé du musée qui a risqué sa vie pour que les traces de la gloire antique de sa cité ne disparaisse pas avec le reste sous les bombardements israéliens.
Il y aura les politiciens, les intermédiaires, les officiels, les hommes d'affaires –sans oublier la présence, hors-champ mais tout près, de la branche militaire du Hamas.
Si, à Gaza, la guerre n'est jamais loin, fleurissent aussi la cupidité de beaucoup, la naïveté comme la roublardise, mais aussi le besoin d'histoires, d'imaginaires. Tout ce qu'éveille une statue qui aujourd'hui n'existe que sur des images (mais qui croit les images?) et dans des récits (mais qui fait confiance aux récits?).
Le dieu n'existe aujourd'hui que comme image sur un écran, sur cet étrange fond orné de... schtroumpfs. | via Mission
À propos de «leur» Apollon, les Gazaoui·es ont mille hypothèses, mille certitudes. Et on perçoit très bien comme ce fonctionnement participe des réactions de survie d'une population martyre, assujettie depuis si longtemps à l'impitoyable blocus, à l'oppression et aux destructions.
Mais suivre la piste du dieu antique permet aussi de rendre visible combien la réduction de Gaza à la seule image de son bien réel malheur est réducteur –et une autre façon de déshumaniser ses habitant·es.
Au détour de l'enquête, il se révèle ainsi que ce territoire a été prospère et rayonnant… il y a très longtemps, plus ou moins à l'époque à laquelle a été fondue la fameuse statue.
Aujourd'hui même, la piste d'Apollon mène la caméra dans des lieux différents de ceux habituellement montrés par les médias. Le dieu et la caméra aident ensemble à construire une image plus diverse et plus nuancée de l'endroit et de la population qui y vit.
Le film est un judicieux apport à l'histoire contemporaine. | via Mission
Il n'y a pas que les Palestiniens, évidemment. Il y a l'arrogance de la conservatrice du musée des antiquités de Jérusalem sûre du bon droit de ses ressources technologiques et de ses moyens financiers. Il y a cet architecte suisse, métaphore vivante d'ONG occidentales débarquant en brandissant budgets et expertise, et ne montrant guère d'attention aux réalités et aux attentes.
Suivant pas à pas les traces, réelles et imaginaires du dieu, Wadimoff recueille une extraordinaire traînée de rêves, de mensonges, d'espoirs, de jeux de masques où, au sein d'une réalité très concrète et très dure, chacun projette sa vérité.
Accueillant toutes ces dimensions instables mais si prégnantes, le film devient vertigineux. Il est pourtant une rigoureuse «mise en intrigue», comme disait Paul Veyne, pour définir cette pratique historienne qu'il a si bien servie. Puisqu'au bout de toutes ces histoires et de toute cette mythologie, il y avait en effet un judicieux apport à l'histoire contemporaine.
Douze Mille
de Nadège Trebal, avec Arieh Worthalter, Nadège Trebal, Liv Henneguier, Florence Thomassin, Françoise Lebrun.
Durée: 1h51.
Sortie: 15 janvier 2020
Trois aventures de Brooke
de Yuan Qing, avec Xu Fang-yi, Ribbon, Pascal Greggory, Kam Kia Kee.
Durée: 1h40.
Sortie le 15 janvier 2020
L'Apollon de Gaza
de Nicolas Wadimoff, avec Bruno Todeschini.
Durée: 1h18.
Sortie le 15 janvier 2020