Daniel, 47 ans, cadre dans une entreprise basée dans le nord de la France, a longtemps manqué de temps. Le travail, la vie de famille, les contraintes du quotidien («les bouchons, notamment»)... Le rythme était si intense qu'il n'arrivait plus à trouver un moment pour s'adonner à ses activités personnelles.
Parmi elles, le jogging, une véritable passion à l'entendre. Il l'a longuement pratiqué en club avant de devoir ranger ses baskets au placard, faute de créneau pour s'entraîner. Mais le repos, chez Daniel, ne dure qu'un temps. Après avoir tergiversé quelques mois dans son fauteuil, un changement s'imposait. L'hiver venu, il s'est décidé à enfiler runnings, lampe frontale et veste fluorescente.
C'était il y a un peu plus d'un an, et c'était la première fois qu'il courait de nuit: «Hormis pour un trail, mais là, tout était organisé pour», nuance-t-il. Depuis, ce grand gaillard dit avoir retrouvé le goût de la course, cette connexion avec la nature, nettement plus forte une fois la nuit tombée, quand les voitures cessent leur vacarme. «Le fait d'être seul rend l'atmosphère étrange et c'est assez immersif, décrit-il. En plus, je vois plein de bénéfices à ça: des températures plus fraîches, la possibilité de se libérer du stress de la journée, etc.»
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Écouter le son de la nuit
Daniel n'est évidemment pas le seul dans ce cas. À défaut de véritables études sur le sujet, et même si on est loin d'un phénomène de masse, il suffit d'aller faire une balade nocturne aux abords de n'importe quel parc de grande ville française pour le constater: de plus en plus de coureurs et coureuses semblent s'adonner à leur activité physique après le crépuscule.
C'est l'une des conséquences directes d'un mode de vie effréné selon Aziz Essadek, docteur en psychologie du sport: «On vit une époque où l'on ne peut plus faire autrement. Le rythme est tel, l'emploi du temps est tellement serré, notamment chez les cadres, que ceux qui veulent courir sont obligés d'aller faire leur exercice de nuit.» L'explication paraît logique, presque séduisante, surtout quand on sait que 82% des Français·es aspirent à ralentir leur rythme de vie.
D'autres motivations apparaissent. «Au-delà de l'emploi du temps, poursuit-il, il y a aussi une volonté de courir dans un environnement plus sain et plus calme. C'est sûr que l'on se sentira mieux à 21 heures qu'à 17 heures, au moment où l'air est pollué par des bouchons s'accumulant sur plusieurs dizaines de kilomètres. C'est sûr aussi que l'ambiance sera nettement plus détendue, presque apaisante, une fois le soir venu. Ce qui, forcément, renforce la sensation de confort physique.»
«Quand la saison des marathons bat son plein, les coureurs entraînés dans le noir vont plus vite que prévu.»
Les performances physiques également? Là, le débat existe. Tandis que certains sites prétendent que notre vigilance et nos capacités sensitivo-motrices sont à leur maximum jusque 20 heures, une étude menée par l'Université de Londres affirme qu'un groupe de marathonien·nes court généralement une minute plus vite sur un parcours de 10 kilomètres la nuit que le jour.
Dans une interview à Chatelaine, le fondateur du magasin Running Room, John Stanton, va dans le même sens: «Lorsque vous courez la nuit, vous êtes moins distrait et plus attentif au rythme et au timing de votre corps. Au printemps, quand la saison des marathons bat son plein, les coureurs qui se sont entraînés dans le noir sont toujours ravis de voir qu'ils vont plus vite que prévu.»
Daniel en semble déjà convaincu: «C'est étrange à dire, mais j'ai l'impression d'aller plus vite lorsqu'il fait noir. Peut-être que c'est lié au manque de visibilité. Peut-être que c'est parce qu'il y a moins de distractions qu'en journée. Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que je me sens davantage concentré.» Ce n'est sans doute pas pour rien que des sportifs professionnels de la trempe de Kilian Jornet et Jared Campbell confessent volontiers leur intérêt pour les sorties à la frontale.
Intéressants, ces arguments ne doivent pas pour autant éloigner de l'essentiel: courir la nuit, c'est surtout rechercher un peu de tranquillité. C'est du moins ce qu'avance Benoît, célibataire et actuellement en reconversion professionnelle: «Ces derniers temps, je pourrais très bien aller me défouler la journée, mais la nuit, c'est le meilleur moment pour s'isoler des stimuli extérieurs. C'est un moment où tu te reconnectes avec toi-même. Entre 21 heures et 23 heures, tout est très calme dans les rues, c'est hyper immersif. Alors, oui, ce n'est pas facile de se motiver à y aller, mais c'est tellement bon, en hiver, d'être seul et de voir la fumée de sa respiration.»
Connexion avec la nature
Marie, 28 ans, est elle aussi une adepte de la course nocturne. D'une, parce que son quotidien, partagé entre Lille et Paris, ne lui permet pas d'aller faire son footing en journée. De deux, parce qu'au fond, elle apprécie ça.
«Le plus dur, finalement, c'est la phase de transition, quand je rentre chez moi et que je dois éviter l'appel du canapé, plaisante-t-elle. L'idée, c'est donc de changer de tenue illico et de filer s'entraîner.» Pour cela, Marie dit s'équiper avec précaution. Un peu à l'image de ce que préconisent tous les articles sur le sujet: elle porte un haut de couleur vive, enfile sa lampe frontale, évite la musique pour favoriser sa concentration et parcourt des sentiers qu'elle connaît déjà bien. «Pour éviter les chevilles qui se tordent», précise-t-elle.
Ne craint-elle pas pour sa sécurité lorsqu'elle s'aventure seule dans les entrailles de la citadelle de Lille ou dans les rues de la capitale? Sa réponse fuse: «Inconsciemment ou non, j'essaye toujours d'être accompagnée d'un ou d'une amie. En revanche, je ne sais pas si c'est par crainte ou simplement pour le plaisir de courir avec un proche.»
De son côté, Daniel dit connaître un gars qui s'est fait agresser par trois hommes. L'ami en question aurait été contraint de donner sa montre connectée et son portable... Mais cette histoire ne semble pas inquiéter Daniel plus que ça. Après tout, «le danger est partout», comme il dit. Et d'ajouter: «Pour moi, le plus chiant, c'est finalement de réussir à m'endormir une fois la séance terminée.»
Benoît, lui, avoue ne pas être confronté à ce problème. Peut-être parce qu'il court au moins une fois tous les deux jours. Le soir en semaine, le matin le week-end. Peut-être parce qu'il est moins âgé (29 ans). Peut-être aussi, comme il le confesse volontiers, parce qu'il mène un train de vie peu stressant.
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À ces différentes interrogations, Aziz Essadek sait répondre: «Sur le papier, c'est évident que courir le soir rend le sommeil plus difficile. De même que courir au réveil favorise l'éveil. Sauf que tout cela reste très subjectif. Certains ferment les yeux et s'endorment pendant que d'autres tournent dans leur lit plusieurs minutes. L'important, finalement, c'est de bien connaître son corps et de trouver son rythme. À partir de ce moment-là, tout est possible.»